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Aloyse Taupier

vendredi 2 mai 2025

J'irai boire du thé sur ta tombe

Chapitre 14

Après cette soirée, vous vous jetez dans vos discussions quotidiennes avec plus d’entrain encore qu’auparavant. Tu passes ton lundi matin à buller, arroser tes plantes, lire un peu, et tu te prépares un crumble aux poires l’après-midi pour ton dessert du dîner. Tu déroules ta semaine comme à ton habitude ; tes pâtisseries d’hiver seront bientôt prêtes et tu y ajoutes les derniers détails. Máni reprend quant à lui ses visites à ton salon. Vous aviez convenu que ce serait le plus simple, le plus naturel pour reprendre contact.

Lorsqu’il franchit ton seuil à nouveau, ton cœur se met à battre avec violence. Peut-être est-ce parce que tu ne l’as pas vu depuis longtemps, mais tu crois ressentir le même choc que la toute première fois qu’il t’es apparu. Ton souffle se coupe. Tu ne peux empêcher ton regard de rester aimanté à lui, de détailler sa silhouette, ses longues mèches qui cascadent sur ses épaules, sa démarche et ses habits impeccablement taillés. Toujours époustouflant. Tu voudrais te plonger dans cette contemplation des heures. Seule son arrivée au comptoir te sort de ton admiration béate.

Vous échangez quelques mots, heureuxses de vous voir, mais tu n’as que peu de temps à lui accorder. Il choisit un entremets aux deux citrons avec une crème à l’Earl Grey et une génoise constellées de morceaux de myrtilles. Tu comprends qu’il compte attendre la fin du service, et tu le réapprovisionnes régulièrement en thé. Tu croises les doigts pour que tes clients s’en aillent plus vite afin de ne pas terminer trop tard. Lorsque les derniers ont franchi la porte, et que tu commences à ranger, il vient t’aider.

« Comment vas-tu ? Est-ce que tu te sens fatigué ?

— Non, ça va, je suis habitué tu sais. Et j’ai pu me reposer dimanche et hier. Et toi ? le questionnes-tu en nettoyant les tables.

— Je vais parfaitement bien. Te revoir me ravit. »

Tu lui souris.

« Et moi donc. Est-ce que tu es resté juste pour me parler quelques minutes ? Si c’est le cas, tu n’aurais pas dû…

— Je suis resté pour profiter de ta présence, mais aussi parce que je voulais te demander si tu serais d’accord pour que nous allions quelque part ensemble lors d’une matinée, cette semaine. Puisque tu ouvres seulement en début d’après-midi certains jours. Mais je comprendrai parfaitement si tu préférais conserver ce temps pour toi, et pour te reposer.

— Hmhm… Non, ça me va. Je ne le ferai pas trop souvent, mais je serai heureuxse de sortir avec toi n’importe quand. Jeudi, ça irait ? »

Tu le vois consulter son téléphone, vérifier son agenda.

« Ce serait parfait. Vers dix heures ?

— Pas de soucis. Où est-ce que tu veux aller ?

— Il y a ce petit magasin dans la grande avenue qui a ouvert récemment. J’avais envie de m’y rendre depuis que j’en ai entendu parler. Je ne t’en dis pas plus, comme ça tu auras la surprise. Je t’enverrai l’adresse. Ça te va ?

— Si tu veux jouer la carte du mystère, fais-toi plaisir, confirmes-tu en riant. J’ai hâte. Je devrai m’en aller à treize heures, par contre, pour avoir le temps de préparer l’ouverture.

— Bien sûr, ça ne devrait pas être si long et nous pourrions même aller manger quelque part ensuite. Je vais voir ce que je peux faire.

— Avec plaisir. Merci d’avoir pensé à organiser ça, lui murmures-tu avec sincérité.

— C’est un honneur, darling », te répond-il en ponctuant sa phrase d’un sourire charmeur.

Une vague de chaleur t’envahit. Tu ne sais si tu apprécies ou désapprouves cette espièglerie chez lui qui te fait tant tourner la tête. Probablement un peu des deux. Ce dont tu es sûre, c’est que cela t’amuse autant que lui. Tu te demandes si toi aussi, tu serais capable de lui rendre la pareille. Il va falloir que tu t’entraînes.

