La Mécanique du Temps – Tome 1 : Promesse
Épilogue
— Posez ça là.
Teresa Castelli fusille les néons du regard. Dans son laboratoire, l’éclairage a toujours laissé à désirer. Un homme la contourne tandis que, plantée sous un luminaire défectueux, elle croise lentement les bras.
Malgré soixante années de vie dont une quinzaine à la tête de ces lieux, elle n’a jamais vu ses locaux aussi délabrés. Elle ne descend que rarement au troisième sous-sol. Les contrôles d’accès très restrictifs, les portiques et les gardes neutralisent les vagabondages, et diriger l’établissement ne dispense pas de respecter la tranquillité de l’équipe œuvrant au plus profond de ses entrailles. De plus, tant qu’aucune avancée ne se profile, Teresa préfère ne pas croiser le visage dépité de ses membres.
Songeuse, elle frotte son menton. Ses joues remuent, et elles tremblotent encore après que la femme a rangé ses mains ridées dans son dos.
Le service de nettoyage astique le sol, débarrasse les effets personnels de l’ancien occupant, retire les photos qui ornent le bureau. Les dernières traces d’Antoine Necker s’agglutinent au fond d’un sac poubelle.
Soudain, un claquement de pas pressés résonne. Encore quelques foulées puis l’arrivant, de taille moyenne, les cheveux bruns et courts, apparaît sur le seuil. Il interrompt son élan en distinguant la directrice :
— Bonjour madame Castelli. Vous m’avez fait appeler ?
— Oui, Ian. Entrez, entrez.
Non sans réajuster sa veste, le trentenaire s’engage dans la pièce. Son attention se coince quelque part entre le personnel de nettoyage et les meubles vides, avant de se planter sur la main tendue de sa patronne. Il l’empoigne, et Castelli lui rend énergiquement son salut :
— Félicitations pour votre promotion.
— Merci.
— Je suis certaine que vous serez opérationnel au plus tôt.
En voyant la détermination luire dans les globes de son employé, elle permet à ses lèvres de s’étirer. Ensuite, elle approche du bureau :
— Nous avons laissé tel quel l’ordinateur de votre prédécesseur. J’imagine que son contenu vous sera utile. Sous peu, la totalité des documents aura été rapatriée ici.
— Je croyais que tout avait disparu lors de la dernière mission…
— Vous êtes donc crédule à ce point ?
Ses paupières se plissent à l’extrême :
— J’espère que vous allez gagner en clairvoyance. Vous êtes le dernier de la 3TAM, Ian. À vous de reprendre le flambeau.
— Madame, avec tout le respect que je vous dois, Beckett est inatteignable…
— Alors changez de tactique : étudiez les dossiers de ses sbires, trouvez des moyens de pression. Faites-les parler. Soyez persuasif.
Sa voix durcit :
— Vous savez ce dont Aloïs est capable. Vous voulez sa peau tout autant que moi.
— J’en rêve chaque nuit, crache-t-il.
La satisfaction de la directrice, au cœur d’un sourire, se dévoile. Deux femmes entrent alors dans le grand bureau, chacune encombrée de caisses de documents sous chemise. Elles posent leur chargement sur le parquet et entreprennent de le ranger sur les étagères en bois sombre.
— Dressez-moi la liste du matériel dont vous aurez besoin, reprend Castelli, et aussi des personnes que vous souhaitez intégrer à l’équipe. Je vous fais confiance. Vous avez carte blanche.
Elle abat un objet cylindrique sur la table et s’éloigne :
— Vous n’échouerez pas.
Ian la regarde partir. Le silence, seulement troublé par le bruit des piles de papiers qui embrassent les meubles, lui paraît lourd. Rapports, dossiers et tension s’entassent. Et il n’y a nulle fenêtre pour aérer les esprits.
Distraitement, il ramasse le tube étrange cédé par Castelli et le détaille sous tous ses angles, comme s’il n’en connaissait pas déjà le plus petit rouage. Comme s’il n’avait jamais altéré son mécanisme. Ian fouille dans son veston et, paré d’un sourire amer, rend au singulier outil une cartouche azurée. L’énième pièce du puzzle technologique s’engage en son cœur, et enclenche une mélodie qu’Antoine Necker ne méritait pas d’entendre.
Ian occlut ses paupières. Il n’a plus personne à surveiller. Plus personne à duper, ou à entraver ; les stupides méthodes de ses prédécesseurs les suivront dans l’oubli.
Il est temps pour lui d’imposer ses règles du jeu.
Loin de sa vue, dans les montagnes, un homme frôle la roche. Il quitte l’ombre des galeries minières pour traîner son corps rachitique dans la forêt.
Tout est calme. Paisible. Frais, le vent souffle sur son visage abîmé et s’immisce dans ses vêtements. Il tourbillonne jusque sur une gourde précieusement accrochée à une ceinture : son propriétaire, après l’avoir débouchonnée, remue le goulot au-dessus de sa bouche. Une seule goutte glisse sur sa langue. Il la laisse stagner, l’apprécie, et l’écrase contre son palais.
Las, l’ermite observe la vallée. Il cache ses mains tremblantes dans ses poches. Passe les alentours en revue.
Puis sa silhouette, voûtée, disparaît dans un éclat bleuté.