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Aloyse Taupier

mardi 30 juillet 2024

J'irai boire du thé sur ta tombe

Chapitre 6

Le lendemain, tu te réveilles reposée. Tu t’es couché tôt exprès pour te préparer à la longue nuit qui s’annonce. Tu ouvres ton salon comme d’habitude, essaies de ne pas trop t’épuiser malgré le monde pour tenir jusqu’à ce soir. En fin d’après-midi, tu reçois un message de ton compagnon.

Bonjour, love .

Est-ce que tu viens toujours ? Si tu te sens anxieuxse, n’hésite pas à m’en parler. 20h te convient toujours ?

Tu lui réponds brièvement, car il faut aussi que tu ranges, te douches, t’habilles, puis lises un peu pour te calmer et oublier que l’heure avance.

Hey, bien sûr. Je me sens un peu stressé, mais grâce à toi ça reste sous contrôle. J’ai hâte de te voir. J’espère vraiment que je ne vais pas t’embarrasser devant tes ami·e·s.

Tu y ajoutes ton adresse précise, consultes rapidement son retour ensuite.

Cela n’arrivera pas, tu es de toute façon parfait comme tu es, et je suis impatient de te présenter à tout le monde. Je sais qu’iels t’apprécieront. J’ai bien conscience que tu ne peux pas agir contre ton anxiété, mais tout va bien se passer, je te le promets. Je t’aime, à tout à l’heure.

Tu laisses ton téléphone sur le canapé, non sans avoir programmé une alarme pour dix-neuf heures quarante-cinq, juste au cas où.

Vers dix-neuf heures trente, tu enfiles les habits que tu as choisis : un chemisier noir à dentelles, et une longue jupe asymétrique de la même couleur, avec des mi-bas rayés sombres et violets. Tu ajoutes dans tes cheveux une barrette discrète avec un corbeau. Tu t’assieds ensuite dans ton canapé pour attendre l’heure en te plongeant dans ta lecture en cours : l’histoire d’un homme qui découvre les halls d’une maison qui semble infinie et remplie de statues.

À vingt heures pile, tu reçois un message de ton compagnon t’indiquant qu’il s’est garé au bout de ta rue. Tu descends, sors ta voiture et le suis au moins une demi-heure. Heureusement que vous aviez prévu les choses ainsi, car tu n’aurais jamais trouvé l’endroit sans cela. Le brouillard est épais, ce soir, et il faut tourner à droite dans un chemin discret, presque imperceptible de nuit : tu l’aurais certainement raté. Vous vous enfoncez dans la forêt l’un à la suite de l’autre, suivez une pente douce jusqu’à apercevoir les premières lumières. Il ralentit et vous vous arrêtez dans une petite clairière, devant une grande maison moderne, carrée, en bois pâle. Comme il l’avait promis, de larges fenêtres diffusent leur clarté dans le froid.

Máni sort de sa voiture et tu fais de même. Ta respiration se coupe lorsque tu peux l’observer de plus près. Dans la luminosité disparate, les lueurs l’éclairent et le drapent comme un halo, mettant en valeur sa tenue. Comme toujours, il est impeccable. Il a cette fois troqué ses motifs et quelques couleurs pour s’habiller uniquement en noir. Sa chemise, sa cravate, sa veste de costume savamment boutonnée, son pantalon et ses chaussures, tout lui sied à la perfection et souligne son teint pâle. Tu le trouves sublime, et sa beauté ne cesse de t’époustoufler. Il est si beau, te répètes-tu. Si beau. Il te sourit et tu pourrais pleurer. Tu n’as jamais cru en une quelconque entité supérieure, mais à cet instant, tu es persuadé qu’il ne peut qu’être une créature divine descendue fouler cette terre. Tu bénis à nouveau ta chance. Tu n’en reviens toujours pas qu’il soit avec toi, qu’il veuille être avec toi, qu’il partage son affection avec toi. Il t’en convainc d’un simple regard, où tu lis toutes les qualités du monde, ainsi que sa joie pure de te retrouver. Ton cœur se serre à t’en faire mal, dépassé par tout ce que tu ressens pour lui.

Vous vous rapprochez, et il prend ta main, brièvement, la presse avec douceur, comme la marque d’une réunion tant désirée, mais aussi d’un soutien psychologique. Ton anxiété, qui a progressivement grandi tout au long du trajet, s’apaise durant ces quelques secondes. Tu te perds dans ses yeux.

« Bonsoir, love », te murmure-t-il, trop proche pour ton propre bien. Tu voudrais te blottir contre lui.

« Ta tenue est magnifique », ajoute-t-il.

« J’aime beaucoup la tienne aussi. Elle te va bien. Très bien, même », arrives-tu à peine à articuler.

Il te sourit, lumineux.

Il se retourne alors vers le bâtiment, te prête son bras pour que tu marches avec lui. Vous gravissez lentement l’escalier de bois qui conduit à la porte d’entrée, éclairés par de petites lampes tamisées. Il sonne et tu retiens ta respiration, te préparant à débuter la soirée, et à tout ce qui peut t’attendre derrière cette porte. Tu entends des pas, puis des rires lorsque celle-ci commence à s’entrebâiller. Oh dieux. Tu n’aurais jamais dû accepter.

Máni pose son autre main sur la tienne qui repose toujours contre son bras, et entrelace ses doigts avec les tiens un instant. La porte s’ouvre en grand, et une femme rousse, légèrement plus petite que toi, se poste dans l’encadrement. Ses cheveux mi-longs, ondulés, cascadent sur ses épaules en une rivière de bronze. Tu la trouves magnifique. Son débardeur fait ressortir ses biceps. Son visage d’albâtre, d’abord fermé, s’éclaire lorsqu’elle aperçoit ton compagnon, puis son regard glisse vers toi, et elle te sourit avec chaleur. Elle recule pour vous laisser entrer, puis se fend d’une courbette ironique et d’un geste d’invitation vers le salon.

« Bienvenue, tous les deux », déclame-t-elle dans un anglais parfait.

Bien sûr, tu te doutais que les conversations se dérouleraient toutes en anglais. Ce n’est pas grave, tu as pris l’habitude depuis le début de ta relation.

Sa voix te paraît ferme, mais ornée d’une certaine douceur.

« Merci, Liz’ », la remercie Máni en s’avançant. Tu le suis à pas mesurés.

L’entrée donne presque immédiatement sur une immense pièce à vivre avec une cuisine ouverte. Les grandes fenêtres, aperçues de l’extérieur, forment une baie vitrée ourlée d’un balcon de bois. Des tapis moelleux déposés ici et là sur le plancher sombre viennent apporter une touche cosy à la pièce, et le coin salon, à ta gauche, comprend plusieurs canapés dans des tons crème, parsemés de coussins et de plaids. La plupart des invité·e·s semblent déjà arrivés. Au milieu d’elleux, une table basse pas encore encombrée. À ta droite se trouve la grande cuisine américaine ; ses plans de travail en marbre sont recouverts de divers ingrédients, préparations et bouteilles. Un homme est en train de s’affairer, et les autres, assis, sont toustes tournés vers lui, en pleine discussion.

« Nos derniers arrivants ! » leur énonce Lisbeth en retournant à son canapé. Elle laisse deux places libres à côté d’elle.

« Bonsoir », déclare sobrement Máni, mais en souriant à tout le monde. Tu le sens heureux d’être venu, à l’aise, dans son élément.

« Bonsoir », déclares-tu tout aussi sobrement, quoique plus timidement.

« Bienvenue à la maison ! Fais comme chez toi et n’hésite pas si tu as besoin de quelque chose », offre en français l’homme qui cuisine, que tu supposes donc être Fernando.

Des yeux et des cheveux sombres, ces derniers bouclés et entremêlés de quelques fils blancs, une peau hâlée et un sourire maladroit sur les lèvres. Sa voix te paraît atténuée, comme utilisée à la moitié de ses capacités. S’il n’était pas entouré de ses amis, tu pourrais croire à de la gêne. Tu sens cependant une gentillesse et une attention envers les autres, envers toi. Une âme prévenante, généreuse. Máni avait raison lorsqu’il disait que tu t’entendrais probablement avec lui. Tu as déjà envie de faire sa connaissance, d’en apprendre plus à son sujet.

« Merci beaucoup », lui souris-tu en retour, en français aussi.

Ton compagnon propose de prendre ta veste et enlève la sienne pour les déposer sur une chaise. Vous vous rapprochez des canapés, puis il te présente rapidement tout le monde. Il ne donne pas ton nom, et, puisque tu sais que l’impolitesse ne fait pas partie de ses défauts, tu supposes qu’il a eu l’occasion de parler de toi à l’intégralité des invités. En effet, personne ne semble ignorer qui tu es. Tu ne peux cependant résister au besoin te dictant de t’introduire à nouveau à chaque fois.

