J'irai boire du thé sur ta tombe
Chapitre 8
Lorsque tu te réveilles le lendemain en milieu de matinée, l’adrénaline te saisit : Máni vient chez toi. Aujourd’hui.
Il ne te reste pas tant de choses à rayer de ta liste, mais tu te sens pourtant débordée avant même d’avoir commencé. Tu te lèves sans difficulté car la pression te jette hors du lit et te pousse à te lancer dans tes tâches. Tu prends d’abord un bon petit déjeuner pour te donner des forces : un granola maison composé d’avoine caramélisé, de pépites de chocolat et de noisettes. Pas de messages de Máni, tu supposes qu’il s’est couché tard et n’est peut-être pas encore debout. Tu entames ensuite ton ménage, dans l’intégralité de l’appartement, même dans ta chambre alors qu’il ne s’y rendra pas. Tu veux que tout soit parfait, et surtout, avoir l’esprit tranquille. Cela te prend plus de temps que d’habitude ; l’anxiété t’incite à passer dans tous les coins, à vérifier chaque détail, juste pour être sûr.
Après avoir terminé, tu réarranges un peu ta décoration de base, puis tu commences à sortir tes ornements d’Halloween. Même si ton chez-toi n’est pas grand, tu passes une bonne heure à l’égayer des fenêtres au plafond, à suspendre des guirlandes, à semer çà et là des citrouilles, des corbeaux, des bonbons. Tu ne t’arrêtes qu’une fois tes cartons vidés et tes yeux satisfaits du résultat obtenu. Ce n’est pas tout à fait la même chose que ton salon de thé, un peu plus raffiné, mais tes arrangements sont plus personnels. Si tu privilégies le noir, le blanc et l’orange pour ton café, tu ajoutes ici du violet, et du vert au travers des feuilles de lierre que tu as disposées partout. Du vrai lierre, que tu es allée chercher en forêt la semaine dernière.
Tu t’accordes ensuite une pause pour te préparer un en-cas, léger afin de ne pas te couper l’appétit pour cette après-midi. Quelques toasts d’avocat et un chai latte pour l’énergie. Tu reçois en même temps un message de ton compagnon.
Bonjour, darling, je me suis levé il y a seulement quelques minutes ; j’ai veillé tard hier soir, comme prévu. Je te raconterai lorsque je te verrai. Je suis en train de me préparer et je devrais arriver chez toi autour de 14h, si cela te convient. J’espère que tu as bien dormi et que tout se déroule bien de ton côté. J’ai hâte de passer cet après-midi avec toi. À tout à l’heure
Je t’aime
Tu lui réponds rapidement que l’horaire te va très bien, puis tu commences à t’affoler. Si tu es honnête avec toi-même, tu aurais voulu que tout soit prêt à son arrivée. D’un autre, côté tu ne vas pas cuisiner un repas entier pour qu’il soit chaud à 15h : ce serait ridicule. Vous pouvez tout à fait discuter alors que tu continues tes préparations. Peut-être même que vous pourrez vous y atteler ensemble ? Cela te donne envie. Maintenant que tu y penses, tu n’as aucune idée de ses talents culinaires. Tu espères simplement qu’il n’est pas comme ces hommes qui ne connaissent rien d’autres que les pâtes ou les sandwichs. Cela t’étonnerait, cependant. Il est habitué à vivre seul, et son palais, comme le tien, ne saurait souffrir les sempiternelles mêmes saveurs.
Tu décides de tout arrêter trente minutes avant qu’il arrive, ce qui te laisse environ une heure et demie pour cuisiner. Tu te lances d’abord dans tes préparations sucrées qui ont besoin de reposer pour le goûter et ce soir. Tu découpes ensuite quelques légumes et mets à mariner du seitan en morceaux. Tu sors un pain du congélateur, que tu passeras au four avant le repas pour qu’il soit bien croustillant. Finalement, tu termines tout ce que tu peux, du moins tout ce qu’il est logique de préparer en avance, au bout d’une heure. Tu en profites pour prendre une douche dont tu n’as absolument pas besoin, et changes d’habits sans raison. Tu choisis une chemise et une cravate noire ainsi qu’un jean de la même couleur. Tu ajoutes un joli collier, puis quelques épingles à nourrice savamment placées.
Commence ensuite l’attente. Que tu ne gères définitivement pas très bien. Durant la demi-heure qu’il te reste, tu vérifies tes préparatifs trois fois, t’assieds, te relèves, essaies de lire, puis d’écouter de la musique, arranges à nouveau ta décoration, tournes dans ton salon pour t’assurer que tout est en ordre, et te rassieds finalement. Ton cœur bat la chamade, et tu redoutes d’entendre la sonnette, ou ton téléphone, à chaque instant. Ton sang frappe par à-coups dans tes tempes et tu as parfois l’impression de percevoir au loin le bruit de sa voiture, ou l’écho de l’interphone. Tu te forces à inspirer et expirer lentement. Tout va bien se dérouler. Il n’y a aucune raison d’angoisser. Tu vas juste passer une après-midi et une soirée avec lui, tu ne vas rien rater, rien de désastreux ne va survenir, tout ira bien. Tu sursautes brutalement lorsque le tintement aigu de la sonnette retentit. Tu as besoin d’une seconde pour t’en remettre, ton cœur explosant cette fois violemment dans ta poitrine, puis tu t’empresses d’aller ouvrir.
« Oui ? »
« C’est moi. »
Tu reconnaitrais sa voix entre mille.
« Je t’ouvre, énonces-tu avec toute la placidité dont tu es capable. Troisième étage. »
Tu comptes les secondes le temps qu’il monte les escaliers. Pour contrer l’angoisse ? Parce que tu n’es plus en mesure de réfléchir à quoi que ce soit d’autre ? Peu importe. Tu entrebâilles la porte pour qu’il puisse entrer directement, et tu attends. Inspire, expire.
Il apparaît alors dans l’encadrement, presque timide, toujours éblouissant. Il te sourit et toutes tes difficultés, toutes tes inquiétudes de ces derniers jours semblent se volatiliser. Tu lui en offres un mal-assuré en retour, et hésites sur la marche à suivre. Lui aussi.
« Bienvenue », décides-tu finalement. Vous vous approchez maladroitement l’un de l’autre ; aucun de vous ne sait si vous devriez vous prendre dans les bras. Vous restez ainsi quelques secondes, et pour rompre le malaise, tu lui proposes de s’assoir dans ton canapé.
« Je peux prendre ton manteau ? »
« Oh, bien sûr, merci », s’empresse-t-il de te répondre.
Le voir assis dans ton canapé, comme si de rien n’était, génère en toi une sensation étrange. Comme si brutalement, un élément extérieur s’était invité dans ton quotidien. L’annonce d’un changement. Il regarde autour de lui et semble fasciné par ta décoration. Par tout ton appartement de manière générale, comme s’il voulait tout observer, tout décrypter. Et en effet, malgré ses efforts de retenue, il pioche dans chaque détail, chaque infime élément, chaque morceau de ta vie pour mieux t’appréhender. Si sa contemplation te gêne un peu, tu sais que tu ferais pareil s’il t’invitait chez lui. Tu lui laisses quelques minutes, accroches sa veste, et t’assieds sur un fauteuil, non loin de lui. Pour le moment, tu ne te sens pas en capacité de te placer juste à ses côtés.
« Ta décoration est merveilleuse. Tu as tellement de goût. »
Tu essaies de ne pas rougir, sans succès, et le remercies.
« Est-ce que tu veux boire quelque chose ? J’ai une bonne recette de mocktail. Je peux aussi te proposer des thés, du jus de fruits, un chocolat chaud… dis-moi ce qui te fait envie. »
Il hésite d’abord, puis semble se décider avec plus d’assurance.
« Je serais très curieux de goûter ce mocktail. C’est toi qui l’as créé ? »
Tes yeux oscillent entre lui et ta cuisine, ta cuisine et lui, comme si tu cherchais à t’échapper de ce malaise qui t’envahit.
« Non, je ne suis pas très douée avec les boissons froides, j’ai juste repéré la recette dans le livre d’un de mes salons de thé préférés. Je vais nous préparer ça ! » conclus-tu d’un ton faussement enjoué.
Alors que tu te lèves, il tend la main vers toi et effleure ta manche, pour te faire signe de te rassoir.
« Ne pars pas. »
Surpris, tu reviens, lentement, à ton fauteuil. Tu lui jettes une œillade perplexe, presque inquiet.
« Est-ce que tu te sens tendu ? Tu as l’air agitée », te questionne-t-il d’une voix douce.
« Je le suis. Je n’invite pas souvent du monde chez moi et… j’ai peur de mal faire les choses. »
Ses yeux plongent dans les tiens, et il te répond pour t’apaiser :
« Je comprends. Je le suis aussi. Anxieux. Mais je t’en prie, ne t’inquiète pas à cause de moi, je suis ravi d’être avec toi aujourd’hui et jamais je ne jugerai quoi que ce soit. Je ne peux savoir pour quelle raison tu m’estimes capable de le faire, mais j’aime passionnément tout ce qui te concerne, et il m’est strictement impossible de désapprouver quoi que ce soit ayant trait à toi. Essayons de nous apaiser, d’accord ? J’ai peur de faire des erreurs également, mais la plupart du temps, nous nous sentons bien ensemble, je crois. Concentrons-nous sur ce sentiment. Nous avons toute la journée, et tout va bien se passer. Tu ne penses pas ? »
Tu expires, longuement. Puis tu l’observes quelques secondes. Son regard, comme toujours, se révèle empreint de chaleur, d’affection, d’inquiétude pour toi, d’une assurance placide, aussi. Tu regagnes un peu de confiance. Tu es chez toi. Tu peux rester toi-même. Si quelque chose ne lui convient pas, ce n’est pas ton problème, tu es responsable de qui tu es, pas de ce que les autres en pensent. Tu as fourni beaucoup d’efforts pour cette journée. Tout ce que tu as prévu te plaît. Tes choix correspondent exactement à ce que tu voulais. Ton anxiété est sans fondement, comme souvent.
« Tu as raison, lui souris-tu. Faisons ça. Est-ce que tu veux voir comment je fais ce mocktail ? Ce n’est pas très compliqué, mais si tu l’apprécies, tu pourras le refaire chez toi. »
« Avec grand plaisir. »
Il se lève pour t’accompagner et, juste comme cela, la tension diminue entre vous. Vous êtes en train de revenir au plaisir d’être ensemble, comme si rien d’autre ne comptait et que vous étiez protégés de tout dans votre monde à deux. Tes épaules se relâchent et tu reprends possession des lieux. Tu es plus assurée dans tes mouvements, dans tes paroles. Et il aime te voir comme cela. Dans ton élément.
