J'irai boire du thé sur ta tombe
Chapitre 9
Lorsque ton réveil sonne le lendemain matin, te lever t’apparaît une tâche insurmontable. Plus rien n’a de sens ; aucune perspective n’est assez belle pour sauver ta journée. Tu as toujours aimé ton travail, mais tu voudrais rester sous la couette à tout jamais, attendre que le temps s’écoule, dormir jusqu’à ce que ta souffrance s’éteigne d’elle-même comme les dernières braises d’un feu. Tu comates à moitié tout en ne pouvant t’empêcher de te repasser le film de la soirée d’hier. Ce que tu aurais dû dire, ce que tu aurais dû faire. Finalement, c’est le fait de devoir absorber un petit-déjeuner qui t’astreint à sortir du lit, une demi-heure plus tard que d’habitude. Dans un effort surhumain, tu repousses ta couette, t’habilles rapidement. Tu as froid, à l’intérieur. Ta conscience, ta meilleure alliée, te rappelle que tu dois te nourrir, et qu’il est hors de question que tu te laisses dépérir pour un amour perdu. Comme il est hors de question que tu renonces à tes revenus en n’ouvrant pas ton magasin alors que d’une part, tu adores ton métier, et que d’autre part, personne ne mérite que tu te pénalises pour lui. Il suffit.
Tu essaies de te distraire comme tu peux : tout pour éviter de penser. Ton regard reste fixé sur ton livre digital, en préparant rapidement ton déjeuner, en mangeant, en marchant. Tu passes ton téléphone en mode avion pour faire disparaître l’espoir qu’un message vienne expliquer, réparer tout cela. Pour le moment, tu souffres trop pour vouloir lire le moindre mot de sa part. Parfois, malgré tout, les larmes te montent aux yeux, tu pleures sans pouvoir t’arrêter.
Avant de sortir, tu prends le temps de respirer, de te calmer. Tu ne peux décemment pas accueillir de clients dans cet état. Tu espères que la vue de toutes tes pâtisseries allégera ne serait-ce qu’un peu ton chagrin. Lorsque tu franchis le seuil de ton immeuble, tu te rends compte que cela ne sera pas si simple. Absolument tout te le rappelle, et ce qui était auparavant un petit bonheur de ta journée se transforme en cauchemar perpétuel. Tu voudrais débrancher ton cerveau, et tu te mets à envisager très sérieusement de recourir à des moyens peu sains pour cela. Alcool, médicaments… Toutes ces solutions te paraissent, bien trop tentantes pour que cela ne déclenche pas un bruyant signal d’alarme dans ton esprit. D’accord. Respire. Tu es passée par là. Tu t’en es déjà sortie, tu recommenceras, même si c’est dur. Tu sais que tu en es capable. Certes, toutes tes pires inquiétudes semblent s’être matérialisées, mais ça n’est pas la fin du monde, car ton monde ne dépend de personne. En tout cas, c’est ce que tu essaies de te répéter avec plus ou moins de conviction.
Dans un état d’esprit chancelant et inconstant, tu ouvres ton salon de thé. Si ton cœur continue de hurler dans ta tête à chaque instant, retrouver tes rituels te fait du bien. Pas beaucoup, mais à ce niveau de détresse, n’importe quoi fera l’affaire. Le montage de tes pâtisseries, les cartons blancs et roses que tu glisses dessous, le cacao et le thé que tu réapprovisionnes. Les tables que tu époussettes, les guirlandes que…
Brutalement, tu te rends compte que tu n’as pas défait ta décoration d’Halloween. Tu te rappelles avoir décidé mardi soir de tout laisser en plan pour t’occuper du rangement ce matin. Tu n’avais pas prévu que… Tu n’avais pas prévu. Tu soupires, de lassitude, d’épuisement. Tant pis. Elles resteront accrochées un jour de plus. Tes clients ne s’en formaliseront probablement pas. Même si tu ne proposes plus tes pâtisseries de saison, tes incontournables sont toujours appréciés. Tu te fais la remarque que tu devras bientôt penser à tes créations d’hiver, élaborer ta nouvelle gamme. Tu ne peux retenir un nouveau soupir, et cette sensation d’oppression dans ton sternum ne disparaît pas, peu importe à quel point tu expires. Tu te résignes à passer la journée comme cela : l’expression avoir le cœur lourd est devenu trop littéral à ton goût. En attendant les premières commandes, tu commences à réfléchir, à contrecœur, à tes futurs designs. Tu n’as aucune envie d’être créatif. Tu ne veux pas penser à la beauté, à la délicatesse, aux associations de goûts. Tu ne veux pas te souvenir que c’était votre premier lien, votre première passion commune. Hiver, hiver… La neige, le froid, la glace… Au moins, ça colle avec ta météo intérieure, ricanes-tu cyniquement.
