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Agathe Bordeaux

mardi 9 mars 2021

Enluminures - Livre I, La Cité des Scients

Chapitre 2

Avertissements de contenu

Agonie due à un empoisonnement : description graphique

Situation familiale : l'accompagnement d'un parent en souffrance (physique et mentale)

Thématique du suicide : évocation

Maltraitance médicale : évocation

De l'invention appliquée aux sciences


Lorsqu’ils exigeront de vous des réponses faciles, vous les leur refuserez.

Lorsque vos calculs ébrécheront leurs croyances, vous vous acharnerez.

Et lorsque la mort fauchera votre quête de savoir,

un autre relèvera le flambeau que vous aurez laissé tomber

pour brûler les ténèbres qui ravagent le monde.

Albert Ockam, Discours aux aspirants maîtreurs

D urant les petites heures qui précèdent le jour, un calme étrange monta avec la brume et s’empara de la colline du manoir. Héro ne dormait pas. Pelotonnée sur les marches de l'escalier de service, elle regardait le saule frémir dans la nuit bleue.

Les déclarations de sa mère la hantaient encore. La jeune femme sentait confusément que quelque chose s’apprêtait à prendre fin, mais refusait d’explorer cette sensation plus avant. Elle avait donc quitté son lit dans l’espoir de cueillir dans l’air nocturne un brin de quiétude.

L’aube soufflait lentement la scintillation colorée des étoiles, et comme chaque jour, cette extinction annonça la levée du couvre-flamme. De petites lumières étincelèrent dans le lointain : la journée commençait dans les maisons d’Astrée.

Une porte grinça derrière elle.

— On se fait matinale ?

La jeune femme se retourna à moitié pour grimacer un sourire à Léontin, debout sur le palier.

— Je ne savais pas que la perspective d'une succession de séminaires t’enthousiasmait à ce point…

L’ironie du vieux médecin ne prenait jamais de congés. Héro n’était plus vraiment une inconditionnelle de l’Académie — du moins depuis son mémorable accrochage avec Maîtreur Bergevin, président de l’ordre des délusionnistes — mais en vérité, ces jours-ci, elle aurait tout accepté pour échapper à l’angoisse qui rôdait dans les coursives étroites du manoir. Ses études auraient peut-être le mérite rare de la distraire.

— Les amphithéâtres grincent moins que ta vieille ruine. Qui sait si je ne pourrais pas finir ma nuit ?

Léontin fit la moue et Héro en profita pour replonger dans le ciel aux étoiles pâlies.

— Astronomie aujourd’hui ? s’enquit le délusionniste. Tu t’échauffes ?

Héro poussa un grognement :

— Si seulement. Deux séminaires, mais rien en physique stellaire.

— Vous en parlerez peut-être quand même. Le maraîcher de ce matin me dit qu’un nouvel obscurcissement a eu lieu cette nuit.

La nouvelle acheva de réveiller la jeune femme.

— Encore ? Quelle étoile ?

Elle résista à l’envie de fouiller le ciel du regard. À l’œil nu, c’était absurde.

Léontin eut un geste d’impuissance.

— Je n’ai pas fait attention.

— Tu n’as… Quoi ?!

Quelque part au fond de l'astréenne, des gènes d’astronome s’étouffaient.

— Ça va, tu as vu l’heure ?

Héro prit le temps d’inspirer calmement par le nez.

— Le dernier obscurcissement en date concernait Hélix la triple, réfléchit-elle, et si le phénomène suit véritablement une progression locale, comme Maîtreuse Dorika l’a théorisé, alors je parierais sur…

— C’est la perspective de ton petit-déjeuner qui va s’éclipser, si tu ne te presses pas.

Héro jura dans un sourire, et accepta la main que le vieux lui tendait.

— À table ? proposa-t-elle, tandis qu’il la relevait.

Pour toute réponse, Léontin s’effaça sur le seuil et Héro profita de sa courtoisie.

— Son ingratitude n’avait d’égale que son impertinence, murmura-t-il à son passage.

La jeune femme lui adressa son regard le plus contrit et il rit en rabattant la porte sur l’aurore à venir.

La cuisine fleurait l’infusion et le feu de bois. Héro emplit deux tasses fumantes et s’installa à la table, tandis que Léontin déplaçait les nombreux vases qui coloraient la pièce :

— Y a tant de verdure dans la baraque qu’il faudra bientôt déménager au jardin !

— Papa et maman dorment encore ? éluda-t-elle.

Le vieux s’assit, l’air digne, et lui jeta un regard sévère par-dessus un bouquet un peu plus envahissant que les autres :

— Et j’espère bien que cela durera quelques heures de plus ! Toi partie pour l’Académie, je pourrais peut-être enfin profiter de mon domicile.

Héro sortit les griffes et brandit sa tasse.

— Tu devrais songer à infuser des carottes. J’ai le sentiment que ton amabilité se lève de plus en plus tard !

Léontin voulut trinquer avec sa pupille, ne parvint qu’à s’emmêler dans les végétaux qui débordaient le long de son épaule. Il reposa sa tasse avec un soupir.

Sourit.

— Quoi qu’en disent ces débris d’encyclopédistes, ma chère, ta verve n’a pas de prix.