Il s’assied en face de toi, devant ton plan de travail, et te regarde faire. Il t’est difficile de ne pas te laisser déconcentrer par sa présence, de ne pas rester accroché aux abysses de ses prunelles ; tu te détournes pour te focaliser sur ta tâche à la place.
« Alors… ce n’est pas vraiment de saison, mais presque, parce que un, il y a du jus de pommes, et deux, il est plus ou moins violet. »
Tu presses un citron vert et sors le jus de pomme de ton frigo.
« Tu préfères avec ou sans bulles ? »
« Qu’est-ce que tu choisis pour le tien ? » te demande-t-il.
« Je n’aime pas vraiment les boissons avec des bulles. Aucune, en fait. Donc j’utilise juste de l’eau. Mais la version originale conseille de la limonade. »
« Comme toi, alors. J’aime les deux et je veux goûter les choses du même point de vue que toi. »
« Adorable… » chuchotes-tu sans réfléchir.
« Oups, ajoutes-tu immédiatement lorsque tu te rends compte de ton erreur. Ça devait rester dans ma tête, désolée. »
« Ne le sois pas. C’est… adorable, te rétorque-t-il d’un air taquin. Je pense souvent à voix haute aussi. J’ai entendu dire que les gens qui font cela sont ceux qui passent beaucoup de temps seuls. Cela paraît pertinent nous concernant, en tout cas. »
Tu attrapes deux verres dans lesquels tu verses un fond de sirop de violette, et une cuillère à soupe du jus de citron.
« Vraiment, tu parles seul aussi ? »
Tu les remplis à moitié de jus de pommes.
« Bien sûr. Mais maintenant je le fais même lorsqu’il y a d’autres personnes présentes. Je dois faire attention si je veux l’éviter. Comme toi, je suppose. »
« Effectivement », conclus-tu en ajoutant de l’eau jusqu’en haut.
Tu les apportes jusqu’à la table basse près du canapé et te rassieds dans ton fauteuil. Cette fois, ce n’est pas que tu n’oses pas te placer à côté de lui, mais plutôt qu’il est plus facile d’être face à face ainsi.
Tu le vois saisir son verre, boire une gorgée, et tu attends son verdict, impatiente. La commissure de ses lèvres remonte légèrement.
« C’est délicieux. Rafraîchissant et doux, l’équilibre est parfait. Merci. »
« Avec plaisir, souffles-tu avec soulagement. Alors, comment fut ta soirée d’hier ? »
Il se renfonce dans le canapé et commence à te raconter.
« Dieux, ça a été… quelque chose, comme toujours, évoque-t-il en se massant les yeux. Val’ était là, et Elizabeth, Flynn, et Forseti évidemment. Une terrible, terrible idée. Ils étaient surexcité·e·s. Comme des enfants, mais pire. Il y a eu du karaoké, des batailles d’oreillers, et des débats à n’en plus finir sur des sujets triviaux, qui se terminaient dans l’hilarité. Tu te souviens lorsque j’ai déclaré que mes amis étaient plutôt calmes ? Je retire ce que j’ai dit, c’est seulement le cas si tu ne réunis pas ces quatre-là dans une même pièce sans Fernando ou Andrea. Je me suis beaucoup amusé, mais c’était épuisant, et il est arrivé durant la nuit que je les déteste tous. Heureusement que ce n’est qu’une fois par an, j’ai besoin du reste pour oublier et me remettre. »
Cela te fait rire. Tu l’as écouté avec attention ; tu aimes l’entendre te raconter son quotidien. Et tu adores sa voix, la plus délicate, te souffle ton cerveau, avec une tessiture à tomber et des variations à se pâmer. À te pâmer, en tout cas. Malgré ce qu’il en dit, tu vois bien qu’il a apprécié cette soirée, et de pouvoir profiter de ses proches. Tu le remercies intérieurement de ne pas t’avoir invité : tu aurais probablement plus souffert qu’autre chose, même si la perspective de l’entendre au karaoké te rend particulièrement curieuxse. À tous les coups, il chante bien. Le contraire te ferait cependant rire.
« Bref, ce fut amusant, conclut-il. Qu’en est-il de toi ? Tes deux jours chaotiques au salon se sont bien passés ? »
Tu lui expliques brièvement ce que tu avais mis en place, lui décris quelques pâtisseries, quelques détails notables. Tu t’étends un peu plus sur les compliments que tu as reçus, la fatigue que tu as ressentie, mais le contentement qui t’a animée tout au long de ces deux jours. Il te pose quelques questions, notamment sur tes célébrations habituelles des fêtes à venir.
Il laisse ensuite passer quelques secondes, et déclare :
« Tu as évoqué ce matin que tu allais mieux, mais je voulais simplement te dire que tu peux toujours parler avec moi, ou m’appeler si tu te sens déprimé. N’importe quel jour, n’importe quand. Je ne peux pas promettre que je répondrai systématiquement, mais je te recontacterai dès que possible, et je pourrais de toute façon décrocher le plus souvent, car il n’y a pas grand-chose dans mon quotidien qui demande à ce que je ne puisse m’arrêter un instant. »
Tu apprécies l’offre, mais tu as conscience que tu ne la saisiras probablement jamais. Du moins, pas avant de le connaître par cœur, et de t’assurer que ça ne le dérangerait pas d’être appelé.
« Tu sais, la plupart du temps, c’est seulement de la fatigue ou de l’épuisement. Une ou deux bonnes nuits de sommeil, un peu de repos durant la journée, et tout va mieux. Si je fais attention à dormir suffisamment, et à ne pas en faire trop, je vais toujours bien. C’est juste que… j’oublie, parfois. Mais merci à toi de me proposer ça, je le garderai en tête, promis. »
« Bien », te sourit-il. Tu perçois dans ses yeux qu’il se doute que tu ne le prendras pas au mot, mais il n’ajoute rien de plus. Après une pause, il tend la main vers son sac et en sort une boîte blanche et dorée, qu’il incline vers toi. Tu lui lances un regard interrogateur.
« Ouvre-la. J’avais dit que j’amènerais quelque chose. Ce n’est rien d’extraordinaire, mais j’espère que tu aimeras. Sinon, je garderai tout pour moi », termine-t-il l’air taquin.
Tu soulèves doucement le couvercle, puis le papier fin qui dérobe le contenu à tes yeux. Tu ne peux retenir un souffle d’admiration. Devant toi s’étalent des loukoums de couleurs variées ; tous semblent ciselés, comme des pierres précieuses, et tu t’attends presque à voir de petites étoiles voleter un peu partout, ainsi qu’à entendre un gling gling délicat.
« J’a-dore les loukoums. »
« Dommage pour moi, je suppose. Je suis heureux que tu les aimes. Ils ont tous des goûts différents évidemment, inhabituels pour la plupart. Si je me souviens bien, le bleu est à la myrtille, le vert pâle à la pomme verte, le vert plus foncé à la pistache, le rose à la rose, le jaune au yuzu, le blanc est nature, le violet à la violette, et je crois que le rouge est aux fraises sauvages, et l’orangé à la pêche. Est-ce qu’il y en a que tu n’aimeras pas ? » te questionne-t-il avec inquiétude.
« J’ai bien peur de les apprécier tous. Merci beaucoup, c’est un cadeau magnifique, Máni. Ils sont si beaux. Ne t’en fais pas, je partagerai avec toi, lui renvoies-tu du même air espiègle que lui. Où est-ce que tu les as trouvés ? »
« Il y a une excellente pâtisserie turque dans la ville d’à côté. La moitié de ce qui est proposé est végane et le gérant est tout à fait talentueux. De ce qu’il m’a expliqué, sa mère lui a appris toutes ses recettes, et il les reproduit avec beaucoup de soin, mais il a aussi développé les siennes pour élargir sa clientèle. Au début, il ne vendait que les loukoums nature, à la menthe, à la pistache et à la rose, puis il a progressivement créé les autres. Je t’emmènerai un jour, si tu en as envie. »
« J’aimerais beaucoup ! »
Alors que tu finis ta phrase, tu vois son regard s’assombrir, comme s’il regrettait sa proposition. Comme si quelque chose le perturbait dans ce qu’il venait de dire.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? » lui demandes-tu avec inquiétude.
« Ce n’est rien, désolé. »
Il semble recentrer son attention, et son regard s’adoucit à nouveau.
« Je ne pense pas que ce soit rien, insistes-tu. Tu deviens comme ça, parfois, et je ne comprends pas d’où ça vient. Est-ce que c’est quelque chose que je fais ? Est-ce que je peux t’aider pour quoi que ce soit ? Tu n’as pas à m’en parler, c’est juste que je serai là pour t’écouter, si jamais tu le souhaites. »
« Je te remercie, j’apprécie l’attention, mais je ne veux pas. Je ne veux pas… en parler, pour l’instant. Ce n’est pas assez clair dans mon esprit. Désolé. »
« Pas de problème, ne t’excuse pas ! Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver. »
Il acquiesce, et vous reprenez votre discussion, sur divers sujets. Une légère inquiétude plane toujours au fond de toi, mais tu essaies de la mettre de côté pour profiter de ta journée. Il t’en parlera lorsqu’il se sentira prêt.
Lorsque la conversation arrive à une pause naturelle, tu proposes :
« Alors, j’avais pensé qu’on pouvait regarder un film cette après-midi, et goûter ensuite, puis aviser ? Qu’est-ce que tu en dis ? Si tu as envie de faire autre chose, pas de problème. »
« Ça me paraît très bien. Est-ce que tu avais des titres en tête ? »
Tu réfléchis quelques instants, même si tu as déjà répété tes suggestions cent fois depuis hier.
« Je pensais… Peut-être Twixt ? Ou le Rocky Horror Picture Show. Ou L’étrange Noël de Monsieur Jack. La famille Addams est bien aussi. Ah, et j’ai entendu parler de cette nouvelle série, Extraordinary Tales , basé sur certaines nouvelles d’Edgar Allan Poe. Elle m’intriguait. Est-ce qu’il y en a certains qui te tentent plus ?
« Eh bien… commence-t-il, les sourcils froncés dans un air concentré. Honnêtement, je n’ai vu que les plus connus, L’étrange Noël de Monsieur Jack et La famille Addams. Je dois visionner le Rocky Horror Picture Show depuis un moment, mais je n’ai jamais pris le temps. Lequel est ton préféré ? Qu’est-ce que tu recommanderais ?
Tu pèses alors le pour et le contre de chacun, et lui racontes le synopsis global de Twixt. Commencer une série maintenant ne te paraît pas une bonne idée. Pourquoi pas ce soir, après le repas.
« Je pense que tu aimerais, donc on pourrait essayer celui-là. C’est parfois un peu too much, mais volontairement, et l’esthétique est très belle. L’histoire n’est pas mauvaise et il y a quelques détails cachés qui sont intéressants. Qu’est-ce que tu en dis ?