Forseti te salue d’une voix tonitruante et enthousiaste. Il te demande comment tu vas, puis s’empresse de clamer à qui veut l’entendre que tes pâtisseries sont délicieuses, ce qui attise la curiosité des autres ; iels promettent toustes de visiter ton salon un jour. La soirée est à peine commencée que tu te sens déjà rougir. Tu le remercies, déclares qu’il exagère : tu n’as jamais su accepter un compliment.

Un grand blond, musclé, imposant, pâle, se lève et te tend la main, l’esquisse d’un sourire aux lèvres. Lui aussi choisit le français pour se présenter, avec un accent plus prononcé que Fernando.

« Andrea. Enchanté. »

Tu la lui serres poliment et réfrènes une grimace. Clairement, il ne mesure pas sa force. Ni ta sensibilité à la douleur. Comme l’avait évoqué Máni, un homme de peu de mots. À ses côtés, son ami, plus petit, brun, plus bronzé, des cheveux lisses qui s’arrêtent aux épaules, te salue d’un hochement de tête. Il te sourit, mais de manière superficielle. Vlad, donc. Tu repères au fond de ses yeux la fragilité et la sensibilité dont parlait Máni. Même si la distance qu’il conserve te met un peu mal à l’aise, tu voudrais l’approcher, le rassurer, comme un animal apeuré. Cela te fait de la peine qu’il ne s’apaise pas même avec ses amis. Peut-être auras-tu envie de mieux le connaître et le comprendre dans le futur. Si tu arrives à te créer une place ici.

Entre Forseti et Vlad, celle que tu supposes être « Valkyrie », une jeune femme aux longs cheveux noirs s’écoulant dans son dos en une multitude de tresses nouées avec attention. Elle a le regard franc, déterminé, elle est plus grande que toi, et sa peau te semble mordorée. Si elle paraît moins musclée que Lisbeth, ses biceps se dessinent tout de même, à demi cachés par les manches de son T-shirt noir. Elle t’offre un sourire sincère et te souhaite la bienvenue. Elle t’apparaît comme une impératrice magnanime.

« Forseti et Máni m’ont beaucoup parlé de toi. Pas vrai ? » termine-t-elle en anglais en se tournant vers ton compagnon pour lui donner un léger coup de poing sur le bras.

Plutôt une guerrière qu’une impératrice. Tu rougis à nouveau et lui offre un faible sourire. À côté de toi, Máni lève les yeux au ciel. Tu remarques que toutes les personnes musclées et sportives semblent assises ensemble. Lisbeth s’est placée à la droite de Forseti sur un autre canapé qui n’attend que vous. En face, un homme noir, les cheveux presque rasés, plus mince, te sourit largement. Son expression se révèle contagieuse et tu fais de même. Máni aussi. Il riait avec Andrea lorsque vous êtes entré·e·s. Sa gentillesse transparaît dans son attitude. Tu l’apprécies immédiatement, comme Fernando. Flynn. Celui qui égaye toutes les soirées.

À sa gauche, quelqu’un de plus petit, pâle, aux cheveux courts. Rien ne te frappe lorsque tu l’observes. Il n’a pas l’air méchant, mais il t’est difficile de déterminer grand-chose à son propos. Tu ne ressens pas d’inclinaison particulière envers lui. Il te salue cependant cordialement et se présente : Axel.

Une fois les introductions terminées, vous vous asseyez à côté de Lisbeth, et, comme toustes, vous tournez à moitié vers Fernando. Tu as une conscience aigüe de la proximité de ton compagnon, mais essaies de ne pas te laisser distraire. L’ambiance apparaît plutôt calme, les conversations vont bon train : le volume sonore reste cependant mesuré. Tu te rends rapidement compte que chacun·e passe d’une langue à une autre, même si l’anglais domine. Forseti et Máni semblent les moins fluents en français, Fernando et Flynn en anglais. Celui de Fernando est très académique. Tu te focalises donc sur l’anglais à moins qu’on t’adresse la parole volontairement en français.

« Est-ce que tout le monde ici est bilingue ? » glisses-tu à ton compagnon.

« Oui, nous avons tous appris deux langues ou plus pour le travail ou d’autres raisons. Je suis devenu indépendant donc je ne pratique plus mon français autant que je le devrais. Je le comprends facilement, mais je suis rouillé quand je dois discuter. C’est pour cela que j’évite. Mais avec toi, cela m’offrira un prétexte pour fournir plus d’efforts, et tu pourrais me corriger. »

« Avec plaisir. Je ne peux pas dire que mon anglais soit parfait non plus. »

La perspective de l’entendre parler français te donne des frissons. Avec sa voix et son accent, il deviendra certainement encore plus irrésistible. Pour te sortir cette idée de la tête, tu enchaînes :

« Est-ce que tu connais d’autres langues, alors ? »

« Oui, mais peu qui s’avèrent utiles. Je lis le vieux norrois et le grec. Liz’ parle le russe et beaucoup d’autres. Valkyrie l’espagnol, Flynn le japonais, et l’allemand comme Andrea. Je pense que Fernando en déchiffre aussi beaucoup pour ses recherches. Presque tout le monde a des bases en français. »

Tu essaies de ne pas montrer ton complexe d’infériorité, et te rassures en te disant qu’il n’a pas cité tous les noms de la salle. Qu’ont-ils toustes à se passionner pour les langues ? Devoir reprendre un apprentissage de zéro a toujours mis ta patience à rude épreuve. Tu restes cependant impressionné que ton compagnon parle grec et norrois. Tu supposes que le dernier est en rapport avec l’intérêt familial pour la mythologie nordique.

« Est-ce que Forseti parle le vieux norrois aussi ? »

Ta question amuse Máni.

« Non, pas du tout. Je suis le seul, avec ma mère, à le parler dans la famille. Je l’ai appris parce que ça me passionne, et parce que ça me rapproche d’elle, mais ce n’est pas quelque chose de commun même si la mythologie nordique est devenue une tradition chez moi. Personne n’a envie de connaître une vieille langue qui ne sert à rien. »

« Oh, je vois. Je trouve que c’est intéressant, malgré tout. Je comprends pourquoi tu voulais le lire, en tout cas », lui réponds-tu.

Il te sourit, puis se joint aux conversations tout autour, et si tu écoutes majoritairement, tu essaies de participer aussi. Tu passes un bon moment, mais le bruit et le monde deviennent rapidement trop pour toi. Tu jettes un œil à Fernando, beaucoup plus au calme dans sa cuisine.

« Tu crois que je peux aller aider Fernando ? » questionnes-tu ton compagnon.

« Bien sûr. Je ne pense pas qu’il te laissera faire, mais tu ne le dérangeras pas, en tout cas. Est-ce que tu veux que je vienne avec toi ? »

« Non, ne t’inquiète pas. »

Cela te fait plaisir qu’il tienne sa promesse et s’assure que tout aille bien pour toi. Tu te lèves et rejoins votre hôte, qui découpe des concombres. Tu l’abordes en anglais, puisque toutes les conversations autour de toi adoptent cette langue et que tu es en train de prendre l’habitude.

« Hey, je peux t’aider ? »

« Hors de question, te répond-il dans un demi-sourire, toujours de cette voix basse. Mais j’apprécie la compagnie dans tous les cas. Sens-toi libre de rester avec moi si c’est moins peuplé. »

Tu restes donc. La conversation se révèle parfois difficile, car vous êtes toustes les deux du genre à écouter, plutôt qu’à parler. Cependant, les silences entre vous deviennent rapidement moins gênants, et vous trouvez aussi divers sujets de discussion. Tu lui poses de nombreuses questions sur ses recherches, des histoires de radiations qu’il essaie de t’expliquer en des termes compréhensibles pour le commun des mortels. Entretenir une interaction avec un seul individu à la fois, tout en pouvant garder un œil sur le salon et sur Máni, te fait du bien. Tu discutes une bonne demi-heure avec Fernando. Tu te sens à l’aise avec lui ; tu apprécies sa douceur, sa bienveillance, sa personnalité.

« Tu devrais retourner avec les autres pendant que je termine ça. On va bientôt commencer le premier film », te renvoie-t-il gentiment.