Héro rougit avant de plonger dans son infusion. Les volutes douces-amères dissolvaient lentement la cuisine, mais le temps filait toujours, aussi dut-elle bientôt fausser compagnie au vieux. Elle s’engouffra dans le grand hall vert et grimpa discrètement dans les étages. Quelques coursives de chêne roux plus tard, elle poussait la porte de sa chambre : un joyeux désordre l’accueillit. Dans la lumière de l’aube encore grise se dessinaient les profils de robes de velours colorées, avachies sur les fauteuils qui parsemaient la pièce. Des parchemins griffonnés avaient fait leur nid çà et là et Galeio, le chat du manoir, étirait les rayures de sa fourrure voluptueuse sur le tapis à boucles jaunes.

— On profite de mes absences pour reconquérir sa maison ? Toujours de mèche avec ton maîtreur !

L’animal ne sembla pas s’offusquer outre mesure et se contenta de bâiller de toutes ses petites dents pointues.

Héro lui grattouilla le ventre avant de se tourner vers sa garde-robe. Elle en exhuma des bas de laine, un chemisier et une grande jupe d’un rose assombri puis ajusta l’ensemble sur sa longue silhouette. Les remous de ses boucles brunes faisaient désordre, mais ses épingles à chignon devaient nager dans les abysses de sa besace, et le temps lui manquait. En toute hâte, elle enfila ses bottines, s’enroula dans sa cape grise, et s’en fut à grands pas.

Elle jeta un au revoir à Léontin en passant dans le hall puis poussa la lourde porte qui menait à l’extérieur. La cour était littéralement pavée de soleil : l’astre du jour n’était pas encore levé, mais il était représenté par un grand motif serti dans le dallage coloré. L’ensemble reproduisait le système héliocentrique, avec des inexactitudes d’échelle propres à donner la migraine au premier physicien stellaire venu.

Qu’importe. Héro l’aimait quand même.

D’ordinaire sensible aux planètes dessinées à ses pieds, elle ne s’attarda pas et passa en plein sur la représentation d’Altéa la bleue. L’air neuf de cette fin d’été la fit frémir, et elle pressa encore le pas, l’ourlet de sa jupe claquant contre ses bottines.

Sur la route de pierre qui courait vers le Nord et le centre d’Astrée trottinaient déjà quelques carrioles de producteurs auxquelles Héro se joignit. Le paysage bordait la voie comme une aquarelle rousse : à l’Est, la forêt piquetée d’orange laissait s’échapper quelques langues de brume, annonciatrices de l’automne à venir ; à l’Ouest, les champs de céréales égrainaient leurs dorures moribondes sur la plaine.

La muraille intérieure de la cité d’Astrée se rapprochait. Bien plus modeste que l'ouvrage titanesque qui ceignait le territoire de la cité-libre, elle n’en était pas moins impressionnante. Héro apercevait déjà les toits d’ardoises les plus élevés, et la coupole de l’Académie des astronomes qui rutilait dans le matin pâle. La Cathédrale, bastion de l’Inquisiscience, montait à l’assaut du ciel, ses multiples flèches écorchant les nuages.

À la grand-porte s’échouaient les charrettes venues alimenter le marché, mais Héro n’eut aucun mal à se faufiler entre les commerçants et les baudets fatigués. Dans l’enceinte de la cité-libre, des agriculteurs remplissaient les étals et entassaient betteraves et navets dans de grandes cagettes. Quelques gouttes de rosée perlaient encore sur les légumes violacés et faisaient étinceler leur amoncellement fade. La jeune femme les longeait du regard et se prit à plisser les paupières pour flouter les éventaires autour d’elle : les yeux à demi fermés, elle pouvait presque imaginer que les marchands manœuvraient des caisses de cristaux terreux et d’améthystes en géodes. À quoi ressemblaient les marchés des pays alentour ? Verrait-elle un jour des étalages de trésors étranges et inconnus ? Seule la grande fête de l’Invention attisait encore sa curiosité. Son père lui avait confié que la cité-libre avait préservé son autonomie — et sa sanité — à travers le siècle en réduisant ses liens commerciaux. Quelques transactions avec les contrées voisines restaient tolérées pour obtenir des matières premières essentielles à l’artisanat, comme pour le sable des villageois de la côte ou quelques métaux rares, mais ce type de commerce était étroitement contrôlé et ne se pratiquait qu’à l’ombre de la muraille extérieure. Jamais encore un étranger n’avait posé le pied en territoire astréen : c’était à ce prix que la cité se protégeait de la délusion qui ravageait le reste du continent. En conséquence, les marchés d’Astrée ne vendaient que des denrées locales, et pour la jeune femme, qui n’avait jamais eu l’occasion de commander un produit d’importation, cet étalage de banalités n’évoquait plus que les merveilles inconnues qui en étaient absentes.

Héro franchit à grands pas les derniers mètres de la rue des halles, et déboucha sur le parvis de la coupole. Là, s’élevant en un dôme majestueux flanqué de quelques ailes, se dressait le plus vieil édifice de la cité-libre et son cœur véritable : l’Observatoire. Les jardins de l’Académie des astronomes s'étendaient à ses pieds, et le calme impressionnant qui y régnait suffit à confirmer son retard à Héro. Elle commença à courir en évitant les quelques chercheurs qui vaquaient à petits pas pressés dans les allées de gravillons blancs, le nez dans de longs parchemins, ou gravement plongés dans des conversations qu’elle devinait sérieuses— le nom d’Estefar, première lune d’Hélix la triple, flottait dans l’air, et Héro se félicita : l’expansion de l’obscurcissement répondait toujours aux théories de Maîtreuse Dorika ! Le prochain séminaire de physique stellaire lui tardait... Elle secoua la tête, et s’élança au milieu des buis taillés au cordeau.