« J’ai une confiance absolue en tes goûts. Faisons comme ça », conclut-il.
Il étend ensuite son bras contre le dossier du canapé pour t’inviter à venir contre lui. Son air reste assuré, mais sa position te montre qu’il te laisse la possibilité de refuser si tu ne te sens pas à l’aise.
Le cœur battant, tu vas t’assoir à côté de lui. Immédiatement, son odeur, sa chaleur, son contact te font tourner la tête. Tu n’oses pas imaginer la couleur de ton visage. Il fait mine de ne s’apercevoir de rien, et tu essaies de te concentrer sur les tâches basiques devant toi. Attraper la télécommande, allumer la télévision. Aller dans ton disque dur. Sélectionner le film.
Tu te renfonces dans le canapé, et t’appuies contre son bras. Tu veilles à ne pas te coller contre lui ; la journée a à peine commencé. La dernière fois, il faisait nuit et cela facilitait les choses. Tout paraît plus simple, la nuit. Tu as aussi un peu peur de la façon dont il pourrait agir et de ce qu’il pourrait comprendre de ton comportement. Les minutes passent, et il ne tente rien qui te mette mal à l’aise. Tu te détends petit à petit. Son attention reste focalisée sur l’écran devant vous. Durant l’heure et demie, il te caresse parfois les cheveux, ou se tourne vers toi pour te sourire. Il a l’air d’apprécier le film, et tu es aux anges. Un de tes films préférés ; chez toi, avec la personne que tu aimes le plus au monde. Tu ne pourrais rêver mieux et te noies dans un bonheur béat.
Le générique de fin se met à défiler et vous vous écartez donc légèrement l’un de l’autre. Sans y réfléchir, il te prend la main et tu savoures ce contact. Vous commencez à discuter du film, de ce qu’il en a pensé, ainsi que des détails que tu peux apporter quant à sa conception. Vous passez tous les deux un excellent moment à échanger, à débattre. Vous vous stimulez toustes les deux, vous faites découvrir des choses, tissez plus loin ensemble. Il y lie d’autres œuvres qu’il a vues, que tel ou tel élément lui a rappelées, et la conversation s’élargit. Vous y ajoutez quelques livres, et le temps s’écoule à toute vitesse, sans que vous vous en aperceviez. Lorsque vous reprenez vos esprits, il est déjà 17h, et tu bondis sur tes pieds car l’heure du goûter est arrivée alors que tu n’as rien préparé.
« Nous avons tout le temps du monde, ce n’est pas un problème si nous buvons le thé une demi-heure plus tard que d’habitude, tu ne crois pas ? » te rassure-t-il.
Il a raison. Il reste toute la soirée, vous pouvez bien décaler un peu l’heure à votre convenance. Tu l’invites à venir avec toi dans la cuisine, et comme tout à l’heure, il s’assied en face de toi. Tu places sur ton plan de travail un saladier dans lequel repose une pâte dorée bien gonflée.
« Qu’est-ce que tu prépares ? » t’interroge-t-il.
« Tu verras », lui réponds-tu, l’air mystérieux.
Tu ajoutes à côté un bol rempli d’une poudre brune et granuleuse. Tu saupoudres un peu de farine sur ta table et commences à étaler ta pâte.
« Puis-je t’aider pour quoi que ce soit ? » te questionne-t-il à nouveau.
« Je ne pense pas, mais tu me tiens compagnie. Et puis, je peux faire deux choses en même temps, on peut discuter. »
Il te regarde d’abord faire, sans rien dire. Tu attrapes la margarine dans ton frigo, et en étales sur les bords de ta pâte bien large. Puis tu graisses un plat avec.
« Pourquoi est-ce que tu aimes faire de la pâtisserie ? » te demande-t-il soudainement.
« Ouh, la réponse à ça est trop longue pour aujourd’hui. Mais en très bref, la concentration et la technique que ça requiert, l’esthétique, la joie de faire de bonnes choses. Et toi ? Est-ce que tu cuisines ? Ou pâtisses ? Tu ne m’en as jamais parlé. »
Tu commences à saupoudrer ta poudre brune, de la cannelle et du sucre, sur ta pâte étalée.
« Je trouve les pâtisseries très difficiles et délicates à faire. Je préfère la cuisine, dans laquelle il me paraît beaucoup plus simple de rattraper ses erreurs. Je ne peux pas dire que je sois brillant, mais je connais quelques bonnes recettes. »
« Je suis sûre que tu es juste modeste et que tu prépares des plats délicieux », rétorques-tu.
« Eh bien je te laisserai en être seul juge, si tu le veux », te répond-il placidement. Non sans une once de malice dans le regard.
« J’aimerais beaucoup ! » t’enthousiasmes-tu.
La perspective d’aller chez lui, de goûter à sa cuisine, te remplit de joie.
Tu roules ta pâte en un cylindre bien serré et commences à la découper en tranches, que tu déposes dans ton plat l’une après l’autre. Tu le couvres d’un torchon, puis le places près du four mis à préchauffer. Tu lances alors un minuteur sur ton téléphone.
« Cinnamon rolls. Quelle merveilleuse idée ! Cela fait des années que je n’en ai pas mangés. Tu es absolument brillant », déclare-t-il dans un sourire lumineux qui te traverse le cœur.
Tu t’assieds toi aussi à côté de ton plan de travail, et vous profitez de la demi-heure à attendre pour continuer votre discussion artistique de tout à l’heure. Lorsque ton alarme sonne, tu enfournes ton plat.
« Est-ce que tu aimerais un peu de pumpkin spice latte pour aller avec ? » proposes-tu en te retournant vers lui.
« Si cela ne te dérange pas, avec plaisir. Oh, mais tu sais quoi ? Je vais le faire. Donne-moi tes instructions et je les suivrai avec assiduité, suggère-t-il en quittant sa chaise. Je te promets d’être soigneux. »
« Tu es sûr ? Tu es l’invité, je devrais le faire moi », le questionnes-tu, incertaine.
« Absolument sûr. Dis-moi quoi faire, love. »
Tu consens à le laisser préparer, t’assieds à sa place et commences à lui indiquer où sont les tasses. Il en profite pour découvrir ta large collection.
« Laquelle est ta préférée ? » te demande-t-il.
« Celle avec l’ornithorynque, je pense. Ou celle avec le capybara. Choisis ta préférée aussi. »
Il dépose la tienne, et une autre avec La Nuit étoilée de Van Gogh.
« Bon, prends une casserole. Dedans, mets quatre cuillères à soupe de purée de citrouille. Là, dans le frigo. Sur ta droite. Ajoute une cuillère à soupe de mon mélange d’épices, sur l’étagère. »
« Qu’est-ce qu’il y a dedans ? »
Il ouvre le pot, essaie de humer son contenu.
« Je sens… de la cannelle et du clou de girofle. »
« Il y a aussi du gingembre et de la noix de muscade. Un mélange d’épices à citrouille classique. C’est plus facile. Le mien a un peu moins de clous de girofle, parce que je n’aime pas trop ça. Maintenant, fouette le tout sur feu moyen. »
Il s’exécute consciencieusement, puis se tourne vers toi. Il te sourit ; il a l’air de s’amuser et cela te réjouit. Cuisiner à deux est encore mieux que ce que tu aurais pu imaginer. Ou peut-être que c’est seulement parce que c’est lui.
« Tu vas ajouter deux tasses de lait, et deux cuillères à café de sucre brun. Le mien est plutôt blond, mais apparemment le brun est meilleur, si tu veux essayer un jour. Mélange à nouveau. Je vais attraper le thé. »
Tu te diriges vers l’étagère la plus éloignée de ta cuisine, là où sont disposées toutes tes boîtes. Tu choisis un chai à la vanille. Tu t’approches de ton compagnon, et en verses dans la casserole trois cuillères à café environ.
« On filtrera à la fin. Maintenant, sur feu doux pendant cinq minutes. Je vais mettre un minuteur. »
Durant ces cinq minutes, vous ne dites rien, et aucun malaise ne t’envahit. Vous profitez simplement du plaisir d’être ensemble, de la compagnie de l’autre. Tu te sens bien. Les voix anxieuses dans ta tête se sont tues.
Vous filtrez le thé, remplissez vos tasses, puis vous vous rasseyez. Vous soufflez chacun·e sur votre mug. Vous vous observez, sans un mot. Finalement, vous vous souriez, encore.
« Est-ce que tu as déjà essayé avec un thé différent ? » rompt-il le silence au bout de quelques minutes.
« Jamais, mais je serais curieuse de tenter avec du houjicha, et aussi du sobacha. Probablement plus pour un latte simple qu’un latte à la citrouille, mais je pense que ça peut être pas mal. »
« C’est vrai, ça m’intrigue également, maintenant que tu le dis. Peut-être avec du genmacha ? » suggère-t-il après quelques instants.
« Ooooh, ça devrait être bon, excellente idée ! On devrait essayer, un jour ! »
« … Nous devrions, en effet », déclare-t-il après un moment de silence.
Durant ce laps de temps, tu vois à nouveau son regard se voiler, s’attrister. Comme si un chagrin profond, venu de trop loin, lui dévorait le cœur. Puis cela lui passe, et la mer déchaînée de ses yeux redevient lagon. Encore une fois, la curiosité t’agite, mais il a verbalisé clairement qu’il ne voulait pas en parler pour l’instant. Cela t’est difficile, mais soit.
Vous discutez encore un peu, puis ton minuteur sonne. Précautionneusement, tu sors le plat brûlant du four. Vous le laissez refroidir quelques minutes, et tu prépares pendant ce temps le glaçage. Tu mélanges dans un bol de la margarine, de l’extrait de vanille et du sucre glace jusqu’à ce que le tout devienne fluide. Tu la verses ensuite sur tes cinnamon rolls. Tu indiques à ton compagnon d’attraper deux assiettes, puis vous sers à chacun une part.
Lentement, vous savourez votre première bouchée, puis la deuxième, et sirotez votre breuvage. Tu as le sentiment d’être au paradis, et certainement la personne la plus heureuse du monde à cet instant. C’est une évidence. Vous basculez à nouveau sur vos lectures, puis tu demandes à Máni de te parler un peu plus en détail des ami·e·s que tu as rencontrés à la soirée. Vous échangez, riez parfois, et tu ne peux te départir de cette sensation que vos âmes sont connectées. Tu sais que ce sont probablement les hormones qui perturbent ton cerveau, et te donnent l’impression que tout ce qu’il dit est éminemment pertinent, mais tu t’en fiches. Tu profites de l’une des meilleures après-midis de ta vie.