Tu acquiesces et reviens t’assoir près de ton compagnon. Lui, Lisbeth, Valkyrie et Flynn semblent discuter politique, alors que Forseti, Andrea, Axel et Vlad parlent projets de voyage et d’expéditions. Andrea abandonne ensuite le sujet en cours pour converser avec toi. Il te demande de lui expliquer de ce que tu fais, te questionne sur les difficultés du métier, sur la ville où tu habites, sur tes études. Pas des sujets qui te passionnent en soi, mais tu apprécies l’intention. Tu lui retournes les mêmes interrogations, et tu apprends qu’il a travaillé dans l’armée de nombreuses années, avant de tout quitter et de devenir antimilitariste. Il ne s’étend pas, mais tu sens qu’une certaine quantité d’expériences compliquées l’y ont amené. Sa position t’arrange, tu aurais eu du mal à discuter avec un militaire convaincu ; ce n’est pas exactement ta tasse de thé. Depuis, il exerce différents emplois. Il anime des groupes de parole pour vétérans, et aide parfois durant les situations de crise. Il fait partie de nombreuses associations, pour distribuer des repas, interagir avec les personnes isolées, orienter les réfugiés. Tu te demandes si c’est une façon pour lui d’essayer de se racheter. Il prend également beaucoup de missions intérimaires, principalement physiques. Charger et décharger, des camions, des bateaux, s’occuper des déménagements, porter des pièces lourdes dans les usines. Tu te dis que cela fait beaucoup pour une seule personne, mais il semble satisfait de son rythme de vie. Il t’explique qu’il habite beaucoup plus au sud et qu’il vient rarement dans la région. Il te parle ensuite un peu de Fernando, et du groupe d’ami·e·s présent ce soir.

À côté de toi, Máni écoute partiellement, son attention divisée entre ta conversation et la sienne. Quelques minutes plus tard, votre hôte déclare :

« Bon, tout est prêt pour le repas post-film. On peut s’y mettre. Si quelqu’un a besoin de quelque chose avant qu’on commence, c’est le moment. »

Il vient ensuite s’assoir à côté de Flynn, en face de toi.

Ton compagnon se penche à ton oreille et murmure : « Est-ce que tu as tout ce qu’il te faut, darling ? »

Sa voix, si proche, te fait frissonner.

Tu acquiesces en posant ta tête sur son épaule. Prendre l’initiative de ce contact t’inquiète, mais cela n’a pas l’air de le déranger, et il appuie sa joue contre tes cheveux. Tu sens sa respiration contre toi et penses immédiatement que tu n’arriveras jamais à te concentrer sur le film. Tant pis, tu es si bien contre lui.

Quelques allées et venues perdurent, puis lorsque tout le monde se tait, Fernando baisse les lumières et lance le premier opus du Seigneur des anneaux. Tu te redresses un peu, pour profiter de l’œuvre et ne pas te laisser totalement distraire : c’est un de tes films préférés, tout de même. Rapidement, tu te plonges dedans. Les trois heures passent en un éclair. Parfois, l’un·e des invité·e·s, ou plusieurs, chuchotent certaines répliques. Cela ne te dérange pas, vous l’avez toustes vu des dizaines de fois. Tu le fais souvent aussi, dans ta tête. Le seul évènement notable de la séance se déroule lorsque Máni réajuste sa position, et que ses doigts viennent frôler ta main. Tu entends ton cœur battre dans tes oreilles de longues minutes. La vague d’adrénaline s’est cependant apaisée quand le générique se met à défiler.

Lorsque les derniers mots apparaissent à l’écran, Fernando rallume doucement les lumières. Tout le monde s’étire, et tu te sens drainé tant tu t’es impliquée dans le film. C’est toujours le cas. Progressivement, les conversations reprennent, chacun·e sort de sa torpeur et l’énergie revient. Forseti clame déjà des répliques de Gimli de sa voix retentissante, alors qu’Axel fait mine de tirer comme Legolas, Flynn parle de second petit-déjeuner, et Lisbeth les regarde avec l’air consterné mais bienveillant d’Aragorn. Toi et Máni les observez, amusé·e·s.

Fernando propose d’entamer le repas et commence à amener ses différentes préparations sur la table basse. Tout le monde met la main à la pâte ; elle est bientôt recouverte de victuailles. Des toasts divers et variés, du guacamole, du houmous, du caviar d’aubergine et de betterave, des sandwichs au concombre et au fauxmon, des biscuits au cumin, diverses arachides salées, et des frites. Il y a largement assez pour que tout le monde trouve son bonheur, et votre hôte déclare qu’il y a encore de quoi faire au besoin. Máni propose de préparer du thé, afin de se réchauffer, et l’idée est accueillie avec enthousiasme. Avant de se lever, il te demande discrètement ce qui te ferait plaisir. Comme tu ne sais pas ce que Fernando possède, tu lui réponds que tu lui fais toute confiance. Cela le fait sourire et il t’embrasse sur le sommet du crâne ; tu rougis instantanément. S’iels s’en sont rendus compte, les autres ont la délicatesse de ne pas le souligner, même si tu aperçois l’air amusé de Forseti et sa lutte interne contre son envie de dire quelque chose.

Lisbeth profite de l’absence de ton compagnon pour se rapprocher de toi. Alors que les conversations continuent autour de vous, elle commence à te poser des questions sur ta relation avec Máni, comme si elle brûlait d’en savoir plus.

« Alors, comment vous vous êtes rencontrés ? » te demande-t-elle en français.

Tu lui racontes en quelques mots qu’il venait régulièrement dans ton salon de thé, que tu l’as remarqué dès le premier jour, mais que tu n’aurais jamais pensé qu’il s’intéresserait à toi, et que c’est lui qui a entrepris le premier pas.

Elle hausse alors un sourcil, l’air perplexe.

« Pas courant, ça. Il devait vraiment commencer à avoir des sentiments pour toi. Il est pas du genre à prendre l’initiative. Il est pas du genre à parler à qui que ce soit tout court, remarque. »

C’est à ton tour de la regarder, interrogateurice. Il t’a toujours parlé, et a facilement pris l’initiative lors de vos rendez-vous.

« Tu as dû t’en rendre compte, mais il n’est pas très sociable. Il a fallu énormément de temps avant qu’il s’ouvre à nous, même si on se retrouvait tous très régulièrement. Au départ, c’est Forseti qui faisait toutes les conversations. Il répondait à peine. Difficile à estimer si ça venait d’un manque d’intérêt ou plutôt d’une angoisse. Les deux, peut-être. »

Tu lui offres un demi-sourire. Elle a raison, sûrement un peu des deux. Elle renchérit, contente de partager cela avec toi :

« On a été carrément étonné quand il nous a annoncé qu’il voulait amener quelqu’un à la soirée pour nous le présenter. Ҫa n’est jamais arrivé. En fait, en y réfléchissant, je sais même pas s’il a déjà été en couple. Sûrement en Angleterre, mais pas depuis qu’il est arrivé, en tout cas. Non seulement il est solitaire, mais il est un peu… particulier. Il vit dans son univers, qui est rarement commun avec celui des autres. »

« Je ne m’entends pas avec tout le monde non plus. Et j’ai souvent eu l’impression de ne pas venir de la même planète que les autres. C’est peut-être pour ça qu’on s’est bien trouvé. »

Tu termines ta phrase en souriant, et même si tu n’en dis pas plus, Lisbeth peut voir l’affection sincère que tu portes à son ami. Cela semble la rassurer, un peu. Máni t’avait évoqué qu’il se sentait proche d’elle, et tu perçois qu’elle fait partie de ces amies qui protègent les siens, qui les défendent, qui veillent sur eux. Si comme elle le suppose ton compagnon n’offre pas souvent sa confiance, elle refuse qu’il soit blessé. Elle t’accepte cependant sans trop de difficultés : ton amour, ton attention, ton empathie transparaissent dans le moindre regard, le moindre de tes gestes destinés à son ami.

Elle continue alors à te demander quelles activités vous avez essayées ensemble, à quoi ressemblait votre premier date . Tu te doutes qu’elle a déjà posé exactement les mêmes questions à Máni, mais qu’il doit être moins bavard que toi. Lorsqu’il s’agit de lui, tu pourrais bien ne parler que de cela toute la nuit. Et puisque Lisbeth est un public intéressé, tu lui réponds sans difficulté, même si tu gardes certaines choses pour toi. Tu te rends compte au milieu que Forseti écoute discrètement, tout en poursuivant sa conversation avec les autres. Tu as la délicatesse de ne pas l’exposer.

Máni revient alors, et propose une infusion de sarrasin à qui en veut. Encore une fois, il devine tes goûts comme si cela lui était naturel ; tu adores ce type de boisson le soir. Tu lui offres un sourire à la fois surpris et reconnaissant. Il s’assied à nouveau à côté de toi, t’effleure le bras. Tu détestes que l’on te touche d’habitude, mais tu savoures son contact, pour l’affection qu’il véhicule.