— Toi, t’es pas en avance !

Un brin railleur, le jardinier en chef lui faisait signe depuis sa guérite. Héro le salua d’une grimace éloquente — sans ralentir — et continua à naviguer entre les arrangements délicats des massifs. Hors d’haleine, elle s’arrêta dans un crissement de gravier devant l’entrée de l’amphithéâtre-sur-jardin. Elle ne pouvait pas se joindre au séminaire dans cet état. Le poing vissé entre les côtes, elle prit un temps pour raisonner les battements désordonnés de son cœur. Les buis alentour déroulaient leurs fractales harmonieuses, insensibles aux efforts frénétiques de ses poumons, et ce fut soudain comme si l’architecture précise de l’Académie faisait peser sur les épaules d’Héro tout le poids de sa réprobation. Elle prit conscience de ses boucles emmêlées, de la poussière sur ses bottines, des gouttes de sueur qui lui mouillaient les tempes… À l’aide de quelques épingles repêchées du fond de sa besace, Héro s’employa à relever ses cheveux en toute hâte. Le séminaire avait commencé, elle entendait la voix étouffée de Maîtreur Luytens :

— « …et ses pattes palmées lui permettent de nager des distances considérables et ainsi d’aller quérir nourriture et matériaux loin de son nid, qu’il construit habituellement sur les berges, dans les roseaux. » Qui peut me dire ce qui ne va pas dans cette définition ?

Héro soupira, et se dépêcha d’ajuster à son col un petit nœud papillon rouge, exhumé in extremis d’une poche. L’encyclopédiste semblait avoir entrepris de lire à voix haute des travaux d'élèves, et soumettait tout le monde à son sens critique proverbial, affûté par de longues — et apparemment fort pénibles — années d’enseignement. L’étudiante grimaça en songeant à sa propre copie. Ces dernières semaines, son exaspération avait grandi jusqu’à atteindre des proportions dangereuses. Elle ne se souvenait pas en détail de son écrit, mais une chose était sûre : il n’avait pas dû être au goût de Maîtreur Luytens. Le moment était venu d’en payer le prix. Héro arracha une ultime bouffée d’air à la sérénité minérale du parc, et entreprit de s’avancer discrètement dans la salle. Fort malheureusement, l’amphithéâtre-sur-jardin s’ouvrait directement sur l’estrade du maîtreur.

— Bien, Mademoiselle Vertbois, félicitait ce dernier, en effet, la concision est essen… Ah ! s’interrompit l’encyclopédiste.

Maîtreur Luytens, debout près de son pupitre, venait de l’apostropher. Dans la salle toute lambrissée de gris, la texture du silence changea subitement : les élèves jetèrent un coup d’œil en direction de la jeune retardataire, avant de détourner précipitamment les yeux. Héro, qui s’attendait à un tel accueil, courba l’échine sans conviction et marmonna une excuse.

— Je vois que Mademoiselle Brintaigu a décidé de se joindre à nous, quoique bien tardivement.

L’encyclopédiste semblait se réjouir secrètement :

— N’allez pas vous enterrer si rapidement au fond de l’amphithéâtre ! Je n’ai pas encore abordé l’épineux sujet de votre copie.

Il extirpa avec délices un parchemin de la pile qui encombrait son bureau — parchemin bien plus court que les autres, remarqua Héro avec appréhension — et esquissa une moue désolée en parcourant du bout des yeux le travail de la jeune femme.

— Assurément, ce n’est pas le sens de la synthèse qui vous manque, se moqua-t-il doucement.

Il lut tout haut, à l’intention de la classe entière :

— « Rouvre : prend en automne toutes les nuances du soleil d’orage. »

Héro sentit avec stupeur un sourire monter à ses lèvres et elle le retint de justesse.

— « Alchémille : poilue comme un ragondin, déperlante comme lui. »

Somme toute, une définition n’aurait pas déplu à sa mère.

— Dites-moi, Mademoiselle, qu’avez-vous donc appris de nos dernières années d’études ? Ou bien, aurais-je omis, durant tant de séminaires, de vous avertir quant aux dangers de l’analogie abusive ?

Maîtreur Luytens marqua une pause, visiblement ravi de son effet. Héro soutint son regard :

— Non, Monsieur.

C’était toute la politesse dont elle était capable.

— Mademoiselle Palleas !

L’agacement d’Héro monta d’un cran. L’encyclopédiste n’interrogeait son amie la plus proche que pour l’humilier davantage. Marysa se leva, ses frisettes blondes dansant dans la lumière, les mains jointes dans le dos de son humble tunique beige. Ses grands yeux bleus, brillants de sollicitude, croisèrent fugitivement ceux d’Héro avant de se poser leur regard serein sur le maîtreur.

— Pourriez-vous, je vous prie, rappeler à notre éternelle absente les usages de l’analogie en science encyclopédique ?

