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Joan Delaunay

mercredi 15 mai 2024

Ruines et Ravages

Chapitre 6

L’infinie forêt s’achève.

Aurim et Lexine ont voyagé toute la nuit malgré la peur des animaux sauvages ; tout pour s’éloigner des mines, des pillards, des obus et de la fin du monde.

Ils marchent.

Plusieurs jours, ils marchent.

De nouveau, la plaine, la forêt, les chemins de terre.

Pourtant, la campagne change, se fait paradoxale, à la fois plus sauvage et plus organisée, tantôt verte, tantôt rocailleuse. Des colosses de pierre s’imposent dans le décor, et les constructeurs ont préféré éviter la confrontation entre la terre et la dynamite : la route devient ici lacets plutôt que lignes droites. De solides barrières ceinturent les parcelles de céréales et les rattachent aux hameaux alentours. Un panneau dénonce parfois l’emplacement d’une ville. La végétation fluctue entre les domaines fruitiers, les champs aux rangées serrées et les mélanges de fleurs et d’herbes pâles, derrière lesquelles Aurim disparaît presque.

La carte de Xine ne leur joue aucun tour, devient de plus en plus fiable à mesure que la nouvelle frontière s’éloigne. Une mer d’encre bleue a envahi le papier, mais une ligne beige tranche cette masse. Le pays des Mages devient plus fin qu’une aiguille avant de s’épaissir en repartant vers le nord-est.

— L’isthme de Sejer, confirme Aurim. J’habite de l’autre côté, encore un peu plus loin.

Ils y arrivent. Enfin. D’abord : Sarlenan. De là, ils trouveront sans problème le village du garçon.

Ils s’insèrent sur un sentier sableux. Des touffes vertes défient la terre inhospitalière tandis qu’ils la gravissent toujours un peu plus. L’horizon disparaît derrière les graviers et les plantes grasses.

Ils l’entendent avant de la voir. Lexine ne comprend pas de quoi il s’agit, elle s’imagine un animal, une bête mythique. Elle n’est pas loin de la réalité. Le grondement devient chuintement, repart et revient, incessant, cyclique. Parfois il gagne en force, devient presque fracas, puis il se ravise, retourne à son rythme habituel.

Ils grimpent encore un peu, atteignent le sommet du promontoire et s’arrêtent. Lexine demande :

— C’est la mer ?

Aurim ne répond pas. Partout où se posent leurs yeux : un bleu profond, presque gris, marbré de lumière et d’écume. Un miroir mouvant, vivant. Le ciel paraît si pâle en comparaison. Le même vent qui balade leurs cheveux fait onduler les nuages au-dessus. En-dessous, la falaise, haute à en donner le vertige aux plus courageux. Les eaux giflent la roche à ses pieds : c’est de là que vient le feulement que Lexine ne parvenait pas à identifier. Aucun embrun ne peut les atteindre, mais le goût du sel se colle sur leurs lèvres.

Ils devraient repartir. Ils devraient.

Le garçon laisse à la jeune femme son émerveillement d’enfant, devient l’adulte l’espace d’un instant.

Sur la droite, des îles effilées défient les flots, désertes, car qui pourrait vivre là ? Et plus à droite encore, dans la continuité de la côte, une construction humaine les interpelle, immense bras qui s’étend d’une falaise à l’autre. Ils quittent enfin l’hypnose de la mer et se dirigent vers l’ouvrage de métal et de bois. Un pont. Et dessus, une voie ferrée.

— Tu es passé dessus, la dernière fois ? demande Xine.

— Oui, on l’a emprunté quand ma mère a été mobilisée.

Le fantôme de Varah s’installe entre eux.

— Elle me manque.

Trois mots qui font l’effet d’un coup de poing. À son tour, Lexine ne répond pas, le souffle coupé.

— Je sais que c’est bizarre de dire ça, mais parfois je me tourne et je pense que c’est à elle que je vais parler. Sauf que c’est toi qui es là.

Il a l’air si désolé, si gêné.

— Non, Aurim. je crois que c’est plutôt normal.

Sans réfléchir, elle pose sa main sur son épaule ; sans y penser, il se blottit contre elle. L’un contre l’autre, en silence, ils écoutent les murmures de Varah, ceux de la mer, ceux du vent, peu leur importe.