Lorsque vous terminez votre goûter, il débarrasse vos assiettes dans ton évier. Le voir ainsi, au milieu de ta cuisine, te frappe. Comme si une créature des cieux était descendue sur cette terre et n’avait pas sa place au milieu de tâches aussi anodines du quotidien. Évidemment, c’est une pensée stupide, il s’en occupe certainement chez lui, mais cette impression étrange d’un ange scintillant qui ferait la vaisselle persiste.
Il se retourne vers toi et te jette un regard interrogateur, ce qui te sort de tes circonvolutions. Vous vous déplacez jusqu’au canapé pour décider de la suite.
« Qu’est-ce que tu aimerais faire ? » le questionnes-tu.
« Tu sais que tout ce que je fais avec toi me convient. Est-ce que tu as envie de quelque chose en particulier ? »
Bien sûr que tout ce que tu fais avec lui te convient aussi. C’est bien pour cela que tu lui demandes de choisir : tu détestes prendre ce genre de décisions.
« Pas vraiment. Je commencerai à cuisiner vers 19h environ, et il est… déjà 18h ?! Eh bien nous avons une heure. »
« Nous pourrions lire un peu ? Un temps calme avant la soirée me paraît bien. Qu’est-ce que tu en penses ? »
Tu acquiesces avec enthousiasme, à la fois parce que l’idée te plaît et qu’il t’a évité de devoir trancher. Tu lui cites quelques titres qui correspondent à l’ambiance d’Halloween : vous choisissez tous les deux un ouvrage, toi les Fleurs du mal, et lui Le Spleen. La poésie semble plus appropriée pour un temps relativement court, et Baudelaire parfait pour l’occasion, même si un peu cliché. Un quart d’heure passe et ton attention ne cesse de se déliter. Sa présence à côté de toi t’attire irrémédiablement, te déconcentre. Tu hasardes un regard vers son visage focalisé, vers ses yeux qui balaient les mots. Qu’il est beau. Tu te demandes quand est-ce que tu commenceras à repérer ses imperfections, et si ce sera le cas un jour. Ses mains délicates, ses doigts fins qui tournent les pages… tu essaies de ne pas le fixer pour ne pas le mettre mal à l’aise, mais il t’est difficile de résister. Tu penses à sa voix, qui enlace comme une couverture qu’il déposerait autour de ton cœur. Qui susurre parfois, comme le plus doux des velours. Une idée te vient en tête, dont tu pèses le pour et le contre. Tu aurais honte de lui demander cela… mais d’un autre côté tu sais qu’il serait parfait. Tu laisses passer encore quelques minutes, où tu essaies de te concentrer sur ton ouvrage. Finalement, tu cèdes et saisis ton courage à deux mains. Tu prends une longue inspiration et te lances.
« Dis, Máni… »
Il se tourne vers toi, et vous êtes si proches, si proches. Tu plonges ton regard dans le sien et manques perdre le fil de ta pensée. Il attend, curieux.
« Oui, darling ? »
« Je me demandais si… si… tu serais d’accord pour lire quelques poèmes… à voix haute.
Tu sens tes joues te brûler plus que jamais et tu aimerais te cacher au fond d’un trou. Tu détournes le regard.
« Pas de problème si tu ne veux pas ! C’est une idée stupide de toute façon. Oublie. »
« Tu veux que moi je te lise certains des poèmes les plus ciselés de la littérature ? Tu es sûre ? Je ne sais pas comment… Je ne suis pas vraiment… Je veux dire, je n’ai jamais fait ça. Mais si c’est vraiment ce dont tu as envie, bien sûr que je peux faire ça pour toi, love. Promets-moi seulement de m’arrêter si c’est trop mauvais. »
Son ton, d’abord incertain, gêné presque, gagne progressivement en assurance lorsqu’il décide qu’il fera tout ce qu’il te plaira. Même si cela implique de n’avoir aucune idée concernant le comment ni si le résultat se révèlera à la hauteur de tes espérances. Tu le sais, toi, qu’il dépassera toutes tes attentes. Comment pourrait-il en être autrement ? Sa voix est merveilleuse, et il peut s’identifier aux poèmes, comprendre les intentions de l’auteur, la beauté de ses mots. Il aime ces œuvres autant que toi.
Tu lui tends ton livre.
« Je n’ai aucun doute sur le fait que ce sera bien exécuté. Ne réfléchis pas, lis juste. Tu seras parfait. »
Tu te recules un peu, pour pouvoir l’admirer, et pour lui laisser la place de s’étendre, de se redresser.
Il ne choisit aucun poème en particulier, commence à la première page, puis en saute certains lorsqu’il les juge moins intéressants.
Lorsqu’il prononce les premiers mots de « L’Albatros », avec son accent anglais, sa tonalité particulière, ses inflexions à lui : tu pourrais mourir. Là, à cet instant, face à la beauté de cette scène, la beauté de ces mots, de sa voix, tu pourrais mourir d’extase, de bonheur, d’admiration. Tu te demandes si cela ressemble à ça, le syndrome de Stendhal. Tu as le sentiment que devant toi s’étend l’image même de la perfection, une image rare que tu ne croiseras peut-être jamais plus, que tu savoures seconde par seconde, octave par octave, syllabe par syllabe. Tu pourrais mourir et en être heureuxse.
Tu fermes les yeux, te laisses porter par sa voix. Tu sens ton dos s’enfoncer dans le canapé. Un sourire apaisé étire tes lèvres ; c’est ce qui lui assure que sa lecture te plaît. Parfois, tu entrouvres les paupières, juste pour l’apercevoir, juste pour profiter à nouveau de cette scène d’un autre monde. Tu essaies de graver tous les détails de son visage dans ta mémoire, toutes ses mimiques, l’émotion dans ses yeux. Sa voix emplit ton cœur, ton corps, ton esprit, et plus rien n’existe que lui.
« Il est 19h, love », chuchote-t-il près de toi.
« Non. Impossible. »
Un rire léger sonne à tes oreilles.
« Je t’assure que c’est le cas. »
« Mais tu as commencé il n’y a même pas cinq minutes ! »
« Plutôt il y a une demi-heure, j’en ai peur. Clairement, ce n’est pas toi qui lisais, ajoute-t-il d’un air amusé. Est-ce que tu veux rester ici ? Que ce soit moi qui cuisine ? » propose-t-il, toujours à voix basse.
À la proximité de sa voix, tu sais qu’il se tient tout près, trop près de toi. Tu sens presque son souffle contre ton cou. Tes aïeux. Cela te donne envie de t’enfouir contre lui pour ne plus jamais t’extirper de ses bras.
« Complètement hors de question, arrives-tu à rétorquer en ouvrant les yeux. D’abord, c’est toi qui es invité. Ensuite, j’ai déjà préparé la plupart des choses ».
Alors que tu t’apprêtes à te lever, il te retient, te rapproche contre lui.
« Comment était-ce ? Tu ne m’as rien dit. Tu as eu l’air d’apprécier. Ai-je répondu à tes attentes ? »
Ce ne sont plus seulement tes joues que tu sens brûler, mais tout ton corps, ton cœur surtout te paraît prêt à s’embraser.
« Tu étais parfait. Brillant. Comme je l’avais prévu. C’était évident, tu es parfait. »
« Non, je ne le suis pas. »
Tu entends, tout au fond de sa voix, un semblant de tristesse, une solitude, une noirceur caractéristique que tu as appris à repérer il y a longtemps, celle des émotions négatives. Le reflet de ce qu’il se passe dans ses yeux lorsque l’orage se lève. Puis, tout aussi soudainement, une éclaircie.
« Merci, cependant. Je suis heureux que tu aies aimé. Je ne suis probablement pas très doué pour l’exercice, mais si cela te plaît, demande-moi simplement et je le ferai chaque fois que tu en auras envie. »
« Tu es si gentil », ne peux-tu t’empêcher de dire.
Embarrassée, tu te lèves cette fois pour de bon.
« Tu peux rester ici et continuer à lire, si tu veux », lui précises-tu.
« Est-ce que cela te dérange si je viens avec toi ? J’aime te regarder cuisiner, tu as l’air tellement dans ton élément, tellement à l’aise. C’est comme regarder quelqu’un danser. Et je peux peut-être t’aider ? »
Tu demeures d’abord interloqué devant le compliment. Puis tu le savoures. Et détournes les yeux, gênée.
« Bien sûr, tu ne me dérangeras jamais, tu sais ? J’aime ta compagnie. Et je suis touché que tu penses ça… »
Tu lui tends une main, qu’il saisit, et vous vous dirigez vers la cuisine.
« Bon, le dessert d’abord », énonces-tu.
Il s’assit à nouveau en face de toi, attentif.
Tu sors de ton frigo un Tupperware rempli de purée de citrouille, puis du sirop d’érable, du cream cheese et du yaourt de soja, de la crème de riz, du lait végétal vanillé, de la margarine. Et du congélateur, un saladier et tes fouets. De ton placard, un paquet de spéculos et du sucre. Ton mélange de pumpkin spices est resté sur la table. Tu tends un second saladier à ton compagnon ainsi qu’un pilon et tes biscuits.
« Est-ce que tu pourrais en faire des miettes ? »
Il acquiesce, remonte ses manches légèrement. À nouveau, tu te demandes pourquoi le moindre de ses mouvements te semble si gracieux et fait chavirer ton cœur, pourquoi chacun de ses gestes devient douloureusement beau. Tu te reconcentres sur les ustensiles devant toi.
« Désolée, ça va être un peu bruyant. »
Tu fouettes le lait vanillé et la margarine, de plus en plus vite. Lorsque ta chantilly commence à se former, tu y ajoutes du sirop d’érable et finis de la monter. Tu t’assures qu’elle est bien ferme, puis tu la replaces au frigo. Tu laves rapidement ton ustensile, que tu mets à sécher, puis sors un autre saladier et une cuillère en bois. Tu pousses la margarine vers Máni et lui demandes d’en incorporer un peu aux miettes qu’il est en train d’écraser, pour qu’elles puissent accrocher entre elles. Tu lui désignes le tiroir des couverts afin qu’il puisse attraper une fourchette.
Dans ton récipient, tu combines ton yaourt et ton cream cheese, ta crème, du sucre, un peu de vanille et une cuillère à soupe d’épices. Tu ajoutes ensuite ta purée de citrouille, et mélanges à nouveau vigoureusement pour obtenir un résultat homogène. Vous terminez en même temps vos tâches respectives.
Tu sors un moule à entremets, un cadre, que tu poses sur ton tapis antiadhésif. Tu étales au fond les miettes de spéculos jusqu’à former une pâte compacte qui recouvre tout l’espace. Après avoir versé ta crème, que tu lisses avec une spatule, tu places le tout au frais.
« Pas trop mal. »
« Ça a l’air délicieux. J’ai faim rien qu’à le regarder », confirme-t-il.