La bonne élève répondit sans hésitation aucune :

— Il me semble que l’analogie est tolérée dans la mesure où elle se cantonne à une comparaison d’espèces proches. C’est souvent elle qui permet d’atteindre la forme de concision la plus élevée.

— Tout ceci est vrai, mais vous ne rendrez guère service à votre amie en défendant son médiocre travail. Détaillez, s’il vous plaît, les défauts des analogies de Mademoiselle Brintaigu.

Marysa quêta du regard l’autorisation d’Héro, qui la lui accorda avec un infime haussement d’épaules.

— Ce sont des analogies interrègnes, fit-elle avec une mauvaise grâce manifeste.

— Vous pouvez vous asseoir, Mademoiselle Palleas, approuva l'encyclopédiste. Quant à vous, gronda-t-il à l’intention d’Héro, toute fausse bonhomie disparue, tâchez de vous installer sans nous faire perdre davantage de temps.

Il tendit sa copie à Héro, qui la récupéra sans mot dire et alla prendre place sur le premier banc disponible. L'oeil sévère du maîtreur la suivait toujours.

— Votre esprit s’entiche clairement davantage de l’esthétique d’une définition que de son contenu, Mademoiselle Brintaigu, développa-t-il, mais l’encyclopédisme n’est pas le lieu de l’originalité. À chaque analogie vous pensez peut-être renouveler le regard que vous portez sur le monde, mais vous ne faites que vous enfoncer furieusement dans la confusion de vos sens. Le monde n’a pas besoin d’être changé en ce qu’il n’est pas pour être digne de votre attention, Mademoiselle. La complexité, la subtilité de la nature éluderont sans doute à jamais ceux qui se confortent dans l’image-éclair, le trait d’esprit brillant, mais superficiel.

Héro, piquée au vif, choisit de bâiller ostensiblement. Le maîtreur interrompit sa diatribe et fronça les sourcils.

— En clair, Mademoiselle, jeta-t-il, soudain aigre, les plantes ne sont ni astres ni rongeurs.

Tandis qu’il reprenait son exposé, en détaillant une nouvelle fois les composantes d’une bonne définition, Héro laissa son regard s’échapper par la fenêtre. Dans le parc tranquille, un oiseau passait.

Gris comme un poisson.


***


— Mademoiselle Brintaigu ! Un instant, je vous prie.

Héro ferma brièvement les yeux, avant de pivoter pour faire face à l'encyclopédiste. Le cours ayant pris fin, elle n’aspirait plus qu’à rejoindre Marysa sur le chemin du séminaire suivant, mais ses exploits lui avaient inévitablement attiré les foudres de maîtreur Luytens, et il venait de l’apostropher, à quelques pas de la porte et de la liberté :

— Je vous écoute.

Le maîtreur la détailla un moment, et Héro nota avec surprise qu’il semblait plus embarrassé qu’agacé.

— Mademoiselle, lâcha-t-il enfin, je remarque que vos travaux sont de plus en plus décousus… Un fait que je trouve des plus préoccupants, compte tenu de… Votre situation familiale.

Abasourdie, Héro le fixa bêtement, et il en profita pour lui tendre une enveloppe cachetée :

— Vous donnerez ceci à votre délusionniste-référent… J'ose espérer qu’il ne s’agit que d’absurdes bravades, mais sachez que si votre travail se dégrade encore, je n’aurais d’autre choix que le signalement. Traitée tôt, la délusion n’est pas une fatalité.

Le choc rendit à Héro sa langue :

— Vous me croyez malade ?

Le maîtreur botta en touche :

— Je ne crois rien, jeune demoiselle. J’observe, je doute et je déduis. Je ne saurais trop vous conseiller de faire de même.


***


— Que voulait Maîtreur Luytens ?

Héro et Marysa avaient quitté avec soulagement l’atmosphère pesante de l’amphithéâtre-sur-jardin et grimpaient les escaliers à colimaçons qui s’élançaient le long de l’Observatoire. Dans l’ossature de la tour s’ouvraient de grandes fenêtres dont la lumière creusait des cratères d’or sur les marches de marbre, et Héro les traversa sans rien répondre.

— Tu aurais pu t’appliquer un peu plus tout de même, la relança soudain Marysa.

Perdue dans ses pensées, Héro tarda à lever le nez pour la dévisager, mais un air amusé flottait dans les yeux de son amie.

— J’ai failli ne rien trouver de positif à souligner dans tes définitions aujourd’hui, faisait-elle mine de râler.

Héro lui renvoya un pâle sourire :

— Je tâcherai de faire pire la prochaine fois. Notre encyclopédiste préféré ne saura bientôt plus dans quelle petite case de son affreux dictionnaire me ranger.

Marysa secoua la tête, à demi découragée.

— Il n’avait pourtant pas tort. Et faire enrager Maîtreur Luytens ne t’apportera pas grand-chose de bon…

— Je me moque éperdument de ses coups de sang, trancha Héro, avec un peu plus de froideur que prévu, mais Marysa, sourcils froncés, venait de plonger en réflexion :

— Tu sais, les « petites cases de son affreux dictionnaire », comme tu dis, ne sont pas vraiment des réductions, au fond… Elles n’ont pas vocation à supplanter la singularité ! Ce sont des fictions qui servent simplement à appréhender le réel avec une certaine économie de moyen…

— Et qui te dit que je désire être appréhendée avec économie ? argua Héro.