Rien que cette attitude te montre que tu n’es pas dans ton état normal. Cynique, tu l’es régulièrement, plus par humour qu’autre chose, mais l’amertume, la moquerie, cette approche grinçante ne ressortent que lors des pires périodes de ta vie. Tu ne peux pas te comporter ainsi alors que tu accueilles du monde : tu espères que cela passera, vite. Tu abandonnes l’idée de créer tes prochaines pâtisseries pour le moment. Après tout, tes recettes de base peuvent servir quelque temps encore avant que les gens ne s’en lassent. Tes premiers clients arrivent, et juste comme cela, la journée commence réellement.
Tu te laisses entraîner par le rythme de ton salon, par le train-train habituel, le défilé des commandes. Tu réfléchis le moins possible, te concentres sur ton travail. Ton cœur s’arrête bien une fois ou deux lorsque tu crois apercevoir une chevelure noire, mais ça n’est jamais lui. Tant mieux. Tu ne saurais comment réagir. Probablement lamentablement. Tout le monde a besoin d’un peu de temps pour cuver son chagrin et se comporter dignement. Tu n’es pas du genre à supplier quelqu’un de revenir, tu as longuement travaillé sur toi pour ne plus dépendre de personne, pour ne pas te retrouver dans cette position de faiblesse, mais là, durant ces instants, tu as conscience que tu vas devoir t’autoriser un jour ou deux de douleur pathétique avant de te reprendre. Tu espères que cela arrive même aux meilleur·e·s, lorsque l’amour de leur vie se révèle ne pas l’être.
En dehors de ces incidents, tout se déroule sans encombre supplémentaire. Tu ne déclenches pas d’impairs majeurs, même si les habitué·e·s se font la réflexion que tu souris moins, que tu commets plus de maladresses. Peu importe. Tu ne jettes pas un regard à ton téléphone : tu ne voudrais pas que ton calme de façade se fissure et se brise sans crier gare. Lorsque ton dernier client quitte ton salon, tu prends le temps de ranger toutes les décorations et de remettre en place l’ancienne. Pour être honnête, tu fais même traîner un peu. Tu sais que tu ne résisteras pas, une fois chez toi, à l’idée de vérifier si tu as reçu un message de lui, ni à celle de surveiller ton écran toutes les minutes. Une belle soirée en perspective. Lutter pour ne pas sortir ton téléphone maintenant t’est déjà difficile.
Tu plies tes guirlandes, les ranges avec précaution dans des boîtes, tout comme tes décorations d’étagères. Alors que tu époussettes tes tissus noirs, tu prends soudain une résolution. Toutes ces années à travailler sur tes carences affectives, sur ta dépendance à l’autre, ton addiction à l’amour, t’ont tout de même appris quelques trucs. D’abord, faire preuve de bienveillance avec toi-même. Si tu as besoin d’agir de façon pathétique et de pleurer toutes les larmes de ton corps pendant trois jours en te demandant ce que tu as fait pour mériter cela, soit. Cela ne fait pas de toi la pire personne du monde ni la plus égocentrée. Une rupture se passe rarement bien. Tu as le droit de te sentir triste, de le vivre mal. La seconde leçon que tu as retenue, c’est que la souffrance fatigue, et que tu dois prendre soin de toi. D’où ta résolution nouvellement acquise : tu dois te préparer à recevoir l’un des messages les plus terribles de ta vie, te préparer à être temporairement détruit et à ce que cela te paraisse irrémédiable, à garder cette impression tenace que plus rien n’a de sens. Et pour cela, tu vas aller t’acheter tes apéritifs préférés, l’un de tes repas préférés, et une pâtisserie que tu adores. Tu vas t’installer douillettement devant un film ou une série qui te réconforte pour éviter de trop penser, avec une bouillotte pour apaiser le froid de ton âme, et tu vas essayer d’oublier ton chagrin pour quelques heures, ou de t’y noyer, en fonction de ce qui te soulagera le plus. Après tout, il paraît qu’accepter ses émotions aide à y faire face.
Tu finis de ranger tes rideaux, puis tu fermes ton salon à clef et passe rapidement faire tes courses. Tu détestes l’air glacial qui te gèle les os et qui te donne envie de pleurer parce que le monde t’est trop difficile aujourd’hui, mais il te vivifie, te fait presque mal : un mal que tu apprécies car ton cerveau serait prêt à se raccrocher à n’importe quoi. La douleur nous rappelle que nous sommes vivants, te souffle un recoin de ta conscience.