« Je vais te laisser rentrer chez toi, reprend-il. Navré de t’avoir retenu. Est-ce que tu veux que je te raccompagne ?

— Non ce n’est pas la peine, il fait froid et tu dois rentrer aussi. J’étais… content de te voir. Merci d’être resté.

— Je suis heureux de l’avoir fait. Tu me manquais. Bonne soirée, love. »

Avant de partir, il pose sa main sur ton bras, exerce une légère pression. Il plonge ses yeux dans les tiens, ne sachant comment te quitter, t’effleure la joue, puis s’en va sans se retourner. Cela t’arrange, tu ne sais jamais comment conclure une conversation non plus, encore moins avec lui. Et puis vous venez à peine de vous retrouver, vous ne pouvez faire comme s’il ne s’était rien produit. Il faudra du temps avant que vos ressentis, votre lien, redeviennent comme avant. Comme toujours cependant, sa douceur, sa délicatesse réchauffent ton cœur. Tu voudrais pouvoir lui montrer tes sentiments de la même manière.

Ton quotidien se déroule sans anicroche jusqu’au jeudi matin. Si te lever est difficile, et que tu sens déjà la fatigue de la semaine peser sur tes épaules, la perspective de voir ton compagnon et de passer du temps avec lui te galvanise suffisamment pour que tu quittes ton lit rapidement. Tu te prépares, ne prends pas de petit-déjeuner puisque vous devez manger ensemble. Tu te contentes d’un thé pour te réveiller. Lorsque tu sors de chez toi, tu découvres un ciel d’un bleu éclatant ; le froid n’en est que plus vivifiant. Une jolie matinée d’hiver. Voir le soleil te fait plaisir, embellit ta journée. Vous vous retrouvez à l’endroit prévu : il t’attend déjà.

Derrière lui se dessine une petite boutique dans des tons crème et vert pâle. Le mot « Papeterie » orne la devanture. Tu es cependant bien plus intéressée par lui et ton regard se reporte rapidement sur son visage. Tes poumons se gonflent de joie à sa vue. Tu sens ton cœur s’accélérer, de plus en plus à mesure que tu avances vers lui. Il te sourit comme si ton arrivée ravissait le sien, et tu ne peux t’empêcher de lui rendre son expression au centuple en retour. Tu ne sais si c’est l’adrénaline, l’amour ou le bonheur, mais tu as le sentiment de flotter. Toutes les couleurs te paraissent plus vives, plus brillantes, et tu les graves dans ta mémoire sans difficulté, comme si ce moment était augmenté. Tu t’arrêtes à quelques pas ; vous exhalez toustes deux de petits nuages de vapeur, vous contemplez quelques instants, ne trouvant quoi dire. Finalement, après avoir évité de te perdre trop longtemps dans son regard malgré l’attirance magnétique qui s’en dégage, tu reprends ton souffle.

« Bonjour.

— Bonjour. »

Ses fossettes se plissent un peu plus, et tu as le sentiment de contempler une statue sacrée. L’idée de caresser sa joue te paraît presque impie.

« Quand est-ce que tu es arrivé ? J’espère que je ne t’ai pas fait attendre trop longtemps.

— Pas du tout, je voulais arriver en premier, puisque je suis celui qui te fait visiter, aujourd’hui. »

Tes lèvres s’étirent, encore. Vous restez à vous contempler. Encore.

« Bien, nous entrons ? » questionne-t-il.

Tu acquiesces, et, sans un regard pour la vitrine, ton attention trop focalisée sur lui, vous franchissez le seuil.

Tu te détaches de ses cheveux noirs qui oscillent contre son dos pour observer autour de toi. Aussitôt, tout te ravit. Cela t’étonnait qu’il t’emmène dans une papeterie classique, avec seulement quelques agendas, cahiers, bloc-notes et autres papiers à lettres insipides. C’est heureusement un océan de couleurs qui s’offre à toi ; les rayons vont des articles les plus mignons aux plus dignes et raffinés et tu veux tout voir, tout scruter, ne laisser échapper aucun détail.

Vous saluez la dame au fond du magasin et commencez à vous promener.

« Alors ? Qu’en penses-tu ? J’ai supposé que, peut-être, tu aimais ce genre de choses. »

Touché. Comme toujours.