« Oh mais ne t’inquiète pas, je n’ai pas oublié le salé, le taquines-tu. Tu veux toujours participer ? »
« Bien sûr, dis-moi. »
« Prends tous les Tupperwares dans le frigo, ceux du dessus. Et vide-les dans cette grosse marmite. Mets un peu d’huile d’abord, puis à feu moyen. Mélange de temps en temps. Voilà, tu auras terminé. »
Il s’exécute, et tu l’observes en coin. De ton côté, tu tranches du pain en petits morceaux, que tu étales dans un plat. Tu y verses de l’huile, saupoudres de sel et de poivre, de quelques herbes. Tu remues le tout et enfournes avec le grill activé, puis tu lances un minuteur de cinq minutes. Pendant ce temps, tu mélanges dans un bol de la crème de soja, du cream cheese et de la ciboulette que tu éminces.
« Tu veux goûter ? » proposes-tu en tendant une cuillère à ton compagnon.
« Avec plaisir ! »
Il se rapproche de toi, passe son doigt sur la cuillère.
« Hmhm, peut-être un peu plus de ciboulette ? »
Tu goûtes aussi.
« Je suis d’accord. »
Tu en ajoutes donc, puis tu ranges ton bol au frigo. Ton minuteur sonne et tu retires tes croutons du four.
« Bon, plus qu’à attendre que la butternut cuise. Quinze minutes devraient suffire, je l’ai précuite. »
Cela fait trop peu pour que vous preniez la peine de vous assoir. Vous restez debout au milieu de ta cuisine et commencez à parler, comme déjà maintes fois, de vos poèmes préférés, de leurs implications, plus ou moins progressistes selon les thématiques. Le quart d’heure passe en un instant. Tu en profites pour mettre la table et sortir une nappe de circonstance, tes couverts gothiques les plus distingués, quelques confettis orange, deux coupes argentées.
Lorsque tous tes légumes sont cuits, tu les mixes patiemment, jusqu’à obtenir un beau velouté. Tu fais encore une fois goûter Máni pour recueillir son avis, et ajustes l’assaisonnement en fonction.
Tu choisis deux jolies assiettes creuses, noires pour l’occasion. Tu les remplis de soupe, puis tu dessines avec ta crème à la ciboulette par-dessus et ajoutes tes croutons.
« Il en reste, si tu en reveux. »
Tu apportes vos deux assiettes sur la table dressée. Vous vous asseyez à nouveau l’un en face de l’autre, vous vous souriez, pour la millième fois de la journée, heureuxses d’être là, ensemble. De partager cette soirée. Tu lui fais signe de commencer et tu le regardes plonger sa cuillère dans la soupe, attraper un peu de crème, un crouton, les porter à sa bouche. Il semble réfléchir, savourer un instant.
« C’est excellent. J’ai bien peur de ne jamais égaler tes compétences, même concernant le salé. Merci pour ce délicieux plat… et pour tous tes efforts. C’est vraiment bon. Goûte. »
Tu acceptes le compliment, mais ne peux t’empêcher de vouloir rétablir ce que tu estimes la vérité.
« Oh, ne t’inquiète pas, tu y arriveras, je connais seulement quelques recettes que j’utilise pour faire illusion, mais une fois que je les ai toutes montrées, il ne me reste plus grand-chose. J’ai hâte de découvrir ta cuisine, par contre. »
Tu portes toi aussi à tes lèvres une cuillère au contenu similaire, souffles, et tu prends le temps d’enregistrer toutes les saveurs. Pas mal. La douceur de la crème est relevée par le salé du cream cheese et le côté herbacé de la ciboulette, qui viennent mettre en valeur la courge. Le crouton constitue un bon ajout pour apporter du croquant, et une touche supplémentaire d’aromates. Tout en discutant, vous dévorez vos assiettes.
Lorsque vous les avez terminées, raclées, saucées, tu te lèves pour préparer la suite. Ton compagnon s’apprête à faire de même, mais tu poses une main sur son épaule pour le retenir.
« Ne bouge pas, j’en ai seulement pour cinq minutes. »
Tu sursautes presque au contact de son épaule, de sa chaleur, de la texture de sa chemise. Tu n’aurais pas osé agir ainsi avec préméditation. Doucement, tu retires ta main, avant d’avoir envie d’entremêler tes doigts dans ses cheveux, d’enfouir ton visage au creux de son cou.
Tu attrapes une poêle, que tu huiles, puis tu verses un Tupperware des aiguillettes de seitan que tu avais mises à mariner toute la journée. Tu les laisses dorer, et sors deux assiettes, sur lesquelles tu disposes un peu de salade verte, quelques tomates, quelques morceaux d’oignons. Tu places en plus deux petits pains plats, que tu as préparés plus tôt. Lorsque tes aiguillettes deviennent bien croustillantes, que leur odeur savoureuse commence à emplir ta cuisine, tu les ajoutes. Tu nappes d’une sauce blanche aux herbes et déposes ton œuvre devant Máni, puis devant toi.
« Est-ce que c’est… ? » demande-t-il en humant la viande.
« Des aiguillettes de seitan façon kebab, yep. Je n’ai jamais été très convaincu par les kebabs véganes que j’ai goûtés jusque-là. J’ai dû en manger un vraiment bon une fois, peut-être deux, dans d’autres villes. Du coup j’ai tenté de créer ma propre version », lui expliques-tu.
« C’est brillant. Absolument brillant. J’ai souvent trop peur de cuisiner quelque chose d’effroyable pour essayer de nouvelles choses. Si je ne sais pas comment le faire et que je n’ai pas une recette sous la main, j’ai tendance à être extrêmement prudent. Alors commencer à partir de rien, comme tu le fais… J’espère développer plus de courage pour expérimenter dans le futur. J’admire ta détermination », conclut-il.
« Goûte d’abord, avant d’en dire plus. »
Il pique une tranche de viande, qu’il trempe dans la sauce, avec un morceau de salade, de tomate, d’oignon. Son visage s’éclaire et tu le vois se retenir de sourire trop largement.
« Dieux, c’est si bon. Je crois que c’est la meilleure chose que j’ai jamais mangée ! »
Tu pouffes et commences à déguster toi aussi.
« Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ? »
Il continue son plat avec appétit, agrémentant ses bouchées de morceaux de pain.
« Pas du tout. Tes compétences sont incroyables. Je veux manger ça à tous les repas jusqu’au jour de ma mort », précise-t-il avec assurance.
Tu ris à nouveau devant sa réaction, mais tu es heureuxse de voir que cela lui plaît. Même s’il exagère, il aime tout de même ce que tu as préparé et cela te rassure. Tu sais que tu as plus de difficultés pour tout ce qui concerne le salé. Une fois encore, avoir quelques recettes dans ta manche te sauve la vie. Tu savoures toi aussi ton plat. Tu aurais pu faire deux pains à kebab, mais tu voulais éviter de faire quelque chose qui soit salissant à manger. Tu aurais angoissé à nouveau. C’est bien plus simple comme cela.
« Tu devrais quand même garder de la place pour le dessert », lui rappelles-tu.
« Tu sais que j’ai un second estomac pour le sucré, tout comme toi, je suppute. »
Vous terminez vos assiettes, vos échanges allant toujours bon train. Lorsque tu lui proposes de se resservir, il décline. Il a décidé de rester raisonnable. Il est vrai que toi aussi, tu commences à sentir que vous avez déjà bien mangé. Tu te félicites d’avoir choisi un dessert plutôt léger.
Alors que tu t’apprêtes à te lever, il se lève également pour débarrasser. Au lieu de se rassoir ensuite, il reste debout, avec toi.
« J’ai juste à monter le dessert, tu sais. Tu peux t’assoir. »
« Je sais, mais j’ai envie d’être avec toi. Et de te voir à l’œuvre. Après tout, nous allons bientôt déguster la meilleure partie. Et même si j’espérais que tu aies préparé quelque chose de simple, que tu ne t’embêterais pas à faire compliqué seulement pour moi, je peux constater que tu as pensé à une pâtisserie aussi élaborée que celles que tu sers à ton salon. N’est-ce pas ? »
« Comment je pourrais faire quelque chose de simple alors que c’est la première fois que tu viens ici ? Et puis je préfère les pâtisseries raffinées, que veux-tu. Ça ne me dérange pas. Même si c’est mon métier, c’est avant tout quelque chose que j’aime. »
Tu fais de la place sur ton plan de travail, et Máni observe tous tes gestes avec intérêt. Tu remplis d’abord ta poche à douille de chantilly. Tu sors ensuite du frigo ton entremets, que tu démoules, puis tu le coupes en rectangles, comme à ton salon de thé. Tu choisis les deux plus réguliers, que tu disposes sur deux jolies assiettes à dessert. Tu extrais de ton placard des noix de pécan que tu as fait caraméliser au préalable, puis tu en recouvres les parts et tu poches ta chantilly par-dessus pour dessiner de belles décorations. Tu ajoutes une petite citrouille en sucre et inspectes le résultat.
Les couleurs forment un délicat dégradé, du brun de la pâte au mandarine de ton cheesecake, avec la chantilly restée blanche malgré le sirop d’érable, et tes petites citrouilles orange vif. Tu trouves que cela manque de verdure et déposes en plus deux feuilles en papier azyme. Tu as toujours aimé ça, sans que tu te l’expliques. Le résultat te plaît.
Tu sens le regard de ton compagnon derrière toi, qui s’est tenu à distance pour ne pas te gêner. Tu vérifies encore une fois que tout semble prêt, admires le blanc immaculé de ta chantilly, le contraste du vert et de l’orange vif. Oui, décidément, tu les trouves très jolies, ces parts. Tu les déposes sur la table, et vous vous rasseyez toustes les deux. Máni contemple son assiette presque religieusement, dans un mélange de respect et d’émerveillement.
« Il va falloir le manger, tu sais », déclares-tu, amusé par son attitude.
Il relève les yeux, te jette un regard presque désespéré.
« Mais je ne veux pas ! Elles sont trop jolies ! »
« Comment tu fais quand tu viens au salon, alors ? »
« Eh bien… la première fois, ce fut difficile. Ça m’a bien pris une minute ou deux pour me décider. Pour m’aider, je me suis dit que c’était ton travail et qu’il y en avait dix autres comme celle dans mon assiette en vitrine. Mais là c’est différent, tu as cuisiné juste pour moi. Je t’ai observé le faire, et j’ai trouvé ça beau. C’est comme si tu m’offrais un cadeau et que je devais le faire disparaître », termine-t-il presque tristement.
« Si ça peut te consoler, je promets de te préparer plein d’autres pâtisseries dans le futur. Avec autant de soin et d’affection. »
À ces mots, son regard change, redevient brusquement sérieux. Une fois encore, c’est quelque chose que tu as dit. Tu commences à te demander si ce n’est pas l’idée de l’avenir qui l’angoisse. Et cela ne te rassure pas. Tu reposes ta fourchette à dessert dans ton assiette, l’observes, l’air inquiet. Ses yeux se troublent, passent à travers toi. Puis, comme à chaque fois, après quelques secondes, il revient à lui, retrouve sa contenance.