Les conversations reprennent de plus belle et tout le monde dévore avec avidité. Tu manges peu : l’anxiété d’être entouré d’autant de gens te coupe facilement l’appétit. Tu es cependant contente d’être là, de rencontrer ces gens, de faire un peu plus partie de la vie de ton compagnon. Après le repas, les invité·e·s se lèvent, se dégourdissent les jambes, circulent dans la maison. Tu restes sur le canapé avec Forseti et Flynn. Máni est parti aider Fernando à ranger. Vous discutez quelques minutes, de tout et de rien. Flynn part se servir quelque chose à boire.

« Eh, ça te dit qu’on aille dehors ? Prendre un peu l’air ? Il fait chaud ici », te propose Forseti.

Tu ne trouves pas qu’il fasse particulièrement chaud, mais tu remarques qu’il porte seulement un T-shirt. Tu avais de toute façon envie de sortir, et de faire plus ample connaissance avec lui, ce qui te pousse à accepter. Avant de te rendre sur le balcon, tu fais signe à Máni que tu te diriges dehors et reviens dans cinq minutes. Il hoche la tête, mais lance un coup d’œil suspicieux à son frère, qui lui renvoie un sourire angélique. Tu pourrais t’inquiéter, mais tu ne sens aucune malice chez Forseti.

Vous franchissez la baie vitrée et vous accoudez à la balustrade ; tu laisses ton regard se perdre dans les bois qui s’étendent devant vous. Vous formez toustes les deux de petits nuages de buée. Tu te rends compte que tu respires mieux, ici. Forseti est resté en T-shirt, il n’a pas l’air gêné par le froid. Il semble même plutôt dans son élément.

« Alors, qu’est-ce que tu penses de notre groupe ? » te demande-t-il pour ouvrir la conversation.

« Eh bien… des gens très différents le composent, et je trouve ça… intéressant. Vous vous entendez toustes, très bien on dirait, même si vous avez des personnalités complètement opposées. J’ai le sentiment que votre groupe est… chaleureux. Je vous envie. Vous prenez soin les uns des autres, et je trouve ça vraiment chouette. Je suis heureuxse que Máni fasse partie de ce groupe. »

Forseti sourit, en accord avec toi. Dans ses yeux passe une lueur à la fois curieuse et taquine, lorsqu’il te demande :

« Puisque le sujet est abordé… Qu’est-ce que tu penses de lui ? »

La question te surprend et te désarçonne. Qu’attend-il comme type de réponse ? Il doit se douter que tu ne vas pas dire n’importe quoi devant lui, son frère. Veut-il savoir si tu l’aimes vraiment ? Si tes intentions sont louables ? Tu pèses tes mots, choisis lentement.

« Je pense qu’il est brillant. J’admire son esprit tous les jours. Il est gentil, attentif, attentionné. On a des goûts très similaires. Il a aussi l’air… plus ou moins isolé ? Il ne semble pas parler avec beaucoup de gens, à part toi et ce groupe. Je ne suis pas avec lui en permanence, évidemment, mais je le trouve solitaire, et parfois ça m’inquiète. Je suis comme lui, donc je sais que ce n’est pas forcément une mauvaise chose, mais j’espère qu’il ne se sent pas seul, c’est tout. J’ai vu à quel point il était heureux de venir et de vous retrouver toustes, et ça m’a fait plaisir. Bref, je l’admire beaucoup, et je l’aime. Vraiment. »

Forseti reste silencieux durant quelques secondes. Il considère ta réponse. Finalement, ses lèvres s’étirent légèrement. Presque tristement. Tu l’observes, inquiet. As-tu dit quelque chose qui ne lui convient pas ?

« Tu le cernes plutôt bien. Il n’aime pas le contact des autres. Je pense qu’il est très exigeant, autant qu’il l’est avec lui-même, alors forcément il ne trouve jamais qui que ce soit qui remplisse ses critères. Quand il n’apprécie pas quelqu’un plus que cela, il ressent sa compagnie comme fatigante. Ses mots, pas les miens. Il a été seul longtemps, presque toute sa vie. Il ne parlait jamais de ses problèmes, ou de son quotidien en général. Il m’avait moi, et Valkyrie, mais c’était tout. J’étais vraiment excité quand il a commencé à former des liens ici et là, et quand ce groupe a commencé à se constituer. Ça lui a pris du temps de s’ouvrir, mais je crois qu’il a travaillé sur lui, et il a fait d’énormes progrès ces dernières années. Tu ne peux pas le voir, parce que tu ne le connaissais pas avant, mais il était beaucoup plus méfiant et en retrait. Un peu comme Vlad, tiens. »

« Je peux imaginer », souffles-tu. Et c’est vrai, tu l’imagines parfaitement. Il reste encore un peu de cela chez lui, parfois. De la solitude. Quelque chose qui passe dans ses yeux, comme s’il ne se souvenait soudainement plus comment interagir. Comme s’il se rappelait, ensuite, qu’il se trouvait en terrain ami et pouvait se comporter comme il en avait envie.

« Pourquoi tu me dis tout ça ? » le questionnes-tu.

« Je… ne sais pas trop. Parce que je suis inquiet, peut-être. Inquiet que ça ne dure pas. Ou parce que tu as l’air de le comprendre, et je pense que tu devrais savoir que sa vie n’a pas toujours été simple, et que ça lui a coûté beaucoup d’effort de devenir comme il est aujourd’hui. Plus ouvert. J’ai peur qu’il reste fragile. Tu as l’air bienveillante, et de l’aimer sincèrement. Je ne demande pas que tu restes avec lui pour l’éternité. Simplement… sois fair-play avec lui. Communique avec lui. Ne le laisse pas trop cogiter. »

« Évidemment. Je ne lui ferais jamais de mal, même s’il ne m’aimait plus. On se ressemble beaucoup, lui et moi. Je pense que je comprends ce dont il a besoin, en partie en tout cas. Parce que c’est exactement ce dont j’ai besoin aussi. J’essaierai toujours de communiquer avec lui, de le rassurer, et j’écouterai toujours ce qu’il veut. Si ça peut te tranquilliser. »

Tu ajoutes, après quelques instants et pour faire baisser la tension de la conversation :

« Tu es un frère plutôt protecteur ! Il a de la chance de t’avoir. »

Forseti, qui acquiesçait jusque-là avec beaucoup de sérieux, éclate de rire.

« Je sais, pas vrai ?! Il pense que je suis agaçant et il n’a peut-être pas tort… mais je tiens aussi à lui. Désolé de t’avoir embêté avec ça, c’est juste que je suis content qu’il ait trouvé quelqu’un qu’il aime, et avec qui il se sente bien. Maman sera ravie. Je suis content que ce soit toi. Si tu dis que tu es comme lui, je ne te comprendrai jamais, mais je serai très heureux que vous vous compreniez entre vous ! »

Cela le fait rire à nouveau. Tu te demandes ce qui chez lui te pousse à parler aussi librement, aussi facilement. Tu n’aurais pas dévoilé ce que tu penses à n’importe qui. Ou peut-être que si, que tu avais juste besoin de vider ton sac. D’habitude, tu restes plutôt pudique sur tes sentiments, mais tu te sens bien avec lui. Tu sens qu’il est attentif à son frère, et par extension, qu’il s’intéresse à toi, mais qu’il ne jugerait pas. Il s’inquiète seulement et il essaie de comprendre. Tu es touché par cet amour fraternel.

Tu te demandes à quoi pouvait ressembler la vie de ton compagnon avant, pour que Forseti devienne si protecteur. Il t’en parlera peut-être un jour. Tu ne peux t’empêcher de te demander, aussi, s’il a déjà été en couple avant toi. Évidemment qu’il a dû l’être, le contraire serait étonnant : il est parfait. Tu t’interroges sur comment cela a pu se passer. Le fait que Forseti déclare que leur mère sera ravie t’intrigue. Tu hésites. Máni t’en voudrait-il de te renseigner sur lui ? Est-ce que toi, tu lui en voudrais à sa place ? Non, tu ne penses pas. Même si tu n’apprécierais peut-être pas, tu trouverais normal qu’il ait envie d’en apprendre plus sans forcément t’obliger à raconter des souvenirs difficiles.

« Dis, Forseti… Est-ce que Máni a déjà été amoureux, avant ? Et dans une relation ? Ne me réponds pas si tu penses qu’il ne voudrait pas que je sache. »

Son sourire s’efface et il prend le temps de réfléchir. Finalement, il te répond.