Interdite, Marysa garda le silence un instant, avant de ralentir et de s’adosser au mur de pierre, entre deux morceaux de ciel. Héro s’arrêta aussi, redoutant déjà ce qui allait suivre. Après une longue hésitation, son amie de toujours se lança :

— Ma mère m’a dit que l’Ordre des délusionnistes avait déposé une demande de relogement de ta famille. Je suis désolée, ajouta-t-elle après un temps.

Héro ne disait rien et jouait doucement avec les rubans qui fermaient ses manches.

— Si tu… Enfin, je suis là, tu sais ?

— Oui, murmura Héro, les yeux ailleurs.

Marysa l’observa encore un instant, puis lui prit la main et l’entraîna vers les étages :

— Allez, viens ! Moi vivante, tu ne seras pas en retard deux fois dans la même journée !

Héro se laissait conduire, et la tour montait, toujours plus haut, et un vertige léger s’emparait d’elle, lui chavirait la tête, lui tournait le cœur. Marysa ne la lâcha que lorsqu’elles passèrent le seuil de l’amphithéâtre-sur-ciel et Héro la suivit vers l’un des derniers bancs disponibles. Maîtreuse Eromélis se tenait déjà devant le grand tableau noir, silhouette fripée au chignon parfait.

— Prenez place, les enfants, prenez place, chantonnait-elle.

La logicienne se fendit d’un sourire en apercevant les deux jeunes femmes qui se hâtaient de s’installer. Elle ouvrit les bras, rayonnante, et le calme se fit dans l’amphithéâtre :

— L’imagination est-elle une force scientifique ?

L’oratrice attendit un instant, mais personne ne risqua une réponse à ce qui n’était sans doute pas une question.

— Je vois que vous en doutez, et c’est tout naturel. Notre cité-libre a lutté trop longtemps contre les délires de la fiction pour que vous vous autorisiez à en envisager l’utilité. Le propre de l’imagination n’est-il pas, après tout, de transcender continuellement l’étroit carcan du réel ? Or, quel scientifique pourrait se contenter d’imaginer la réponse à une énigme de la nature ?

Troublée, Héro leva la main, et la vénérable logicienne lui céda la parole.

— Pardonnez-moi, Maîtreuse, mais j’ai pourtant aperçu un traité de notre Genium intitulé De l’Invention appliquée aux sciences

L’oratrice acquiesça, les yeux brillants :

— C’est tout à fait exact Mademoiselle Brintaigu. L’avez-vous lu ?

Héro répondit par la négative.

— Sans en connaître le détail toutefois, le titre vous met sur une piste. Quel rapport entre l’invention et l’imagination ?

La jeune femme commençait à regretter son intervention, mais elle ne voulut pas se dérober.

— Eh bien… Il faut sans doute imaginer une nouvelle machine avant de pouvoir la construire…

— C’est très juste !

Héro reconnut l’enthousiasme dans la voix de la maîtreuse et se rencogna sur son banc avec soulagement : rien n’arrêterait plus la logicienne.

— Et vous-même, ne venez-vous pas d’imaginer une hypothèse de réponse ? À moins que vous ne l’ayez déduite ? Quel rôle l’imagination joue-t-elle dans le progrès des sciences ?

La classe écoutait avec une attention renouvelée, et Héro devinait dans le silence de ses camarades cette curiosité coupable qui l’animait elle aussi. Ce n’était pas souvent que les maîtreurs de l’Académie se risquaient à parler de ces sujets. Avec une pointe d’angoisse, Héro se demanda fugitivement si une telle leçon pouvait aggraver son cas, avant de chasser l’idée de ses pensées.

Elle n’était pas malade, et un cours de logique n’avait jamais nui à personne.

— Dans son traité, Albert Ockam suppose que toute avancée scientifique nécessite un pas vers l’encore inconnu, et que ce sont les forces non raisonnables de notre cerveau qui nous confèrent cet élan.

Sans sembler y prendre garde, l’oratrice fit une enjambée aérienne pour descendre de l’estrade. Cette illustration impromptue de la démonstration arracha Héro à sa concentration et elle rata quelques détours de l’argumentation.

— Mais le risque, la faute, serait de soudainement prêter trop de vertus à l’imagination, et de croire à son autonomie.

La maîtreuse s’autorisa un petit rire étouffé.

— Ce qui nous mène à un paradoxe évident : il faut établir les limites de l’usage scientifique de l’imagination, dont la nature première est de transcender les limites ! Selon notre Genium, deux règles sont nécessaires, deux règles qui encadrent l’usage de l’imagination dans le temps, et non dans son extension. La première : ne laisser libre cours à son imagination qu’après avoir employé du mieux possible ses capacités de déduction. La seconde : les hypothèses et les idées forgées par l’imagination doivent impérativement être confrontées au réel. Ce sont l’expérience et la démonstration qui transmutent l’hypothèse en avancée scientifique. L’imagination est donc une énergie brute, un potentiel déroutant, qui force la science à prendre des virages inattendus, mais qui doit rester attelée fermement au soc de votre raison, mes enfants. Rien de bon ne provient jamais de l’imagination débridée, mais celui qui ne sait s’absenter un moment du domaine de la certitude pour tituber dans le champ de la spéculation ne progresse guère. L’imagination est nécessaire, mais non point maîtresse.