« Je te remercie. Cela ne peut effacer mes regrets de manger quelque chose d’aussi délicat, mais j’ai hâte de découvrir toutes tes créations. Je serai très privilégié si je peux les goûter et je suis vraiment heureux d’avoir partagé ce repas avec toi, et de profiter de ce dessert. »
Si le futur l’inquiète, ce qui t’inquiète par extension, tu décides de te concentrer sur le présent, sur votre temps ensemble. Après tout, ce sont les bons moments comme celui-ci qui permettent d’en vouloir plus, de se projeter, de continuer à vivre.
« Avec grand plaisir. Merci à toi d’être venu aujourd’hui, j’ai adoré passer ces moments avec toi, et cuisiner ensemble. J’aime tellement ta compagnie. Et je suis aussi heureuxse que tu aies aimé ma cuisine, j’avais peur que ce ne soit pas à ton goût. C’était vraiment une belle journée. »
Gênée, tu plonges à ta fourchette dans ton entremet et te focalises sur ta bouchée. La crème du cheesecake est équilibrée et permet de compenser le sucre des spéculos. La chantilly se dissipe sur ta langue, amène de la fraîcheur et une note caramélisée grâce au sirop d’érable. Les noix de pécans apportent de la douceur, du croquant. Le tout fond en bouche ; tu te félicites encore d’avoir choisi ce dessert, parfait pour une fin de repas, parfait pour l’automne. Vous terminez vos assiettes en silence. Même si vous savourez votre pâtisserie, quelque chose entache légèrement la complicité que vous aviez retrouvée aujourd’hui. Tu fais de ton mieux pour essayer de mettre cela de côté. Il te propose de s’occuper de la vaisselle et tu acceptes sans difficulté : tu sens la fatigue commencer à peser sur tes épaules. Tu restes assis à la table de la cuisine, observant son dos, ses gestes, plongée dans tes pensées. Lorsqu’il termine, tu te secoues et te ressaisis.
« Je pourrais faire un chocolat chaud à la châtaigne. Qu’est-ce que tu en dis ? Quelque chose de chaud pour la soirée et de sucré pour nous donner un peu plus d’énergie. »
« Oui, cela me donne envie. Est-ce que tu aurais quelque chose pour le garder à bonne température ? Je ne pense pas le boire immédiatement. »
Après réflexion, tu te demandes toi aussi si une pause ne serait pas bienvenue.
« J’ai exactement ce qu’il faut. »
Tu sors deux tasses, de celles que tu peux emmener partout et qui sont isothermes.
« Tu sais quoi ? J’ai même une meilleure idée. On pourrait aller marcher dehors, admirer les lumières d’Halloween. Ça nous aidera à digérer et le chocolat nous gardera au chaud. Qu’est-ce que tu en dis ? Si tu préfères rester à l’intérieur, ça me va très bien aussi. »
Il réfléchit quelques secondes, puis te sourit, enthousiaste.
« J’adorerais me promener avec toi et regarder toutes les décorations, darling. C’est une excellente idée et je regrette de ne pas y avoir pensé moi-même. »
L’affection dans ses yeux, la chaleur avec laquelle il accueille ta proposition, tout cela fait battre ton cœur plus vite. Tu l’aimes, tellement. La légère cassure qu’il y avait eu entre vous deux semble disparaître, vous vous sentez à nouveau heureuxses ensemble et vous reléguez vos inquiétudes dans un coin de votre tête. L’idée de marcher avec lui, côte à côte – peut-être même à son bras – te ravit. Tu prépares en vitesse le chocolat et ajoutes du sirop de châtaigne. Vous vous habillez chaudement, car il est vingt-deux heures passées, et sortez dans le froid de la nuit avec des étoiles plein les yeux et l’émerveillement d’enfants rivé au cœur.
Au dernier moment, tu t’aperçois qu’il n’a pas apporté d’écharpe et lui en prêtes une, noire, pour aller avec ses habits. Vous rejoignez les artères principales où miroitent les illuminations les plus grandioses ; vous marchez lentement, profitez du décor, de votre temps ensemble. L’air glacial vous gèle le visage, mais vous êtes trop bien emmitouflé·e·s pour avoir froid. L’adrénaline vous tenait chaud et vous accueillez les températures basses avec plaisir. Vous avancez côte à côte, tournant la tête en tous sens alors que vous déambulez sous de grandes arches scintillantes couvertes de feuilles d’automne rouge vif, dorées, orange, safran, cumin. Vous remontez la rue et commencez à explorer les endroits moins connus. Máni te propose son bras : tu le saisis avec entrain. Vous passez près du salon de thé où vous aviez goûté, avec son arbre centenaire qui surplombe toute la place. De nombreuses décorations en forme de citrouilles y ont été accrochées, chacune avec une loupiote à l’intérieur. Au pied du tronc, ce que vous supposez être toutes les courges creusées par les enfants du quartier forment un rassemblement de tête de cucurbitacées aux dessins variés. Vous prenez votre temps pour les admirer, les détailler.
Vous repassez aussi près de la librairie ancienne, où le propriétaire avait aménagé une belle vitrine d’automne, mettant en avant quelques classiques du gothique et de l’horreur qui relancent votre conversation sur le sujet. Vous naviguez sans but précis dans le dédale des ruelles, vous laissant attirer çà et là par les miroitements engageants. Votre chocolat chaud se laisse siroter à petites gorgées. Vous finissez par tomber sur une petite esplanade où sont suspendues, côte à côte, des dizaines de guirlandes étincelantes : vous vous baignez dans une pluie d’étoiles. Vous restez debout, au milieu de toute cette lumière, caressant les ribambelles de lueurs dorées, levant de temps en temps le regard vers le véritable ciel pour apercevoir quelques astres et compléter le tableau. Vous en reconnaissez certains, les nommez, puis vous perdez parfois dans les yeux de l’autre, qui contiennent tout autant de galaxies et de constellations à découvrir.
Après avoir visité la plupart des rues, vos pas vous guident finalement vers le parc où vous aviez lu dans l’herbe. Vous ne savez pas si quelque chose a été mis en place ici, mais vous repérez bien vite en vous approchant que des reflets bleutés et dorés émergent çà et là. Vous franchissez les grilles et commencez donc à suivre le sentier qui s’enfonce sous les arbres. Le vent léger bruisse dans les feuilles pour accompagner votre promenade. Quelques citrouilles ont été éparpillées un peu partout, mais également des dizaines de bougies, parfois dans des jarres transparentes, parfois suspendues, qui illuminent d’autant de lucioles votre chemin. Cela vous rappelle les centaines de chandelles devant les autels, les cryptes, les fenêtres des châteaux qui peuplent votre imaginaire commun.
Plus vous avancez, plus elles deviennent nombreuses, jusqu’à ce que vous arriviez devant une vaste table à nappe blanche couverte de mets d’automne. Des fruits de saison, principalement, mais aussi quelques sucreries. Vous ne touchez à rien : la scène se grave cependant dans votre esprit tant elle est ravissante, inattendue, parfaitement en accord avec l’occasion. Tu te demandes qui a pu organiser cela et si tu pourrais participer l’année prochaine.
Vous continuez votre route alors que la lumière décroît peu à peu à mesure que les arbres se resserrent autour de vous. Si vous ne progressiez pas ensemble, vous vous sentiriez peut-être même un peu opressé·e·s. Vous marchez plusieurs minutes sans qu’aucune lueur ne vienne vous éclairer. La lune suffit à voir où vous posez le pied, mais cela vous semble étrange qu’il n’y ait plus rien de décoré ici. Le parcours se terminait-il avec le banquet ? Pourtant, le chemin continue. En plein jour, tu saurais que plus loin se trouvent une clairière dégagée et un jardin communautaire. Dans le noir, tu ne pourrais dire depuis combien de temps vous avancez.
Lorsque les arbres s’éclaircissent enfin, que vous débouchez sur cette place discrète couverte de quelques vieux chênes, vous marquez une pause, le souffle coupé devant la beauté du spectacle qui s’offre à vos yeux. Dans les airs ballotent ici et là de petits feux follets, dansant dans la pénombre. Leur lueur bleutée, tremblotante, éclaire à peine les branches qui les entourent. Vous avez le sentiment d’un évènement créé juste pour vous, d’un secret accordé seulement aux plus aventureuxses. Vous vous approchez lentement comme si vous aviez peur de les effrayer. Dans ce clair-obscur, vous avisez une barrière en bois sur laquelle vous décidez de vous assoir pour profiter de la vue. Une brise plus légère, moins glacée qu’auparavant, danse dans vos cheveux. Votre regard passe d’une flamme spectrale à l’autre, admirant leurs mouvements. Vous ne pourriez dire combien de temps vous restez ainsi, dans la contemplation la plus pure. Vos esprits s’apaisent, absorbés. Tu poses ta tête sur son épaule et, petit à petit, tu ne sais plus si tu es éveillée ou endormie. Si le ballet se déroule devant tes yeux qui se ferment ou dans les profondeurs de ton imagination.
C’est le froid, qui vous sort de votre torpeur ; vos corps transis se rappellent à vous. Tu te redresses. Les feux follets ont perdu en intensité et les pensées de ton ami semblent s’être égarées dans le lointain elles aussi. Tu comprends qu’il regarde la scène sans la voir. Tu te lèves, lui tends la main. Il la saisit et l’air glacé de la nuit vous entoure. Vous vous frictionnez l’un et l’autre, reprenez vos esprits.
« Nous devrions rentrer, te propose-t-il. Nous avons besoin de nous réchauffer et je pense que nous avons vu tout ce qu’il y avait à voir. »
« Oui je pense aussi, allons-y. »
Vous terminez le tour du parc à pas rapides, et vous empressez de retourner à ton appartement. Vos tasses sont vides depuis longtemps, vous rêvez d’un thé bien chaud. À peine la porte d’entrée franchie tu saisis un plaid et le jettes à ton compagnon, puis tu t’enroules dans un autre – tant pis pour la prestance. Tu mets de l’eau à bouillir sans attendre.
« Thé ? » t’assures-tu.
« Dieux oui. Je crois que c’est une question de vie ou de mort », te répond-il amusé.
Tes épaules se détendent : il n’est pas agacé par le fait que vous ayez passé trop de temps dehors. Son humeur semble fidèle à son habitude, ses pensées de tout à l’heure ne l’ont pas englouti. Il t’observe et tu lis dans ses yeux un amour incommensurable, absolu, heureux. De l’admiration, aussi. Tu sens les tiens te brûler et détournes le regard pour te concentrer sur le panier à thé que tu remplis. Ton plaid n’a plus aucune utilité : la vague de chaleur qui se répand maintenant dans ta poitrine, dans tes membres, qui te donne l’impression que ton cœur se fait plus léger comme si tu avais avalé des lucioles, te suffit largement.