« C’est… compliqué. Je pense. Il n’a jamais vraiment parlé de ce genre de choses avec moi, ou de ce qu’il pensait dans ces moments. Il a été en couple quelques fois. Je crois, mais c’est seulement mon avis, qu’il a été déçu. Qu’il a idéalisé ses partenaires, qu’iels n’étaient pas comme il l’aurait voulu, ou comme il l’avait imaginé. Je n’ai pas eu l’impression qu’il ait un jour trouvé quelqu’un qui… fonctionne comme lui. Encore une fois, je pense qu’il est trop exigeant. Mais il ne savait pas comment communiquer, à l’époque, et ses partenaires non plus. Iels ont compris un peu trop tard qu’iels n’étaient pas compatibles. Iels n’avaient pas les mêmes besoins ou envies. Je pense que lui, comme elleux, se sont lassé·e·s de la relation. Parfois, iels ont rompu d’un commun accord, parfois c’est lui qui a rompu, et probablement de manière assez froide. Comme je le disais, c’est compliqué. Je pense, et encore une fois c’est seulement mon avis, que mon frère a cru qu’après ces échecs, il ne trouverait jamais personne comme lui. Quelqu’un qu’il pourrait comprendre, et qui le comprendrait. Qu’il était trop bizarre pour ça, trop peu conventionnel pour s’établir dans une relation. Et honnêtement, on l’a toustes un peu pensé, même si on espérait se tromper. »

Les secondes défilent et tu ne dis rien. Tu assimiles. Une histoire plutôt similaire à la tienne. Que tu n’aurais pas souhaité à quelqu’un d’autre, encore moins à ton compagnon. Ton cœur se serre à l’idée de ce qu’il a pu ressentir, et les larmes te montent aux yeux. Tu regardes fixement les bois pour éviter de les laisser couler.

Forseti fait mine de ne rien remarquer, puis déclare finalement :

« Enfin bref ! Pas besoin de trop se prendre la tête avec ça, tout est bien qui finit bien ! On devrait rentrer, les autres doivent nous attendre. J’espère avoir plus de temps la prochaine fois pour apprendre à te connaître mieux ! »

« Bien sûr, ça me ferait plaisir. J’arrive dans une minute, pars devant. »

Forseti te laisse donc sur le balcon pour retourner à l’intérieur. Tu prends quelques instants de plus pour profiter de la solitude et te calmer. Tu lèves les yeux vers la voûte céleste, qui t’apaise toujours. Tu te sens rapidement mieux. Tu ne peux pas agir sur le passé, mais tu peux faire en sorte de chérir chaque moment aux côtés de ton compagnon. Tu te promets de redoubler d’attention, d’efforts pour communiquer, pour lui demander ce qu’il pense, ce qu’il veut. Cette histoire de froideur affective t’inquiète aussi, mais tu n’as jamais perçu cela chez ton compagnon depuis que tu le connais. Cela a dû faire partie des changements évoqués par Forseti. Tes coudes sur la balustrade, tu te masses les tempes. Tu commences à avoir mal à la tête à cause du stress de la soirée, de la tension de cette conversation, et de la fatigue. Tu inspires et expires lentement, plusieurs fois. Puis tu rentres toi aussi à l’intérieur.

Tu aperçois Máni du coin de l’œil, dans la cuisine, qui semblait t’observer. Il a l’air vaguement inquiet. Tu ne le sais pas, mais il l’est plus que cela ; il a remarqué tes yeux rougis. Toi, tu déduis qu’il se demandait si tout se passait bien, mais voulait te laisser tranquille au cas où tu aurais eu besoin d’être seule.

« Tout va bien ? » forme-t-il silencieusement.

Tu lui souris, de tout l’amour que tu lui portes, de toute l’attention dont tu espères l’entourer, de tout le bonheur que tu voudrais lui apporter. Cela le touche, et il te rend ton expression, lumineux, presque comme une réponse automatique de son affection à la tienne. Il semble cependant perplexe de cet élan soudain de ta part, mais n’en dit pas plus. Vous retournez toustes les deux vous assoir.

Tu poses ta main sur son bras. Alors que les conversations se poursuivent encore quelques minutes autour de vous, il te chuchote :

« Est-ce que Forseti a été désagréable ? Trop curieux ? Il ne t’a pas mise mal à l’aise, j’espère ? »

Tu ris doucement, appréciative de son inquiétude, et t’empresses de le rassurer.

« Il était tout à fait agréable, ne t’en fais pas. Je pense qu’il est un peu inquiet pour toi. »

À ces mots, Máni lève les yeux au ciel et laisse échapper un grognement qui tire sur le gémissement de désespoir.

« Ne sois pas comme ça, t’amuses-tu, il t’énerve peut-être, mais il a l’air de vraiment tenir à toi ».

Après quelques secondes, tu ajoutes :

« C’est chouette. D’avoir quelqu’un comme ça. »

Tu te perds alors dans tes pensées. C’est l’air soucieux de ton compagnon qui te ramène à la réalité ; il semble avoir repéré la mélancolie et le soupçon de tristesse sur ton visage.

« Bref, conclus-tu, je trouve ça touchant qu’il s’inquiète pour toi. Il est comme tu me l’avais décrit, probablement agaçant parfois, mais gentil et attentionné. Je l’apprécie. J’espère passer plus de temps avec vous deux dans le futur. »

Tu sens Máni se relâcher, et ses yeux s’adoucissent. Il est heureux que tu apprécies son frère, une personne à qui il tient tant. Toi, tu es rassuré qu’il puisse compter sur quelqu’un comme Forseti pour veiller sur lui. Tu commences à supposer qu’ayant globalement les mêmes goûts que ton compagnon, tu t’entendras avec la plupart de ses proches, ce qui te soulage un peu.

Comme le bruit ne semble pas se calmer, Fernando intervient :

« On a un deuxième et un troisième film à regarder, les copains. On s’y met ? »

Parce que toutes les personnes présentent aiment la série, et sont motivées à la voir en entier, elles se taisent rapidement.

Comme pour le premier, certaines répliques sont répétées par tout le monde, et il y a globalement autant d’enthousiasme durant le visionnage. Lorsque les Ents inondent Orthanc, des cris d’encouragement et de joie retentissent dans le salon. Si tu n’en fais pas partie, tu es cependant toujours ému par cette scène qui, comme dans beaucoup d’autres occasions, te fait monter les larmes aux yeux. À la fin du visionnage, le fait d’avoir vu la Communauté séparée durant tout le film t’affecte comme à chaque fois. Le deuxième opus reste celui que tu aimes le moins des trois, car chaque groupe est isolé à sa manière, et le soutien qu’ils s’apportaient tous dans le premier volet ne peut plus exister. Chacun mène ses combats. Lorsque les lumières se rallument, un sentiment de solitude rampe jusqu’à ton cœur.

Fernando propose un snack de milieu de nuit et les invité·e·s se lèvent pour manger et se dégourdir à nouveau les jambes. Tu as soudainement la sensation d’étouffer. Trop de chaleur, trop de bruit, trop de monde. Tu sens l’anxiété se frayer un chemin en toi. Tu fixes la table devant toi et ne sais pas quoi faire d’autre, comme si tu avais oublié comment agir.

« Nous pourrions aller dehors et marcher un peu dans les bois, qu’est-ce que tu en penses ? »

Máni. Ton esprit revient se focaliser sur lui. Il a l’air parfaitement calme, parfaitement en contrôle de la situation. Si ton état l’inquiète, et qu’il a remarqué la peine dans tes yeux, il n’en dit rien. À la place, il t’offre une porte de sortie.

Tu hoches la tête, car parler te devient difficile, et te lèves.

« Je vais chercher ton manteau », te souffle-t-il.

Tu t’approches de la baie vitrée, plonges ton regard dans la nuit. Tu entends Máni prévenir les autres que vous allez vous promener. En quelques secondes, il est à tes côtés, te tend son bras. Tu l’attrapes comme une bouée de sauvetage.

Vous sortez sur le balcon, descendez les escaliers extérieurs, et empruntez le chemin par lequel vous êtes arrivé·e·s en voiture, le seul éclairé. Marcher te fait du bien. L’air frais éclaircit ton esprit.

« Ça va aller, love. Ça va passer. »

Sa voix douce et empreinte de certitudes t’apaise. Il n’essaie pas de te consoler, ou de te dire d’arrêter d’être angoissée. Il énonce une évidence. Cela passera. C’est vrai. Tu le sais, mais le fait qu’il redirige ton attention là-dessus t’aide.

« Est-ce que tu veux en parler ? »

Tu aimerais, mais tu ne sais pas quoi dire.

« Je ne sais pas comment faire. »

« Ce n’est pas grave, souffle-t-il en pressant ta main. Et si je te pose des questions, pour t’aider à développer ? »

Tu y réfléchis quelques secondes. C’est une bonne idée. Mais tu as déjà l’impression de lui faire perdre son temps, de trop peser sur lui.