« C’est si beau ! Tu as eu parfaitement raison, et tout a l’air tellement recherché… Tu vas me ruiner, à ce rythme. Tu voulais regarder quelque chose en particulier ? »

Ton enthousiasme le rassure et tu le vois se recentrer sur les différentes rangées.

« Oh, un peu de tout. Surtout les objets de papeterie en eux-mêmes, mais je reste ouvert au reste. »

Vous déambulez ensemble, puis vous séparez, lui vers les rayons plus passe-partout, toi vers les couleurs vives qui t’appellent près des arrivages japonais. Tu te promets de ne rien acheter pour le moment, de choisir seulement une ou deux choses à la fin de votre visite, de bien réfléchir. Tu repères un grand cahier dans des tons bleus, représentant la pluie qui tombe. Ici un agenda, avec la floraison des cerisiers et leurs pétales qui volettent. Tu passes un temps infini à examiner tous les autocollants divers et variés. Des plantes vertes, des animaux en tout genre, des plats, des boissons et des pâtisseries, des meubles, des potions ou des miroirs, des champignons ou des galaxies… Tu essaies de ne pas trop traîner, de ne pas te perdre dans l’observation des détails de chacun, mais il t’en coûte. Tes préférés regroupent de petits corbeaux mignons, des phoques dans de drôles de positions, des gaufres avec différentes garnitures et des hortensias violets et bleus.

Tu rejoins ton compagnon, regardes les papiers à lettres qui l’attirent. Tu le vois contempler un set avec des éclaboussures émeraude et des lignes dans les tons or. Vous remarquez toustes deux une liasse noire aux lignes blanches, fournie avec une encre aussi claire. Tu lui désignes aussi un ensemble couleur nuit nuageuse avec, dans le coin haut droit, une lune ronde, presque voilée. Cela semble le plonger dans un abîme de réflexion. Tu surveilles l’heure, discrètement, pour ne pas risquer de finir en retard. Vous avez encore le temps. Tu le laisses à ses pérégrinations mentales et t’en retournes aux papiers à lettres de ton côté du magasin. Tu entreprendras un tour plus abouti dans l’autre après. Tu résistes à tous les beaux stylos, tous les blocs de post-it, tous les washi tapes chamarrés. Tu dois rester raisonnable. Tu pourras revenir faire des folies pour fêter une occasion. Tu passes devant les sceaux et les cires de tous coloris ; tu craques presque face à un motif de croissant de lune entourée de deux étoiles avec une cire bleu nuit.

Cela fait longtemps que tu veux un joli papier à lettres, et tu te promets de n’en emporter qu’un seul. Tu hésites, compares, va et viens, puis tu te décides enfin. Tu choisis celui dont les couleurs te rappellent un soir d’été. Du rose, du lilas, des tons orangés ; des pastels, doux. Quelques traînées blanches pour évoquer les nuages. Il y a même un espace en bas de page où tu pourras placer des autocollants ou du washi tape .

Cette fois, c’est lui qui te rejoint. Tu sens sa présence derrière toi, et une sensation étrange s’installe entre tes deux épaules, te fait frissonner. Tu luttes pour ne pas te retourner et agir de manière naturelle. Il admire avec toi les plus beaux objets.

« Ce papier te va à ravir, commente-t-il.

— Je suis d’accord, et contente que tu penses la même chose. On dirait que tu me connais bien », le taquines-tu.

Il tient à la main le set vert et or, ainsi que la liasse noire.

« Tu as terminé ? demandes-tu.

— Oui, mais prends tout ton temps. Nous n’avons pas à nous presser, j’ai vérifié l’heure. Je vais continuer à regarder le reste. »