Tu vous sers deux tasses du chaï à la vanille que vous aviez acheté ensemble. Vous vous asseyez dans le salon, réchauffez vos doigts autour de celles-ci, discutez de tout ce que vous venez de voir. La fatigue commence à peser sur vos épaules. Il est plus de minuit, mais ni toi ni lui ne voulez mettre un terme à la soirée. Vous conversez encore et encore, cherchez tous les sujets possibles pour prolonger. Lorsque vous arrivez à une pause naturelle, tu le vois tendre la main vers son sac. Tu sens une certaine déception, de la tristesse presque, à l’idée qu’il doive partir. Tu sais qu’il va pourtant falloir, à moins que tu l’invites à rester ici. Tu n’es pas sûr que ton esprit soit prêt à cela.
« J’ai un cadeau pour toi. »
Perplexe, tu lui lances un regard interrogateur.
« Mais… tu m’as déjà offert un cadeau. Les loukoums », lui rappelles-tu l’air hésitant.
Puis tu comprends ce que cela signifie.
« Oooh non. Tu n’aurais pas osé m’acheter un deuxième cadeau, n’est-ce pas ? Tu ne devrais pas dépenser ton argent pour moi alors que chaque minute que je passe avec toi me suffit amplement. Je ne suis pas très doué pour faire des cadeaux, je ne vais jamais pouvoir te rendre la même attention. »
Tu commences à te sentir vaguement anxieuxse. C’est vrai que tu as toujours de grandes difficultés à trouver des idées. D’un autre côté, avec la similarité de vos goûts, ce serait bien plus simple avec Máni. En fait, tu as déjà réfléchi à plusieurs possibilités. La pensée qu’il te choie ainsi t’est cependant inconfortable. Cela te gêne dans ce type de relations, quand la société attend des hommes qu’il couvre de présents leur partenaire. Cela te donne l’impression qu’ils les achètent. Et qu’iels leur sont redevables ensuite. Ou doivent l’être.
« Je ne l’avais pas spécialement amené pour aujourd’hui. Pour être honnête, je l’ai choisi le jour de notre premier rendez-vous. Je le garde toujours avec moi, je voulais simplement attendre… je ne sais pas, le bon moment. Et j’ai le sentiment qu’il est arrivé. De plus, quelles absurdités est-ce que tu racontes-là ? Penses-tu que je t’offre un cadeau pour obtenir quelque chose en retour ? Ou que je ressentirai de la colère si tu ne me donnes rien ? Allons, darling. Je t’aime. Je t’offre quelque chose parce que j’espère que cela te fera plaisir, et parce que j’ai envie de te voir heureux. C’est tout. Je n’ai cure de ne rien recevoir comme cadeau durant les cent prochaines années. Ce n’est pas comme cela que ce genre de choses fonctionne. Ou peut-être que si, mais en tout cas pas pour moi. Oh, et si tu ne l’aimes pas, dis-le-moi, ce n’est pas un problème. Je n’apprendrai jamais tes goûts si tu ne me dis pas quand tu n’aimes pas quelque chose. D’accord ? »
Tu prends le temps d’absorber ses mots. Bien sûr, cela te paraît évident puisque tu penses exactement de la même manière. Mais tu avais bien compris que ce n’était pas une opinion répandue, car tu n’avais encore jamais rencontré quelqu’un qui partage cette vision… même s’il est vrai que tu ne connais pas grand monde. Entendre une autre personne le dire à voix haute te soulage. Béni soit-il de savoir parler franchement, de façon claire et honnête. Si tu as conscience que tu ressentiras forcément un peu de pression à l’idée de lui trouver un cadeau plus tard, ses mots te rassurent, au moins partiellement. Tu te promets d’essayer de ne pas te forcer à quoi que ce soit, de ne pas t’angoisser à l’idée de trouver quelque chose qui lui ferait plaisir. Si tu tombes sur le bon, cela te sautera au visage ou te viendra naturellement à l’esprit. Si ce n’est pas le cas, c’est simplement que tu n’auras rien repéré qui vaille la peine. Tu prends une longue inspiration.
« Je suis vraiment touchée par ta gentillesse, Máni. J’accepte ce cadeau avec plaisir, évidemment. Merci. Tu n’imagines pas comme ça me rend heureuxse. Tu es tellement attentionné… je crois que personne ne te mérite. »
Tu as faille ajouter « Tu es vraiment parfait », mais tu te retiens à temps. Au vu de sa réaction la dernière fois, mieux vaut éviter. Il te sourit et te tend un paquet ; tu devines que c’est un livre.
Tu l’ouvres lentement, en faisant attention à ne pas abîmer le papier autour. Tu ne saurais dire pourquoi tu es toujours si ému lorsque quelqu’un t’offre un cadeau que tu n’attendais pas. Ce qui est certain, c’est que le fait qu’il vienne de ton compagnon décuple encore ta joie. Tu le dégages de son emballage pour le poser sur tes genoux, et tes yeux s’embuent.
Devant toi se trouve l’édition qui regroupe les différents travaux d’Edgar Allan Poe que tu avais repérée dans la librairie lors de votre premier rendez-vous. Avec sa couverture rouge et noire et le corbeau en relief au centre. Sans pouvoir les en empêcher, tes larmes se mettent à couler et tu décales ton livre pour ne pas risquer de le mouiller. Puis tu commences à sangloter, sans tout à fait comprendre pourquoi. Il se rapproche immédiatement de toi, n’ose pas te toucher.
« Qu’est-ce qui ne va pas ? te demande-t-il d’un air alarmé. Est-ce que j’ai fait quelque chose qu’il ne fallait pas ? Est-ce que je peux faire quoi que ce soit pour y remédier ? »
Entre deux hoquets, tu arrives à former une phrase vaguement cohérente.
« Non, ce n’est pas toi. Tu n’as rien fait de mal. Donne-moi une minute. »
« Est-ce que je peux te prendre dans mes bras, alors ? Est-ce que ça aiderait ? »
Tu acquiesces silencieusement, et il t’entoure. Tu continues à pleurer contre lui, plusieurs minutes. Finalement, tu parviens à te calmer. Tu sèches tes larmes, te redresses, te mouches, puis tu reprends ton livre.
« Ce n’est pas de la tristesse, pas vraiment en tout cas. Je suis juste profondément saisie par ton attention, par cette façon que tu as d’observer les autres, de les comprendre. Tu m’as offert un cadeau magnifique. Parfois j’ai l’impression que tu es un ange et que tout ça n’est pas réel. Tu m’as vu hésiter entre celui-là et l’autre que j’ai acheté, pas vrai ? »
« C’est ça. C’était un livre si joli, et tu as eu l’air de le replacer avec regret. Ce n’est rien de spécial, tu sais, tu le tenais littéralement dans tes mains, ce n’est pas comme si je l’avais choisi moi-même. Mais je suis très heureux que tu l’aimes », conclut-il rassuré.
« Évidemment que je l’aime ! Et il est spécial. Tout le monde n’est pas aussi attentionné et attentif que toi, je peux te l’assurer. Tu fais se sentir les autres importants, et ce n’est pas rien. Je me sens chanceuxse d’être au centre d’attentions si sincères. J’espère que je serai en mesure un jour de te faire te sentir aussi aimé et chéri que tu le fais pour moi. Merci, Máni. Je l’aime beaucoup. Je l’adore, même. »
Tu ne peux t’empêcher de serrer le livre contre toi. Tu sais déjà que les premiers jours, tu n’oseras l’ouvrir de peur de l’abîmer.
Lorsque tu relèves les yeux, ton cœur chute brutalement dans ta poitrine. Dans son regard, une expression peinée. Pire, de la souffrance. Comme si ce que tu venais de dire, ou une partie, lui avait fait du mal. Avait réveillé quelque chose.
Tu t’apprêtes à ouvrir la bouche, mais il se rend compte que tu l’observes et la souffrance disparaît. Il te sourit, comme si rien ne s’était passé.
« Tant mieux, cela me soulage. Tu sais, je t’offrirais la librairie entière si je le pouvais », souligne-t-il en riant.
Tu ne veux pas gâcher la fin de la soirée alors tu choisis de ne pas relever son changement d’attitude. Il faudra bien aborder le sujet, pourtant. Tu auras tout le temps de lui poser des questions la prochaine fois que vous vous verrez. Tu te promets de le faire. Tu lui souris, en y mettant tout l’amour que tu ressens pour lui, tout le bonheur d’être en sa compagnie, d’être avec lui. Vos regards se croisent, restent accrochés. Tu perçois un changement dans l’ambiance qui vous entoure, dans l’électricité qui circule entre vous. Vous demeurez silencieuxses. Il te fixe avec une telle intensité, la contemplation la plus pure, comme si tu étais la plus belle chose qu’il ait jamais vu, comme s’il voulait s’absorber tout entier dans ton monde, dans tes yeux, dans chaque trait de ton visage. Tu te noies dans son regard, arrêtes de respirer et ne t’en rends même pas compte. Vous ne vous trouvez plus dans ton salon mais dans un autre univers, où les étoiles scintillent en permanence, et où le temps ne s’écoule plus. Tu sens ton cœur battre plus fort, se serrer, tes joues te brûler, tes mains fourmiller. Un frisson part du bas de ton dos et remonte jusqu’à ta nuque. Et toujours, son regard reste concentré sur toi, comme si ta présence lui était douloureuse, douloureuse et heureuse jusqu’à l’extase. Tu ne saurais dire exactement ce qui se joue dans ses iris, mais ses émotions paraissent incontrôlables, s’agitent avec passion. Tu supposes que la même chose se déroule dans les tiens.
Finalement, dans un souffle, une respiration hachée, étranglée presque, il demande :
« Est-ce que je peux t’embrasser ? »
Ses yeux s’arrêtent sur tes lèvres, reviennent à ton regard, incertains, brûlants. Tu sais que l’affection physique ne fait pas partie de ce que tu apprécies spontanément, mais en cet instant, tu le veux. Ce n’est pas le contact en lui-même qui t’attire, qui fait s’affoler ton cœur, mais l’idée de ce contact. L’idée de ses lèvres, de son souffle, de son odeur, de ses émotions qui fissurent la contenance qu’il aborde d’habitude. Plus proche. Tu veux te sentir plus proche de lui, être entouré de sa chaleur, sentir cette électricité entre vous, plus fort.
« Oui », tu chuchotes en retour, d’une expiration étouffée.