« Ça pourrait faciliter les choses. Mais je ne veux pas que tu aies à prendre cette charge. Et je ne veux pas ruiner ta soirée. C’est exactement ce dont j’avais peur. Je suis désolé. »

Tu sens les larmes te monter aux yeux.

Il s’arrête, et te retient par le bras. Doucement, il te tourne vers lui.

« Regarde-moi. Est-ce que j’ai l’air en colère ? Agacé ? »

Tu relèves la tête et observes son visage. Tout ce que tu vois en lui, c’est sa considération, son affection, son inquiétude pour toi. Cela n’apaise pas non plus ton sentiment de culpabilité. Il te contemple comme s’il souhaitait vraiment t’aider, comme s’il voulait s’impliquer. Comme s’il voulait affronter tes problèmes avec toi, plonger dans ce lac glacé pour t’aider à nager.

« Non », lui réponds-tu.

« Non, en effet. Sais-tu pourquoi ? Parce que je n’ai aucune raison de l’être. Tu m’as prévenu que ce genre de rassemblement pouvait être difficile pour toi. Tu m’as proposé de ne pas venir, et tu m’as donné le choix. Tu voulais essayer quand même, et j’avais envie de t’avoir avec moi. Je suis ravi que tu aies pu profiter d’une partie de la soirée, et je suis désolé que tu te sentes oppressé maintenant. Mais tu n’as absolument rien fait pour me mettre en colère. Tu m’as informé, et nous avons pris ce risque, ensemble. Tout ce que je veux, c’est t’aider autant que possible. S’il te plaît, rappelle-toi que je t’aime, que tu n’es pas trop difficile, trop complexe, trop sensible, ou peu importe ce que tu penses présentement. Je t’aime, et je t’aime comme tu es. J’espère que tu te sentiras mieux dans le futur, et pouvoir y contribuer. »

À mesure qu’il énonce ces vérités, ces phrases dont tu déchiffres qu’il les croit profondément, tes larmes se mettent à couler sans que tu puisses les arrêter. Douleur, tristesse, solitude, joie, affection, toutes ces émotions se mêlent en toi, te submergent, débordent. Tu ne peux toujours pas tout à fait le croire, mais tu as rêvé d’entendre ces mots. Tu penses qu’il changera d’avis, qu’un moment viendra où tu deviendras trop sensible, trop difficile à ses yeux, mais tu veux savourer tant qu’il durera ce sentiment d’avoir trouvé un véritable allié.

Il te laisse pleurer, d’abord, puis se rapproche de toi, doucement. Tu le laisses faire, et il t’entoure finalement de ses bras. Te serrant contre lui, il te chuchote des paroles de réconfort qui ne sonnent pas faux.

« Oh darling, ça va aller. Tu te sentiras mieux, je te le promets. Je suis fier de toi, pour avoir fait de ton mieux et parce que tu t’autorises à ressentir tes émotions. Tu es courageuxse. Tu es merveilleuxse, même quand tu ne le vois pas. Tu es merveilleuxse. »

Tu sanglotes dans ses bras de longues minutes, protégé de l’air froid et du monde par la chaleur dont il t’entoure. Lentement, tu te calmes. Tu recules, essuies tes larmes. Son visage n’a pas changé, tu y retrouves les mêmes émotions. Toujours pas d’agacement, d’incompréhension, d’inconfort.

« Est-ce que ça va un peu mieux ? »

Tu lui offres une tentative de sourire, mieux que ce dont tu étais capable il y a quelques instants.

« Un peu. Merci, Máni. »

« Je n’ai rien fait », rétorque-t-il. Tu le vois fouiller dans une de ses poches, et il te tend un biscuit à la cannelle.

« Tu devrais manger quelque chose de sucré. En plus de ça, la personne qui l’a préparé est extrêmement compétente. »

Cela te fait sourire plus franchement, et tu acceptes le sablé, que tu coupes en deux pour lui en donner la moitié. Vous le grignotez en reprenant votre marche.

« Viens, je connais un endroit où nous pourrons nous assoir », t’indique-t-il.

Il dévie du chemin et vous vous enfoncez dans les bois. Il te mène jusqu’à un tronc couché recouvert de mousse. Vous vous installez côte à côte, restez silencieuxses. Progressivement, tes émotions s’apaisent. Tu décides de prendre la parole.

« Depuis longtemps maintenant, ce genre de rassemblement me déprime. Ce n’est pas toujours pour les mêmes raisons, mais ça me fait souvent me sentir seule. Je n’ai plus d’ami·e vraiment proche. Pas depuis le lycée, peut-être même avant. Je n’ai plus jamais eu quelqu’un à qui je pouvais tout dire, quelqu’un à qui parler de sujets triviaux, quelqu’un avec lequel je me sentais connecté. Il y avait des choses qui me déplaisaient, des différences de valeurs, de philosophie sur lesquelles je ne pouvais pas fermer les yeux. J’ai supposé que j’étais trop difficile, que je demandais trop, que j’étais trop exigeante. Parce que je n’ai pas eu d’ami·e vraiment proche depuis si longtemps, j’ai oublié comment agir, comment être avec les autres. J’ai oublié comment on se lie à quelqu’un, comment créer une amitié profonde. Quoi dire, en quelle quantité, quand parler de moi, quand écouter. Tout ça est devenu très compliqué. Ce n’est pas que j’ai abandonné… je ne savais juste plus comment faire. Mais dans les livres, et dans les films, je pouvais ressentir tout ça pour un moment. Et ça me rendait si triste après. Comme de la nostalgie, plus amère. J’éprouvais un manque pour quelque chose que je n’avais peut-être même jamais vraiment vécu. »

À mesure que les phrases s’écoulent de tes lèvres sans discontinuer, ton compagnon t’écoute avec plus d’attention encore. Ses yeux fixent le sol pour ne pas te mettre mal à l’aise. Tu prends le temps de trouver tes mots.

« Pour ajouter à ça, j’ai toujours été plus à l’aise pour discuter à l’écrit qu’à l’oral. Quand je parle, mais mots sortent tout mélangés, je n’arrive pas à les faire suivre mes idées et mes réflexions. Tout sort désorganisé. C’est fatigant. Et frustrant. C’est comme si je ne pouvais jamais m’expliquer correctement. C’est pour ça que je n’aime pas parler face à face. Mais quand j’écris, tout devient fluide, naturel, les phrases coulent les unes après les autres, comme si ma pensée se construisait toute seule. J’adore ça. Et j’adore parler avec toi. Tu t’es probablement rendu compte que je dis beaucoup moins de choses quand on se rencontre qu’à l’écrit. En voilà la raison. Ce n’est pas que je suis moins à l’aise avec toi. Et donc tout ça rend mon premier problème plus difficile à supporter, parce que je ne peux pas vraiment participer aux conversations. Je peux, mais pas avec l’intensité et la facilité que j’aimerais. Et je n’arrive pas à accepter ça. »

Lorsque tu marques une pause dans ton monologue, il relève les yeux vers toi. Un mélange de tristesse et d’affection passe dans son regard.

« Je comprends. Et je suis navré que tu te sentes comme cela en permanence. Qu’est-ce qui t’a poussé à venir quand même, alors ? »

Tu réfléchis à nouveau quelques instants, pour essayer de mettre des termes exacts sur ce que tu ressens.

« Je ne sais pas vraiment. Je voulais passer du temps avec toi. Je voulais découvrir cette partie de ta vie, et t’y rejoindre. Je voulais rencontrer tes ami·e·s, parce qu’iels sont importants pour toi. Et je voulais essayer, pour voir comment je me sentirais, et ce qu’il se produirait. »

Tu ajoutes ensuite :

« Mais je ne regrette pas. Tu n’as pas intérêt à te reprocher… quoi que ce soit. J’ai fait un choix, et j’en suis satisfait. Tu as été absolument parfait toute la soirée, et tu es tout ce que j’ai toujours désiré. Les premières heures, je me sentais plutôt bien, en plus. »

Cela semble apaiser partiellement ses craintes, mais tu lis dans son regard qu’il souhaite creuser, comprendre, t’aider à résoudre le problème. Et si tu sais que rien ne sera réglé en une nuit, cela te fait plaisir qu’il s’intéresse à ce que tu ressens, même quand ça ne le concerne pas directement. De cela aussi, tu avais perdu l’habitude.