La logicienne se tut. Sa démonstration l’avait amenée jusqu’aux pieds des bancs de l’amphithéâtre-sur-ciel. Un étudiant en tunique grisâtre demandait la parole, et Maîtreuse Eromélis la lui offrit d'un sourire. Le jeune homme, Pascal, prit le temps de se lever et, horrifiée, Héro s’aperçut soudain qu’elle avait manqué à cette marque de respect. Elle se tourna vers Marysa, mais cette dernière prenait des notes avec beaucoup de soin et ne lui accorda aucune attention.

— Je croyais, disait Pascal, que l’imagination était la source de toutes les erreurs.

L’oratrice agita sa petite main fripée :

— Allons, ne prêtez pas à cette faculté plus de défauts qu’elle n’en a déjà ! Il est vrai qu’elle produit plus d’idées fausses que de vérités, mais pour la simple raison que les vérités sont rares et les erreurs communes. Prenez les théories de l’obscurcissement ! Il est probable qu’une seule ne puisse être vraie à la fois, tant elles entrent en contradiction les unes avec les autres. Et pourtant, nous voilà ensevelis de suppositions  : peut-être un grand corps céleste inconnu est-il en train de passer entre nous et les constellations en question ? Peut-être les étoiles obscurcies ont-elles temporairement cessé de briller ? Peut-être définitivement ?

Confusément, l’idée vint à Héro que rien dans l’univers ne devait être éternel. Ni les gens, ni les cités, ni les étoiles.

Immensément âgées. Immémoriales.

Et malgré tout, finies…

Elle retint ses pensées au bord de ce gouffre insondable, s’accrocha à la voix de la logicienne :

— Peut-être se sont-elles arrachées à leurs orbites connues pour aller se perdre dans un coin de ciel invisible à l’œil nu ? Peut-être nos instruments nous font-ils tous progressivement défaut ? Peut-être ces lumières lointaines n’avaient-elles pas la même nature que les autres étoiles ? Une foule de suggestions, une multitude d’erreurs, et le modèle le plus juste, caché quelque part au milieu de toutes ces approximations… L’imagination dessert-elle nos astronomes ? Est-elle cause de nos errances  ? Ah, mais c’est vous qui vous trompez, vous tout entier et non telle ou telle partie de vos facultés ! C’est toujours le scient qui se laisse séduire par une idée et la tient pour vraie avant même d’avoir trouvé le moyen de la prouver. Une idée, mes enfants, c’est tout, et en même temps ce n’est rien ! La grande erreur, le danger véritable est de préférer une idée au réel. C’est ainsi qu’émergent les croyances. N’oubliez jamais que votre attachement pour une idée ne peut suffire à la rendre vraie. Et si cela peut vous conforter dans cette perspective, soyez convaincus dès à présent qu’en science il n’est jamais question de vérités, mais bien d’approximations de plus en plus fines.

Héro écoutait, et petit à petit le cours de la logicienne s’immisçait dans l’antre de ses pensées les plus noires, où se tenaient sa mère et son avenir, cet espace sombre dans lequel les émotions même périssaient. Insidieusement s’allumait dans le réduit de sa vie une braise, un doute à faire prendre flamme. Et si, et si vraiment l’issue était là, la règle, la possibilité, la méthode pour tout sauver, pour enseigner à Desdémone l’art de vivre malgré la délusion ? Une frénésie nouvelle s’empara d’elle, et le reste de la journée se fondit dans une brume indistincte de botanique et d’arithmétique.

Lorsque le dernier cours prit fin, elle embrassa Marysa, attrapa ses affaires et dévala les escaliers dont le marbre lui évoquait déjà les statues de feuillages du parc. Sa jupe rose battait follement derrière elle, comme l’aile d’un oiseau trop longtemps prisonnier, et son cœur la portait en avant, et la place et la route et la rue filaient sous ses pieds. Chaque foulée accroissait son élan, et le vent de sa course attisait ses pensées : peut-être — non, sans doute — l’imagination n’était plus à combattre ni à tolérer, mais à apprivoiser ! Et certainement, Léontin saurait, trouverait le moyen de changer cette théorie en guérison.

Mais tandis qu’elle gagnait le manoir et que l’essoufflement la rattrapait, son euphorie fut lentement mouchée.

Se pouvait-il vraiment que Léontin, ce cher vieux délusionniste, n’ait pas même approché une solution de cette nature ? Quelle révolution Héro pouvait-elle bien apporter, du haut de ses dix-sept années d’existence ?

Alors, contre la colonne de pierre qui soutenait le battant immense du portail de fer, tandis qu’elle accordait à ses poumons la grâce qu’ils imploraient, Héro comprit enfin l’usage véritable qu’elle pouvait faire du traité du Genium.

Rassérénée, elle passa les planètes qui pavaient la cour, redressa le nœud rouge qui ornait son col, libéra ses boucles brunes qui roulèrent sur ses épaules et entra dans le manoir.