Vos regards se mêlent à nouveau ; vous restez immobiles quelques instants encore. Puis vous vous rapprochez l’un de l’autre, doucement, comme si vous aviez peur de briser quelque chose. Il penche légèrement sa tête vers toi, quelques mèches de ses cheveux glissent sur son épaule et tombent entre vous. Il tend la main, effleure ta joue brûlante, rapproche ses lèvres des tiennes. Tu fermes les yeux : ton cœur menace d’exploser et tu te sens sur le point de défaillir. Lorsqu’il t’embrasse finalement, lentement, amoureusement, tu retiens avec peine une inspiration étouffée. Tu l’embrasses en retour, plus passionnément, plus intensément. Tu caresses son visage, remontes jusqu’à ses cheveux, passes ta main derrière sa nuque pour l’attirer à toi. Le souffle court, tu essaies de graver dans ta mémoire le goût de ses lèvres, leur douceur, la force de son affection. Alors qu’il t’embrassait prudemment, comme s’il voulait te laisser la possibilité de changer d’avis, ton élan semble rompre ses dernières réserves, et il t’embrasse à nouveau avec fougue.
« Je t’aime », murmures-tu, reprenant ta respiration.
Il s’éloigne légèrement de toi, saisis ton visage entre ses mains pour te regarder dans les yeux. Tu lis dans les siens un embrasement dont tu n’avais jamais été témoin.
« Je t’aime si fort, darling, si fort », te répond-il, presque en souffrance face à l’intensité de ce qu’il ressent.
Il t’embrasse à nouveau et passe son bras derrière ta taille pour te rapprocher encore de lui. Tu savoures ce contact nouveau, son corps contre le tien. Vous vous séparez pour reprendre votre respiration, puis il te serre contre lui. Vous restez enlacé·e·s ainsi de longues secondes, laissez vos cœurs s’apaiser. Ton visage irradie toujours, mais tu sens la pression dans ta poitrine décroître. Tu entoures une mèche de ses cheveux autour de ton doigt, lentement, et te perds dans ce mouvement.
Finalement, vous vous écartez l’un de l’autre, vous observez, vous souriez. Un air troublé reste cependant présent sur ses traits. Quelque chose sombre dans son regard.
« Ça va ? demandes-tu, soucieuxse. Est-ce que… est-ce que j’ai fait quelque chose dont tu n’avais pas envie ? Est-ce que j’ai mal interprété ? »
« Absolument pas. Je suis juste un peu… surpris, par l’intensité de ce que j’ai ressenti. Mais ne nous attardons pas là-dessus maintenant. Est-ce que toi tu vas bien ? » change-t-il de sujet.
« Je vais bien. Vraiment bien. Je suis très heureuse et probablement saoul d’amour, quelque chose comme ça. »
Vous laissez passer quelques secondes.
« Est-ce qu’on ne s’engagerait pas dans une activité plus… calme ? Ça te dit d’essayer cette série sur Poe pour terminer la journée ? » proposes-tu.
Il étend un bras dans ta direction, le passe dans ton dos et te cale contre lui pour que vous puissiez regarder l’écran dans cette position.
« Avec plaisir. »
Tu te blottis contre lui, te saisis de la télécommande et lances le programme. Il n’a pas émis de commentaire lorsque tu as mentionné la fin de la journée, de votre journée. Tu lui jettes un regard en coin et l’air tourmenté qu’il affichait tout à l’heure marque toujours ses traits. Peut-être est-il seulement fatigué. Peut-être a-t-il juste envie de rentrer chez lui, d’aller se coucher. Pourtant, cela ne te paraît pas être cela. Tu crois surtout que c’est en lien avec cette gravité dans ses yeux qui émerge parfois, avec les inquiétudes qui l’animent et dont il n’a pas voulu te parler. Tu le surveilles de temps en temps, ne suis pas vraiment l’épisode en cours. Une angoisse sourde commence à poindre, qui te retourne l’estomac. Quelque chose de mauvais se prépare.
Il s’aperçoit que tu l’observes, t’offre un faible sourire et te caresse les cheveux. Oui, ce n’est pas bon signe, tu le sens. Tu ne peux rien y changer, cependant. Comme un accident vu trop tard que tu ne pourrais éviter. Et c’est peut-être le pire. S’il ne veut pas en parler, c’est son droit. S’il a besoin de temps, aussi. Le presser ne ferait que le mettre mal à l’aise. Il sait qu’il peut se confier à toi. Tu crois en votre lien. Il dit avoir été perturbé par l’intensité de ses sentiments, mais il t’est difficile de visualiser ce qui le gêne. A-t-il, comme toi, peur de devenir trop obsessif, trop dépendant ? Pourtant, si tu es capable de faire attention à cela, avec plus ou moins de succès, quelqu’un de son calme et sa contenance devrait y arriver sans effort. Est-il simplement plus anxieux ? Alors que tu réfléchis à tout cela, les mots de Forseti te reviennent. « Communique avec lui. Ne le laisse pas trop cogiter ». Peut-être est-ce de l’angoisse. Un manque de confiance en lui ? Tu te promets à nouveau de tout faire pour lui changer les idées, pour lui offrir un environnement épanouissant où il se sentira toujours compris, où il saura qu’il peut parler. Tu approches ta main de la sienne, lui jettes un regard interrogateur pour voir s’il te donne son accord. Il la saisit, et tu caresses doucement ses articulations. Tu portes ses doigts à tes lèvres, déposes un baiser léger. Il te sourit d’un air triste qui te brise le cœur.
L’épisode que vous visionniez se termine peu après. Tu laisses le générique défiler, ne sachant quelle attitude adopter, comment agir. Tu éteins finalement l’écran. Vous restez quelques secondes sans bouger, en silence. Puis il se décale, se tourne vers toi. Dans ses yeux, tu lis une fermeté nouvelle. Une décision. Une distance. Tu devines juste.
« Je devrais rentrer. Il est tard et nous travaillons tous les deux demain. »
Tu ne sais quoi lui dire. Des phrases inutiles tourbillonnent dans ta tête, s’entrechoquent. Aucune ne semble la bonne. Tu ne veux pas le laisser repartir ainsi, triste, esseulé. Malheureux. Tu tends à nouveau la main vers lui, caresses sa joue. Il ferme les yeux comme pour savourer. Une sensation de fin du monde, d’adieux, te coupe la respiration et remplit les tiens de larmes. Il profite de ce contact comme si c’était la dernière fois. Tu te dépêches de ravaler ta détresse avant qu’il ne rouvre les paupières. S’il s’aperçoit de ton émotion, il n’en dit rien. Finalement, alors qu’il commence à attraper ton sac, tu prends une décision.
« Est-ce que tu veux rester ici cette nuit ? Il est tard, et… oui, il est tard. »
Ta proposition ne sonne pas très convaincante, mais tu auras au moins essayé. Tu ajoutes rapidement :
« Je veux dire, je suis triste que cette journée doive se terminer. J’ai passé la meilleure après-midi, la plus belle soirée. Je suis vraiment heureuxse que tu sois venu. Merci de l’avoir fait. »
Puis :
« Bien sûr, ne te sens pas obligé de rester si ça te met mal à l’aise, j’ai juste pensé que… qu’il fallait au moins que je pose la question. »
Il ne te répond pas immédiatement. Tu as l’impression qu’il s’attendait à ce que tu proposes cela. Et soudainement, tu te sens honteuxse. Comme si tu étais prévisible. Comme si tu étais une personne facile, qu’il lui avait suffi de quelques rendez-vous pour conquérir. Comme si tu avais, finalement, peu d’intérêt. Pas assez pour lui, en tout cas. Peut-être est-ce la fatigue, physique, émotionnelle, mais tu commences à le haïr, juste un peu.
Tu t’ordonnes de respirer, profondément. Il s’agit de Máni. Máni est quelqu’un de bien, et il ne penserait pas cela. Il ne se sent pas bien et tu n’es pas obligé de ramener la situation à toi. Tu n’es pas le centre du monde, ni du sien. Tu n’es pas prévisible, et il n’y a pas de mal à parler franchement ou à ne pas cacher ses sentiments. Il n’existe rien de tel qu’une personne facile : tu devrais avoir honte de penser des choses pareilles. Chacun·e fait ce qu’iel veut de son cœur et de son corps. Tu t’étais promis de ne pas laisser tes expériences passées entacher celles de ton présent.
Tu sens l’angoisse qui étend ses branches un peu partout en toi, qui t’étouffe de plus en plus. Tu te répètes que tout ira bien, qu’il a simplement besoin de repos, qu’il ira mieux demain. Que vous aurez encore beaucoup d’occasions de discuter de ce qui le tracasse. Ce n’est pas la dernière fois que tu le vois. Ce n’est pas la dernière fois que tu le vois.
Tu essaies de cacher ta panique ascendante autant que tu le peux, et s’il la remarque, il choisit d’ignorer cet éléphant dans la pièce. Il se lève, son sac à la main. Demain, tu te diras que tu as oublié de lui donner une part de cheesecake à emporter, un cinnamon roll pour son petit déjeuner. Mais l’angoisse embrume ton esprit et tu ne penses à plus rien d’autre qu’à lui, à ce regard distant au fond de ses yeux. Tu le raccompagnes jusqu’à la porte et tu entends à peine les mots de remerciement qu’il prononce. Il te serre contre lui : cette étreinte aussi semble hurler une fin du monde imminente, inéluctable. Tu la lui rends avec maladresse. Lui dis de rester prudent sur la route, de t’envoyer un message quand il arrive. Tu débites tout cela comme dans un demi-sommeil. Depuis qu’il s’est levé, il ne t’a pas regardé une seule fois, pas vraiment. Il effleure ta joue, d’une affection lointaine, et tu fermes les yeux. Tu ne peux pas le voir partir. C’est plus simple comme cela. Son pas décroît dans l’escalier.
Lorsque tu entends la porte du hall claquer, tu clos la tienne, mécaniquement. Tu ranges ton appartement, termines le reste de vaisselle. Tu refuses d’écouter la douleur sourde dans ta poitrine, celle qui te dit que tout est fini, sans que tu comprennes encore pourquoi. Peut-être est-ce l’épuisement, les retombées de toute cette émotion aujourd’hui, mais tes larmes ne cessent de couler. Tu te déshabilles rapidement, te glisses dans ton lit. Tu essaies de lire pour attendre son message, mais tu es incapable de te concentrer. Tu ne veux plus penser, plus réfléchir, alors tu fixes le plafond. Au bout d’un certain temps, tu ne saurais dire combien, ton téléphone vibre.
Merci pour aujourd’hui. Je viens d’arriver. Bonne nuit.
La douleur dans ton cœur devient intolérable, et tu t’enfouis sous tes couettes. Pas de love, ou de darling. Pas de « Je t’aime » non plus. Cette nuit-là, tu t’endors d’épuisement après avoir longuement pleuré.