Impossible pour eux de rejoindre l’autre moitié du pays en train : trop coûteux et trop dangereux. Le Mage indique la route en-dessous du pont : une bande de sable, sans aménagement, où ils aperçoivent des piétons. Ils devront donc compter sur leurs jambes et sur les marées favorables. Avant de rejoindre le contrebas, Aurim se plante devant Lexine et rectifie sa tenue ; c’est à se demander qui est l’adulte, une fois de plus. Il rabaisse les manches de sa chemise, ajuste la sangle de son sac, époussette ses épaules, s’assure que les restes d’uniforme profane sont bien restés sur le front. Il se noie sous sa nervosité ; elle le ramène à la surface par la chaleur de sa main sur sa joue. Inutile de mentir : quiconque les questionnera ne rencontrera que deux jeunes gens qui traversent le pays pour rentrer dans leur village.

Xine comprend alors deux choses.

Elle n’envisage plus de rentrer au pays des Profanes.

Elle restera avec Aurim où qu’il se rende.

Une sérénité nouvelle l’enveloppe, s’étend jusqu’à recouvrir Aurim. Le petit Mage retrouve son calme. Ils descendent.

En bas, ils découvrent une petite ligne de cabanes de pêcheurs. Les voyageurs s’amassent, plus nombreux qu’anticipé. Certains portent encore le vert du front, mais la plupart ont retrouvé leurs habits civils. Xine identifie des marins débordés au milieu de la cohue. Ils déconseillent aux groupes trop importants d’engager la traversée car les eaux montent et que leur nombre les ralentirait. Entre les éclats de protestation et les grognements de résignation, deux personnes restent silencieuses. Un homme et une femme. Ils se tournent. Aurim se fige, ne respire plus. Sa contenance, stupéfiante pour un enfant, l’a empêché de commettre un geste qui l’aurait immédiatement rendu suspect. Car quatre yeux se sont arrêtés sur eux et Xine croit sentir l’air s’alourdir, la pression augmenter contre son crâne. Ces personnes sont dangereuses, surtout pour le garçon. Leurs uniformes ne ressemblent pas tout à fait à ceux des soldats Mages. Plus solides, plus propres, plus chauds. Et surtout : noirs. Ils fondent sur eux tels de tranquilles oiseaux de proie.

Lexine décide d’anticiper leur interrogatoire et lance :

— Bonjour.

— Bonjour, répond l’homme. Vous vous êtes bien éloignés des centres, tous les deux.

La tentative de déstabilisation de Lexine a évidemment échoué. Elle suppose que « centres » est un terme qui renvoie aux lieux où s’apprend la magie. Soit ça, soit il s’agit tout simplement d’un autre mot pour « villes ». Une subtilité langagière lui échappe, en tout cas. Elle inspire une seconde et tisse un mensonge :

— Oui, nous devons nous rendre dans ma famille. J’ai reçu un courrier juste avant l’armistice : mon grand-père nous a malheureusement quitté.

— Oh, intervient la femme. Il n’était donc pas au front ?

Un fil lui a échappé et la Mage tire dessus. Lexine le rattrapes :

— Il était déjà affaibli avant le début de la guerre. La tuberculose.

Étrange qu’ils s’attendent à ce qu’un vieillard accompagne les troupes. La fausse tapisserie semble convenir, car leur attention se concentre désormais sur Aurim.

— C’est votre apprenti ?

— Oui.

L’aplomb est tel qu’elle y croirait presque. Le jeune Mage les salue avec respect : il pose une main sur sa poitrine et se penche en avant. Un vrai petit soldat. Obéissant. Il confirme :

— Nous repartirons pour notre centre après la crémation. À Merpellon.

Lexine a failli parler d’enterrement et sent qu’elle se serait trahie avec ce détail. Heureusement que son cerveau a été plus rapide que sa langue.

Les deux Mages les contemplent, leurs visages de pierre ne laissent rien transpirer. Ni le doute, ni la crédulité. Rien. Enfin, la femme répond :

— Ne tardez pas, alors.

Ils s’exécutent : une seconde salutation, puis ils emboîtent le pas aux autres voyageurs sur le passage ensablé. Ils s’obligent à garder une cadence mesurée et à surtout, surtout ne pas regarder en arrière. La marée remonte, lèche les pieds des voyageurs. Leurs empreintes se forment, puis disparaissent, avalées par la mer. Quand ils arrivent au bout de la route, l’eau atteint leurs mollets. Ils ne se retournent toujours pas, poursuivent leur route. De l’autre côté de l’isthme et de l’autre côté de leurs vies.

Commentaires

Wah, il m'a remué celui-là. Je ne sais pas si c'est l'émerveillement de la mer, leur relation qui s'est étoffée sans qu'ils s'en rendent compte ou le passage de justesse au contrôle avant la traversée mais pfiou. C'est mon préféré jusque là je pense.
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mercredi 23 octobre à 12h01