« Qu’est-ce qui a changé, alors ? Est-ce que tu as perçu… un déclencheur ? Est-ce que quelque chose s’est produit ? »

« Oui, et non. Je n’ai jamais vraiment réussi à trouver ce qui provoquerait cet état d’esprit exactement. Mais j’ai quelques pistes. Parfois, c’est la musique qui attise ma mélancolie. Parfois une conversation, ou une interaction entre les gens. Je pense que la fatigue joue un rôle important. Je deviens toujours plus facilement déprimée quand je suis fatigué. Pour aujourd’hui, je crois que c’était un mélange de choses. Lorsque la Communauté se sépare, ça me rend souvent très triste. Ils se dispersent tous, se sentent isolés, et pensent les uns aux autres ; ça me brise le cœur et ça me rappelle ce manque que je ressens. Cette absence de sentiment d’appartenance. Mais j’ai regardé les films mille fois, et je sais comment ils me font me sentir, donc ce n’est pas l’unique raison. Ça pourrait, si j’étais seul chez moi, mais pas ici. Je pense que de vous voir toustes, attentionné·e·s les uns envers les autres, épanoui·e·s, en train d’éprouver ce sentiment d’appartenance, ça m’a atteint. Parce que c’est beau. Je suis vraiment heureuxse pour toi, et pour elleux. Et en même temps, ça souligne aussi ma mélancolie, comme s’il n’y avait plus qu’elle, comme un projecteur braqué en plein dessus. Et je ne sais pas comment réagir, et quoi faire de ça. Je pourrais juste, intégrer le groupe, dans le meilleur des cas, s’iels m’apprécient, mais je ne serai pas capable de devenir plus proche d’elleux, parce que je ne sais pas comment, parce que j’ai oublié. J’ai l’impression d’être coincée dans une impasse quoi que je décide. »

Tu reprends ton souffle.

« Est-ce que tu veux… savoir ce que j’en pense ? » te propose-t-il.

Tu ne crois pas qu’il puisse t’apporter une nouvelle perspective ; tu as tellement réfléchi au sujet. Le plus probable est qu’il parvienne à la même conclusion que toi, une conclusion que tu n’es pas sûr de vouloir entendre. Malgré tout, tu souhaiteras toujours entendre ce qu’il pense de quelque chose. Tu acquiesces donc.

« Tu le sais déjà certainement… mais si tu arrivais plus facilement à être proche des autres avant, alors tu dois pouvoir le réapprendre. Tu devrais même pouvoir retrouver cet état avec moins de difficultés que si tu n’avais jamais déterminé comment faire et que tu ne comprenais pas du tout les interactions. Tu sais que tu peux le faire, parce que tu l’as déjà fait. Et pour réapprendre, tu dois probablement te réhabituer à être avec d’autres, en présentiel. Tu dois t’habituer à converser avec elleux, à évoquer des choses, à parler de toi. Par essais-erreurs. Tu le fais bien, avec moi. Et ici, tu as des gens avec qui expérimenter. Personne ne te jugera parce que tu fais quelque chose d’inhabituel, ou parce que tu as dit quelque chose d’étrange. Je crois que tu devrais essayer de discuter, de plus en plus, à ton propre rythme. Et avec toutes les personnes avec lesquelles tu te sens en sécurité. Tu peux juste commencer par une, choisir quelqu’un, puis progressivement expérimenter avec une autre. Tu n’as pas à te dépêcher, fais-le seulement, pas après pas. Je sais à quel point être avec les autres peut être fatigant. Et je te soutiendrai toujours. Je serai toujours là si tu as besoin de moi, si tu veux que je parle pour toi, ou que je participe à la conversation. Ce n’est pas grave si c’est trop difficile pour le moment. Penses-y simplement. »

C’est exactement ce que tu craignais. Tu fais l’effort de le formuler.

« Ouais… J’avais peur que tu dises quelque chose comme ça. »

« Bien-sûr, tu en es arrivé à la même conclusion, énonce-t-il comme une évidence. Qu’est-ce qui te freine, alors ? »

Tu te plonges à nouveau dans ses yeux clairs, magnétiques comme les reflets du soleil sous la surface d’une mer chaude. Tu y puises la force dont tu as besoin.

« Je ne veux pas de cette solution. Parce que… Parce que j’ai peur. Et si les gens me trouvent bizarre ? Et si, même après des années d’effort, ça ne marche pas ? Si je ne suis plus capable de devenir proche de quelqu’un ? Pire, si je réussis et qu’iel ne m’apprécie pas, que je l’agace, ou qu’il n’a plus envie de me voir ? Je suis certain que je suis mieux là où j’en suis aujourd’hui. D’accord, ça me déprime de temps en temps, mais je me sens bien le reste du temps. Et je peux me dire que sûrement, si j’essayais, j’y arriverais. Mais si je ne m’en sors pas, si j’échoue, je ne sais pas si je pourrais le supporter. Je me retrouverais triste en permanence, pas juste de temps en temps. Donc, j’ai peur. »

« Oh. Bien. Oui, c’est parfaitement compréhensible. J’en suis désolé. Je serais effrayé aussi, à ta place. Je ne peux que t’offrir mon soutien le plus entier et absolu, mais pas lutter contre ta peur. Cependant… Je ne suis pas sûr que ce soit un sentiment qui puisse être évité, surtout quand quelque chose est important pour nous. Tu crois que ça peut l’être ?

Tu le sens plus déterminé, plus serein au travers de la façon dont il parle. Il comprend parfaitement ta peur, la peur, parce qu’il l’a expérimentée tout comme toi. Les propos de Forseti sur ses efforts te reviennent en mémoire. Tu comprends qu’il a déjà traversé ce gouffre. Pas tout à fait, pour être honnête, mais tu n’en as pas encore conscience, et en cet instant, tu as besoin de te raccrocher à cette idée. Il sait que la peur n’est pas quelque chose par lequel il faut se laisser arrêter. Sinon, l’immobilité guette, à vie. Tu sais qu’il a raison, même si cette solution ne te plaît pas. Tu perçois aussi qu’il est plus serein parce qu’il pourra t’accompagner dans cette épreuve.

« Non, je ne pense pas que ça puisse être évité… Mais et si je n’arrive jamais à devenir proche de toi ? Parfois, j’ai peur d’un jour me sentir distant vis-à-vis de toi, de me rendre compte que je n’ai rien partagé avec toi, que je ne me suis jamais assez ouverte à toi. »

« Je ne laisserai pas cela se produire. Une relation se constitue de deux personnes. Je poserai des questions, je resterai attentif. Tant que tu voudras de moi à tes côtés, j’essaierai de mieux te comprendre, je me rapprocherai de toi. »

Là encore, une certitude dans ses iris. Comme si apprendre à te connaître ne lui demandait aucun effort conscient, comme si la perspective d’en découvrir plus sur toi, d’être plus en lien avec toi, venait d’une curiosité naturelle, d’une envie spontanée, féroce. Une fois encore, les larmes te montent aux yeux, et tu bénis les cieux de t’avoir envoyé Máni.

« Si j’échoue, est-ce que tu voudras toujours de moi ? »

« Ça n’a absolument aucun rapport, love. Crois-tu que je reste avec toi pour ta capacité à te faire des amis ? Penses-tu que tu as moins de valeur si tu es seul, ou que tu rencontres des difficultés ? Darling, allons. Je te le répéterai autant de fois qu’il le faudra : je t’aime pour qui tu es. Pour ton âme, ton esprit, ton cœur. Tu pourrais arguer que je ne te connais pas depuis longtemps, et tu aurais raison, mais tout ce que j’ai vu en toi, j’en suis tombé amoureux, et je ne crois vraiment pas que cela changera. Je t’aime. Passionnément. »

Tu savoures ses mots, les ancres partout en toi. Comment peut-il toujours traduire ses pensées de façon si simple, et pourtant si sincère ? Ici, et maintenant, tu veux passer ta vie avec cet homme. Tu lui souris, d’abord légèrement, puis plus franchement à mesure que ton angoisse s’apaise, que tes craintes s’envolent, te laissent du répit.

« Je pense… Je pense que je pourrais essayer. De devenir plus proche de quelqu’un. Toi, puis Fernando, peut-être. Ou Forseti ? »

Lorsque tu prononces le nom de son frère, ton compagnon grimace une fausse moue désapprobatrice, dont tu sais qu’elle a pour seul objectif de te faire rire.

« Cela me paraît un excellent plan. Et si jamais il ne fonctionne pas, nous en trouverons un autre. Mais je pense qu’il est déjà merveilleux que tu sois d’accord pour essayer, et Fernando semble un très bon choix. Il est un peu étrange socialement aussi, donc il ne risque pas de te juger. Vous pourriez même vous sentir mieux ensemble, parce que vous vous ressemblez, et que vous arriverez peut-être plus facilement à communiquer.