Tu rentres chez toi, et le soulagement de ne rien avoir à accomplir d’autre que de sortir une assiette et de t’affaler dans ton canapé pourrait presque s’apparenter à du bonheur. Dans ton état, c’est en tout cas le maximum du positif que tu peux ressentir. Tu lances Le Magicien d’Oz, celui de 1939, et te perds dans le monde coloré à l’écran. Tu prends d’abord ton repas avant de regarder ton téléphone. Tu sais que si tu avais agi à l’inverse, cela t’aurait probablement coupé l’appétit. Pleurer en mangeant est rarement une combinaison satisfaisante. Malgré tout, tu as du mal à apprécier ta nourriture. Tu essaies de te concentrer sur les saveurs, mais tu ne sens plus grand-chose. Comme si tes papilles étaient anesthésiées. Ton attention continue de revenir régulièrement au coussin sous lequel tu as placé l’objet de tes inquiétudes. Le film t’aide, un peu, mais pas à te focaliser sur ce que tu manges. Tu te dis que ce n’est pas grave, que tu auras tout de même le souvenir d’avoir goûté à ta nourriture favorite, et de quelques détails plaisants, même si tu n’as pas réellement pu en profiter pleinement.
Au bout d’une heure, tu mets ton visionnage en pause, et tu décides d’allumer ton téléphone. Tu respires plusieurs fois, lentement. Si tu reçois un message, tu te doutes de son contenu, de toute manière. Après la fin de soirée d’hier, tu n’as que peu d’hésitations sur la distance qu’il souhaite instaurer entre vous. Son comportement était clair, l’information est passée. Tu as donc déjà connaissance de la nouvelle la plus douloureuse. De toute façon, tu peux difficilement devenir plus triste que cela. Tu souffres à chaque instant de son absence, de ton amour. Et exister ne te paraît plus vraiment digne d’intérêt. Allumer ton téléphone ne sera que la concrétisation de tout cela, et peut-être que c’est ce dont tu as besoin. Une clôture nette. Tu te promets de ne pas geindre, de ne pas supplier, de ne pas demander d’explications : de rester forte. À nouveau, tu inspires, expires, puis tu déverrouilles ton écran, désactive le mode avion. Un message s’affiche. Un long message, plein de ses mots. Tu n’as pas commencé à le lire et pourtant tes yeux se remplissent déjà de larmes ; la douleur dans ta poitrine devient insupportable. Tu te contiens du mieux que tu peux, tu ne pourras rien voir si tu pleures. Tu essaies de te concentrer.
Bonjour.
J’ai passé une journée merveilleuse hier, et je suis navré de la façon dont elle s’est terminée. Je suis profondément désolé, pour tout, et je pense qu’il est préférable que je le dise maintenant, sinon je risque de m’excuser tout au long de ce message et cela risque de t’ennuyer rapidement. Je suis vraiment, infiniment navré. Peut-être que j’aurais dû laisser les choses là où elles en sont restées hier, mais j’ai pensé que je devais au moins te fournir une explication. Que tu saches que tu n’as eu aucun tort, jamais. Tu as été si bienveillante, si aimant, si parfait, et je me hais de te faire du mal. Mais ce que je ressens n’a aucune importance, vraiment, car j’en mérite chaque douleur. Je te prie de m’excuser, je vais essayer de rester concentré sur l’explication que je te dois. La vérité, c’est que je ne suis pas prêt pour cette relation. Et je ne peux pas aller et venir selon le sens du vent, changer d’avis toutes les semaines comme une girouette, car tu mérites mieux, mille fois mieux. Tu devrais être avec quelqu’un qui prendra soin de toi, quelqu’un de stable, de raisonnable, d’attentionné. Pas quelqu’un qui devient parfois si abattu, si effrayé, anxieux. J’ai beaucoup réfléchi à cela ces derniers temps, car à chaque fois que le futur planait à l’horizon, je me sentais de plus en plus mal à l’aise, de plus en plus angoissé. Je savais que je ne me sentais pas prêt, mais j’ai pensé que cela passerait. Ça n’a pas été le cas et j’avais si peur de tout gâcher un jour, si peur. Tu avais cette… confiance absolue en moi, et j’avais conscience que je n’en étais pas digne. Parce que je ne pouvais même pas me projeter. Je ne pouvais pas visualiser ce futur possible où tout irait bien, où je ne te ferai pas souffrir un jour. Et, si je suis honnête, j’avais peur d’être blessé aussi. Car même si je te fais confiance de manière pleine et entière, que je pourrais te livrer ma vie, je sais également qu’on ne peut jamais deviner ce que l’existence nous réserve.