Personne ne se trouvait dans la cuisine, le jardin ou les salons, et Héro se lançait dans les étages à la recherche de sa mère et de Léontin quand un pincement du côté de son cœur lui rappela qu’elle n’avait pas pris de temps pour son père aujourd’hui. L’inventeur devait encore travailler d’arrache-pied dans son atelier, aussi la jeune femme changea-t-elle de cap pour filer en direction de l’aile consacrée aux machines saugrenues de Johannes Brintaigu.

Les arcades de la coursive béaient : leurs volets, ligotés au mur par des décennies de lierre, laissaient entrer par nuées la poussière du soleil. Ces galaxies miniatures tournaient au ralenti dans l’air réchauffé de la fin du jour, et il sembla soudain à Héro que le temps s’allongeait le long du corridor et figeait peu à peu la force qui l’habitait. Ce sentiment fugace d’une pesanteur qui s’installait dans le manoir s’accrut encore lorsque la jeune femme, arrivée devant la porte de bois massif, nota qu’aucun bruit ne filtrait de l’atelier. Elle poussa avec peut-être plus de peine que d’ordinaire le lourd battant de chêne et, déterminée à combattre cette étrange inertie, s’avança dans la pièce. Rien ne cliquetait, pas un rouage ne faisait grincer sa mâchoire de métal, nulle palpitation n’animait les boîtiers à ressort. Dans l’atelier où les machines s’amusaient d’ordinaire à reprendre les mouvements de la vie, tout semblait déjà mort. Et, dos à la porte, voûté, vieilli, se tenait son père. Le salut d’Héro n’osa pas franchir le seuil. Johannes se retourna lentement et, dans la salle aux inventions, quelque chose se brisa. Il ne pleurait pas, il ne fit presque rien, mais une détresse atroce se lisait dans ses yeux, une horreur muette qu’il ne savait lui dire.


***


Le soir était tombé dans la chambre de Desdémone Brintaigu. Un vent rapide soulevait le baldaquin avec des gonflements de voiles en partance, et Héro et son père peinèrent à refermer la porte derrière eux. C’était comme si le manoir tout entier était entré dans une forme de résistance sourde, de lutte perpétuelle contre le changement d’état. L’air eut un grondement lugubre qui prit fin lorsque le battant rencontra la clenche et, dans le silence qui enfla subitement, Héro entendit les gémissements pour la première fois. C’était de lents souffles rauques, lancinants et coléreux, le râle d'une chose tapie entre les draps. Un tremblement léger s’empara des mains de la jeune femme, et elle les serra contre le velours de son ventre. Au bord du lit, comme perché au-dessus d’un abîme agité, se tenait Léontin, naufragé au milieu du désordre de bassines, de chiffes et de compresses qui hantait le plancher à ses pieds.

Johannes Brintaigu saisit l’épaule d’Héro, mais elle se dégagea doucement et s’avança tout contre le baldaquin. Léontin et elle veillèrent un moment ainsi, face à face, chacun d’un côté de la houle blanche qui emportait le temps, puis Héro attrapa une main blafarde qui rampait sur les draps et la serra, la serra pour l’empêcher de courir, et interrogea enfin le vieux délusionniste du regard.

— Ce sont les fleurs, gronda Léontin, la mâchoire raide. J’aurais dû le savoir, j’aurais dû deviner.

Héro ne dit rien.

En marge du monde, elle endiguait le réel.

Rompait lentement.

— Je n’étais pas là… Ta mère avait réclamé le chat alors je suis parti chercher cette foutue bestiole et puis quand je suis revenu…

Léontin s’interrompit, et les yeux d’Héro accrochèrent follement une mèche brune échouée au bas de l’oreiller, et l’escaladèrent pour se noyer dans une masse de boucles sombres étalées sur la taie pâle… Au cœur de cette obscure auréole gisait le visage altéré de Desdémone, vivante opale dans la moiteur de ses cheveux en bataille. La vision d’Héro se brouilla, et elle ne vit plus rien que la mousse légère qui ourlait les lèvres de sa mère.

— Elle a mangé les fleurs de sa chambre, et celle du couloir aussi… dit Léontin. Digitales, colchiques, anémones, chrysanthèmes et que sais-je encore…

L’empoisonnée toussa et battit furieusement des paupières, ce qui mit fin aux échos glauques des mots de Léontin. Lorsqu’elle reconnut sa fille, Desdémone eut un gémissement paniqué :

— Héro ! Le carnet ! Le carnet… Il ne faut pas… Il ne faut pas leur laisser !

— Shhhh maman… Ne t’en fais pas…

Sans lâcher sa main, Héro aida Desdémone à se redresser contre les oreillers tandis que le délusionniste lui tendait une tasse fumante. Docile, elle accepta de boire un peu, mais bientôt son agitation reprit :

— Il n’y a pas le temps… Le feu, le feu…

— Pourquoi as-tu mangé les fleurs ? l’interrompit Héro.

Desdémone ouvrit ses grands yeux gris, effarée :

— Ils allaient revenir ! Les dernières couleurs… Il fallait… Elles sont comme moi, tu sais, le vert nous dissout toutes alors je les ai prises, elles viennent avec moi.

— Mais où ?

Avait-elle crié ?