Il ajoute, taquin :

« Quant à Forseti… Eh bien, j’ai peur que tu le revoies de façon régulière, si tu restes avec moi et que tu souhaites faire partie de tous les aspects de ma vie. »

« Nous avons un marché, alors. Merci, love, l’appelles-tu pour la première fois. De m’avoir accompagnée dans ce froid, d’avoir pris le temps de me rassurer, et de toujours vouloir rester avec moi. »

Lorsque tu prononces le mot « toujours », son regard devient soudainement plus distant, anxieux, presque. Tu le sens se crisper. Tu t’apprêtes à l’interroger ; mis bout à bout ce type de signes t’inquiète de plus en plus chez lui. Cependant, il semble se ressaisir et déclare :

« Mais avec plaisir. Comment te sens-tu ? Est-ce que tu es prêt à retourner à l’intérieur ? »

Il recentre le sujet sur toi, et, en raison de ton état un peu plus tôt, tu prends le temps de scanner ton esprit, d’observer où en sont tes émotions. Tu en conclus que le calme est revenu. Tu es prête à te mêler à la soirée à nouveau. Tu veux cependant profiter de tes dernières minutes seul avec ton compagnon.

« Donne-moi un instant, et nous pourrons y aller. Est-ce que ça te gêne si je m’appuie contre toi ? »

« Pas du tout », te répond-il immédiatement.

Tu poses ta tête sur son épaule, te rapproches de lui. Tu n’oses lui prendre la main, car tu sais que la tienne est glacée. Tu fermes les yeux, te laisses entourer par son odeur. Ses mèches noires chatouillent ta joue et il appuie la sienne contre tes cheveux.

« Est-ce que tout va bien ? » lui demandes-tu doucement.

« Oui. Je suis avec toi et c’est tout ce qui compte. Ne t’inquiète pas pour moi et concentre-toi plutôt sur toi », te rétorque-t-il, sûr de lui.

Sa réponse ne te convainc pas une seconde. C’est la deuxième fois qu’il évite le sujet. Tu ne peux cependant pas le forcer à parler : tu te notes mentalement de creuser la question plus amplement un autre jour, lorsque le contexte s’y prêtera mieux.

Tu exhales, te redresses, puis te mets debout et te tournes vers lui.

« Prêt ? » lui demandes-tu en lui tendant la main.

« Tout à fait. Allons-y. »

Il se lève aussi, époussette son manteau, et saisis ta paume délicatement pour la poser sur son bras. Vous vous redirigez à petits pas vers la maison. Tu trouves à ton compagnon un air fatigué.

Lorsque vous entrez dans le salon, les autres discutent calmement en vous attendant. Personne ne vous lance de remarque et Lisbeth te sourit. Tu jettes un coup d’œil à Vlad, qui semble ne pas avoir trop bu. La surveillance et l’aide de ses camarades y sont probablement pour quelque chose, mais tu es contente qu’aucun incident ne se profile. Il est environ quatre heures du matin lorsque vous commencez le dernier film, et l’ambiance est devenue plus calme, proportionnellement au degré d’endormissement du groupe. C’est uniquement grâce à la tension des évènements qui se jouent que tu arrives à rester à peu près éveillé. Il y a cependant un moment où tu as sombré quelques instants : tu t’es retrouvé complètement appuyée contre Máni, la tête contre son torse, et pas dans la direction de l’écran. Tu t’es empressé de te redresser, de t’excuser à voix basse et de rediriger ton regard vers la bataille finale. Ton compagnon s’est contenté de te sourire, imperturbable. Autour de toi, la moitié du groupe s’est endormie et le silence est total en dehors du film.

Les lumières ne se rallument pas immédiatement quand le générique apparaît ; Fernando semble avoir lui aussi sombré. C’est Andrea qui, passé quelques secondes, se lève et part éclairer une petite lampe, tamisée pour ne pas brûler les yeux de tout le monde. Seuls Fernando, Flynn et Valkyrie émergent. Andrea vous sourit, à Máni et à toi. Vous échangez toustes quelques mots, à voix basse pour ne pas déranger les autres. Ton compagnon te chuchote à l’oreille, ce qui te fait frissonner :

« Nous pourrions rentrer, si tu veux. Je pense que la soirée se termine. »

« Oui, je suis épuisé. Je n’ai pas l’habitude de rester debout si tard. »

« Est-ce que tu es trop fatiguée pour conduire ? Aimerais-tu que je te ramène ? »

« Ça ira », lui réponds-tu, pas complètement déterminé. Je ne voudrais pas laisser ma voiture ici ».

Il réfléchit quelques secondes, clairement réticent à l’idée de te laisser partir dans cet état. Si tu prends le temps de considérer ton épuisement, tu n’es toi aussi pas tout à fait certain que tu devrais te retrouver derrière le volant, mais tu ne veux pas dormir ici sans avoir pu t’y préparer. Tu sais que tu redoubleras d’attention et que tu ne t’endormiras pas en conduisant. Cependant, s’il est plus résistant à la fatigue, tu devrais peut-être en profiter.

« Et si je te ramène dans ma voiture, et que je te rapporte la tienne demain matin ? Je demanderai à Forseti de m’aider. Est-ce que tu me ferais confiance pour ça ? Je la garerai où tu voudras », te propose-t-il.

« Eh bien… Je suppose que ça pourrait marcher. Mais est-ce que tu es sûr de bien vouloir faire ça ? Ne te sens pas obligé, ça ira pour moi. Et est-ce que ça ne dérangera pas Fernando ?

Celui-ci, qui suivait distraitement votre conversation, te fait un vague signe de la main pour t’indiquer que ça ne lui pose aucun problème.

« Bon, dans ce cas, merci beaucoup, Máni. Ce n’est pas urgent donc tu peux t’en occuper quand tu auras le temps. J’espère bien que demain matin, tu seras en train de dormir. N’imagine même pas te lever seulement pour ça. Promis ?

« D’accord, je te le promets », te répond-il, amusé.

Vous vous apprêtez à partir, et tu remercies abondamment Fernando pour la soirée et l’invitation.

« Reviens quand tu voudras. C’était chouette de te rencontrer. À bientôt. Soyez prudents sur la route », énonce-t-il d’un air encore endormi.

« S’il te plaît, dis aux autres demain que j’ai passé une excellente soirée, et que j’étais heureux de toustes les rencontrer. »

Il acquiesce, et tu souhaites une bonne nuit à Flynn, Andrea, Valkyrie.

« On se reverra », te déclare cette dernière, placide, en guide d’au revoir. Cela sonne comme une menace, mais tu crois déceler plutôt une envie de te revoir avec Máni.

Ton compagnon prend congé des autres plus brièvement que toi ; il les retrouve de toute façon régulièrement. Avant de partir, il attrape deux couvertures, l’une qu’il dépose sur Lisbeth, la seconde sur Forseti. Ton cœur fond à nouveau devant l’attention qu’il porte aux gens qu’il aime. Tu n’as jamais su résister à quelqu’un de gentil.

Vous vous dépêchez de rentrer dans sa voiture, le froid mordant chaque centimètre de votre peau. Máni allume le chauffage rapidement et tu finis par arrêter de trembler. Vous échangez peu de mots sur le chemin du retour, toustes deux trop fatigués. Tu luttes durant tout le trajet pour ne pas t’endormir. Tu aimerais discuter avec lui, mais ton cerveau reste vide. Vous évoquez vaguement la soirée, même si cela demeure laconique : vous savez que vous en reparlerez plus en détails quand vous serez reposé·e·s.

Il te dépose juste à côté de chez toi. Avant que tu sortes, vous vous contemplez, quelques secondes. Une fois de plus, tu te plonges dans ses yeux. L’idée de dormir avec lui cette nuit te traverse l’esprit. Tu as envie de rester à ses côtés. D’être à nouveau contre lui. À la place, tu le remercies encore, et lui demandes de faire attention sur la route.

« Envoie-moi un message quand tu seras à bon port. Je ne m’endormirai jamais, sinon. Est-ce que tu peux faire ça pour moi ? »

« Je déteste l’idée que tu restes éveillé jusqu’à ce que j’arrive chez moi, mais d’accord, je t’en informerai immédiatement. Maintenant rentre vite, et réchauffe-toi. À bientôt, love. »

Tu te dépêches de pousser la porte de ton immeuble, mais tu ne peux t’empêcher de te retourner une dernière fois, pour regarder sa voiture partir. Tu soupires, puis tu entres chez toi. Tu te prépares une tisane pour attendre son message, mais tu t’endors finalement sur le canapé. C’est la vibration de ton téléphone qui te réveille.

Je suis bien arrivé. J’ai aimé chaque moment de cette soirée avec toi. Merci d’être venue. Je suis heureux. Je vais rapidement aller me coucher. Bonne nuit, mon amour.

Tu lui réponds en deux mots, et te diriges vers ta chambre. Tu te glisses sous ta couette, frissonnes un peu dans la froideur de tes draps. Tu t’endors presque immédiatement, l’image de ton compagnon toujours en tête.

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