Et si nous en venions à nous haïr ? Si nous devenions au fil des ans comme ces couples pleins de colère l’un pour l’autre, de mépris, de venin ? Et si, depuis toujours, c’était moi le problème ? Je ne peux pas prendre le risque de te faire du mal, d’assombrir ta vie. Même si je fais toujours de mon mieux le plus entier, je ne peux pas être certain d’avoir suffisamment de conscience de moi-même et de contrôle pour ne jamais agir d’une manière blessante sans m’en rendre compte, pour ne jamais faire quelque chose que je regretterai. Je suis trop faillible. Et tu es époustouflante. Je suis désolé d’être si faible, et couard. Ce que je ressens pour toi… est trop, trop fort. Ce n’est pas normal et cette intensité m’effraie. Je ne pense qu’à toi, je ne veux que toi, et je voudrais destiner chaque minute de mon existence à ton bonheur. Je refuse d’être, ou de devenir, ce genre d’homme obsessif, ce n’est pas sain. Même si je ne le montrais jamais, qu’arriverait-il si cela me ronge ? Que se passerait-il si je devenais désagréable seulement parce que je ne peux contrôler mes insécurités ? Ce serait ridicule. Parfaitement ridicule, et indigne. Je ne me le pardonnerai pas, je t’aime trop pour cela. Et si je devenais trop envahissant ? Que je prenais trop de ton temps jusqu’à en devenir agaçant ? Lorsque nous nous sommes embrassés, j’ai ressenti toute l’immensité de mes sentiments pour toi et cela m’a fait peur. Peur de ne pas savoir de quoi je pouvais être capable. C’était le déclencheur dont j’avais besoin pour pouvoir te laisser partir. Tu es tellement merveilleux, je sais que tu trouveras quelqu’un de bien meilleur que moi. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser à quoi ressemblerait notre relation, et tout ce que je pouvais visualiser c’était toi, la plus extraordinaire des personnes, bienveillante comme toujours, et moi, devenant anxieux, mélancolique, jusqu’à devenir finalement un poids pour toi dans notre vie. Parfois, je suis si angoissé, et je m’enfonce dans des abysses dont je n’arrive pas à sortir ; je ne peux pas te laisser souffrir ainsi à mes côtés. Cela ne peut pas être le seul quotidien que je t’offre. J’ai certes été suivi pour cela, et je vais bien mieux qu’avant. J’allais bien mieux qu’avant, devrais-je dire, car mon amour pour toi a ravivé tout cela, et maintenant je ne sais plus rien. Je pensais que j’allais mieux, je le pensais vraiment, mais si je rechute aussi facilement, alors je ne peux être avec quelqu’un. Peut-être que je n’étais pas guéri, finalement. Si tu savais ce que je pense parfois, ce que je ressens, tu penserais que je suis fou, et je ne te contredirais pas.
Je ne peux pas te laisser souffrir à cause de moi si ce qui m’importe le plus est ton bonheur. Ce serait hypocrite. C’est pour cela que j’ai pris ma décision, et que je ne peux pas te revoir. Je suis trop angoissé, dépressif et pathétique pour être dans une relation. J’ai bien conscience que tout cela sonne comme des excuses, comme une justification, comme un apitoiement sur mon sort. C’est probablement le cas, mais je voulais aussi que tu puisses te rendre compte à quel point tu n’as aucune responsabilité dans cette décision, car le plus terrible serait que tu te reproches quoi que ce soit. Je veux que tu saches que ces dernières semaines ont été les plus belles de ma vie. Je n’ai jamais été aussi heureux, et je te remercie, du fond du cœur, pour chaque minute que tu as passée avec moi. Je les garderai précieusement dans ma mémoire, à jamais. Te rencontrer fut une bénédiction, et je t’aimerai jusqu’à l’éternité, car tu es l’être humain le plus incroyable que j’ai connu. Je t’en prie, n’oublie jamais à quel point tu es merveilleux. Tu es gentil, forte, sensible et brillante, drôle, attentionné et talentueux : tu es ma personne préférée sur cette planète, et tu n’as jamais, jamais rien fait de mal dans cette relation. Je sais que c’est moi qui l’aie initiée, car je pensais être prêt, mais il semble que ce ne fut pas le cas. Et j’en suis désolé, profondément désolé. Peut-être que cela aurait été mieux que je n’entre jamais dans ta vie, même si je chéris chaque moment que j’ai passé avec toi. Je suis si désolé. Si désolé.