Desdémone la regarda un moment, avant de pencher son buste frêle pour reposer sa tasse. La porcelaine tinta contre la table de chevet, et versa un peu. En silence, la jeune femme contempla les doigts squelettiques qui tremblaient de fièvre entre les siens. Desdémone attira sa fille à elle. Dans cette embrassade, il n’y avait plus que velours, cheveux, chaleur et frisson. La voix de sa mère lui caressait l’oreille :

— On ne peut pas voler ce qui n’existe plus.


***


L’empoisonnée avait fini par sombrer dans un sommeil agité et Johannes avait quitté la pièce, à la recherche peut-être d’une quiétude pour un temps disparue. De part et d’autre du lit, Léontin et Héro se taisaient. Galeio — foutue bestiole, avait-il dit — dormait en boule sur le ventre de Desdémone, amoureusement emmitouflé.

Héro lutta contre le silence. Un mot après l’autre.

— Qu’a dit l’anatomiste ?

— On ne connaît pas avec certitude les quantités de toxines ingérées, alors…

Les mains du vieux se crispèrent fugitivement sur le cadre en bois, et le chat ouvrit un œil vaguement intéressé.

— J’ai eu une idée aujourd’hui, une idée pour convaincre la commission de nous rendre le carnet.

Léontin gronda :

— Ils ne le rendront pas, Héro. Ils ne rendront rien. Ni le carnet, ni mes dossiers thérapeutiques. Ce n’est plus une question de méthodologie, mais une démonstration de force.

La jeune femme sentit un agacement prodigieux se réapproprier son corps.

— Je voulais me servir du traité du Genium…

— Ah !

Léontin eut un sourire sans joie :

— De l’Invention appliquée aux sciences… Tu n’es malheureusement pas la première à avoir cette idée.

Les veines d’Héro la brûlaient de plus en plus, et elle fit la sourde oreille :

— On aurait pu dire que le carnet n’était qu’une base de travail !

Le ton montait, et Galeio agitait la queue avec irritation.

— Et tu confrontes sans cesse maman à ses écrits, à la logique ! C’est la méthode que le Genium propose, où est l’erreur, où est la faute ? La commission ne peut pas nous refuser ça, maman va peut-être…

Léontin la regarda un moment, et une vague culpabilité embua le cœur d’Héro. Elle retint sa langue. Tout allait de travers.

— On pourrait essayer, bien sûr, dit-il avec gentillesse. Mais ces gens-là n’ont pas le même objectif que nous. Ils ont passé les dernières années à me rendre la vie infernale. Ce qu’ils refusent d’admettre et qui leur crève les yeux, c’est le pouvoir immense de la fiction dans nos thérapies. Je m’en sers, ils luttent contre moi. C’est un débat vieux comme Astrée. L’accident de ma patiente les avantage trop pour qu’ils nous aident.

— Mais maman pourrait mourir !

Quelque chose commençait à rétrécir dans la poitrine de la jeune femme.

Léontin eut un vague mouvement d’épaules, comme un haussement avorté qui glaça Héro. Il lui jeta un regard dévasté, parvint à y mêler de la sollicitude :

— Le carnet ne servira plus à rien, Héro. Ta mère n’est pas en état, de toute façon. Il faut choisir ses combats, et celui-ci est à la fois perdu d’avance et inutile.

Héro recula, horrifiée, mais la révolte qui grondait en elle était comme enchaînée dans ses poumons.

Léontin la regarda quelques secondes, avec une compassion atroce, puis tourna les talons et quitta la chambre.

Ensevelie dans les cotonnades blanches, la mère d’Héro divaguait, et ses mains reprenaient leur course aventureuse. Le sommier avait des craquements de coque de navire, et le baldaquin claquait avec l’impatience d’un gréement apercevant la haute mer.

Il était étrange, se disait la jeune femme, de constater qu’en dépit de toutes les fleurs avalées, le teint de Desdémone était toujours aussi blafard. Certains combats étaient peut-être perdus d’avance.

Héro avait choisi le sien.

Elle irait voler ce qui existait encore.

Commentaires

Ce chapitre était super immersif, et étonnamment clair malgré les concepts étrangers ! C'est intéressant cette façon de considérer l'imagination, j'aime beaucoup.
Pauvre Desdémone, quand même...
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mardi 9 mars à 01h45
Merciii :)))) Oui, un peu de théorie, ça fait pas de mal des fois ! Je suis contente que tu l'aies trouvé clair, je craignais l'inverse !
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vendredi 9 avril à 15h45
Je sais pas quoi dire. Ce chapitre m'a emportée. Je suis absolument accro à ta plume poétique ; ça me plonge toujours dans une ambiance ultra confortable et... j'aime beaucoup trop ce qu'on ressent en parcourant tes lignes.
VAS-Y, HERO ♥
 1
dimanche 14 mars à 14h41
Merci ! Ton commentaire me touche beaucoup... Si l'ambiance de ce chapitre-là t'as plu, je pense (j'espère) que le début du chapitre 4 ta parlera aussi ! J'ai hâte que tu le lises...
 1
vendredi 9 avril à 15h49
J'ai particulièrement aimé ta façon d'écrire l'impertinence d'Hero, de manière subtile mais si efficace suit à son échange avec son professeur.
J'aime comme tu rends le monde autour de tes personnages vivant pour vivre leurs émotions avec ou pour eux.
Je me suis délecté de ce chapitre !
 1
mercredi 18 mai à 17h17