Je vais te dire au revoir, maintenant. J’espère que tu seras bientôt très heureux, et que toute la souffrance que je t’ai causée disparaîtra. Une fois encore, je suis navré de ne pas avoir été à la hauteur. Je ne te contacterai plus.
Máni
Après avoir terminé ta lecture, tu te sens légèrement moins mal que ce que tu aurais pu penser. Peut-être est-ce parce que tu t’y étais préparée, ou que l’intensité de ta souffrance atteignait déjà son maximum ce matin, et a duré toute la journée. Ou peut-être est-ce la perplexité, puis la colère, qui ont commencé à t’animer et à remplacer une part de ta douleur, qui te sauvent. Perplexité devant sa vision des choses. Colère devant la stupidité de ses raisons. Colère devant la façon dont il parle de lui-même. Colère devant sa lâcheté. Devant son manque de communication, devant l’absence laissée par la discussion raisonnée que vous auriez pu avoir. Et la sensation brûlante, suffocante, d’avoir été infantilisé. Comme si tu étais une petite chose fragile qu’il fallait protéger. Que tu n’étais pas capable de prendre des décisions pour ton propre bien. S’il est vrai qu’il y a quelques années cela t’aurait été bien plus difficile, tu n’as pas travaillé sur toi depuis tout ce temps pour supporter d’entendre des choses pareilles. Et au lieu de te faire part de ses doutes, de ses inquiétudes, de sa tristesse, il a choisi de s’extraire de la situation qui le mettait mal à l’aise. Il a choisi le chemin le plus facile, celui qui ne demandait pas d’efforts. Maintenant, la colère et la douleur se battent à intensité égale dans ton âme. Quel égocentrisme. Son amour est trop lourd à porter, trop envahissant ? C’est son problème, pas le tien. C’est à lui d’apprendre à gérer cela, comme tu l’as fait. Vous auriez pu travailler ensemble. Vous auriez pu vaincre tous ces problèmes, ensemble. La conclusion te parvient, comme le calme après la tempête, comme une lassitude après la violence de tes émotions : quelle fin stupide à cette relation. Si stupide. Les choses auraient pu se passer différemment. Tu décides de ne pas répondre à son message pour le moment, tu ne serais probablement pas capable de rester aimable.
Tu sais que la colère ira et viendra, que la tristesse la remplacera parfois, mais pour l’instant, c’est l’épuisement qui remplit ton cerveau, ton cœur, ton corps. Quelle fin stupide. Ah ! Il est anxieux ? Toi aussi. Il déprime facilement ? Tu gères ça depuis toujours. S’il croit qu’il est le plus malheureux du monde, que c’est une excuse pour ne pas fournir d’effort, pour ne pas s’investir, ne pas prendre de risque, pour bifurquer vers le chemin le plus tranquille à chaque embûche, il se trompe sur toute la ligne. C’est trop simple de rester dans sa misère émotionnelle sans jamais aller vers ce qui peut nous rendre heureux. Tu le sais bien, tu as fonctionné ainsi la grande majorité de ta vie. Vous auriez pu trouver tout un tas de solutions, qui ne verront jamais le jour, maintenant. Toi aussi, tu as peur de le blesser, de commettre des impairs, d’être un poids pour lui. Mais tu as pris ton courage à deux mains, et tu as choisi d’essayer, même si tu risquais de souffrir. Et peu importe à quel point tu subis, là, présentement tu ne regrettes rien, car c’était merveilleux. Tu sais déjà qu’il y aura des jours où la douleur te fera dire que tu aurais préféré ne jamais le rencontrer. Au fond de toi cependant, tu sais que c’est faux. Tu sais que toi aussi, tu chériras chaque moment que tu as passé avec lui. Peu importe ce qu’il en pense, il était parfait. Absolument parfait pour toi. Tu crois avec certitudes que ton affection pour lui ne décroitra jamais, même si tu en viens à aimer d’autres personnes. Quel gâchis. Quel immense gâchis.
Tu éteins ton téléphone complètement, et reprends la lecture de ton film. Tu n’arrives pas à te concentrer, toujours en colère. Puis vers la fin, qui te fait systématiquement pleurer, la tristesse revient, et tu sanglotes longtemps après que le générique ait défilé. Tu pleures ton amour perdu, tu pleures son absence, tu pleures les moments de bonheur que tu ne partageras jamais plus avec lui. Tu ne ranges même pas la vaisselle de ton repas, et tu vas t’enfouir sous tes couvertures. Comme la nuit précédente, tu finis par t’endormir d’épuisement après avoir une fois encore versé toutes les larmes de ton corps.