Tu acquiesces, mais ne peux t’empêcher d’accélérer quand même. Tu attrapes le cahier que tu avais repéré, les autocollants corbeaux et ceux avec des hortensias, puis tu jettes un dernier coup d’œil aux papiers à lettres que tu étais en train de feuilleter. Tu te diriges vers le rayon où ton compagnon déambulait tout à l’heure. Tu te rassérènes en voyant qu’il est moins fourni. Comme pour l’autre, tu te promènes entre les rangées, savoures les belles choses qui t’entourent. Tu te crées une note mentale : demander plus tard à ton ami ce qui l’attirait tant dans le papier aux nuages passants. Tu repères ensuite un set avec des motifs de monstera, puis un deuxième, jumeau de celui que Máni a choisi, dans des tons or et vermillon. Tu apprécies également des feuillets dont les couleurs te rappellent le dégradé de la mer. Une envie soudaine de t’y rendre et de respirer les embruns te prend. Une envie de calme et de tranquillité. Tu t’amuses d’un ensemble de pages avec de grosses roses rouges un peu partout ; trop chargé, trop peu subtil. Tu termines ton tour, te félicitant de ne pas avoir choisi plus que les trois objets que tu avais déjà en main. Tu te répètes une fois encore que tu pourras toujours revenir plus tard.

Máni a déjà réglé ses achats et tu te diriges donc vers le fond du magasin. Près de la caisse, tu craques pour des enveloppes semi-transparentes recouvertes de feuilles de ginko ; elles sont en promotion et il n’y en a presque plus. Tu as trop peur de regretter si tu ne les prends pas maintenant. Tu te fustiges un peu, même si tu sais que tu as choisi avec raison : contrairement au reste elles risquaient de disparaître.

Tu retrouves ton ami, puis vous sortez dans l’air étincelant de la fin de matinée. S’il fait moins froid que plus tôt, il n’est pas question de manger dehors : tu lui proposes de vous rabattre sur ton appartement où vous pourrez vous préparer une boisson chaude. Une fois chez toi, tu mets de l’eau à bouillir. Le revoir ici te remémore cette soirée fatidique, et ton cœur qui se serre, ainsi que la douleur dans ta poitrine, te rappellent que tout n’a pas cicatrisé. Lui aussi semble penser à la même chose. Il observe autour de lui, lentement. Tu croises son regard, puis soupires. Tu décides de mentionner l’éléphant dans la pièce tout de suite.

« Je sais. Désagréable. On peut supposer que ça passera.

— Je suis désolé, soupire-t-il à son tour.

— C’est comme ça », hausses-tu les épaules.

Il acquiesce, silencieux. Tu vous sers deux tasses de roiboos épicé pour vous réchauffer. Vous vous asseyez à la table de la cuisine, puis il déballe le repas qu’il avait préparé : des sandwichs au bacon frit et à l’omelette – un équivalent du moins. Tu essaies de ne pas laisser ton cerveau te ruiner ta journée et tu te concentres sur la matinée que vous avez passée ensemble. Vous discutez de vos achats, de tout ce que vous avez pu observer, de vos sujets habituels. Vos langues se délient progressivement alors que vous mangez. Vous arrivez à chasser ce qui vous gêne, à le reléguer dans un coin ; vous vous sentez mieux, heureuxses d’être avec l’autre. Vous savourez cette joie et tu te noies dans sa présence, son odeur, son sourire. Tu essaies de ne pas en perdre une miette, de le graver dans ta mémoire, pour pouvoir le reconvoquer encore et encore, juste au cas où. Tu te délectes de sa voix, de ses moues, de la délicatesse de ses doigts et de ses mots. Tu ne peux t’empêcher de sourire lorsqu’il parle.

Tu reviens brusquement à la réalité lorsque tu te rappelles que tu as un salon de thé à ouvrir, et que tu n’as pas surveillé l’heure depuis un moment. Tu t’affoles, vérifie ton téléphone, mais il te reste assez de temps pour ta vaisselle. Il se porte volontaire pour essuyer et ranger, puisque tu refuses qu’il lave.

« Est-ce que tu aimerais aller au restaurant avec moi ce soir ? te demande-t-il soudainement.

— Euh, oui ? Est-ce qu’il y a une raison à cette proposition ? le questionnes-tu, perplexe.

— Pas particulièrement, je souhaite juste passer du temps avec toi. J’ai aperçu ce restaurant l’autre jour et il m’a fait penser à toi.

— Eh bien avec plaisir, alors. Quelle heure ?

— Vingt heures ? Je peux te récupérer, si ça te convient. »

Tu acquiesces à nouveau. Tu n’as pas l’habitude que tes partenaires prennent des initiatives ; tu te retrouves pour le moment surpris à chaque fois. Agréablement. Tu l’observes quelques secondes à la dérobée alors qu’il range les derniers couverts. Tu ne peux empêcher une affection débordante de t’envahir, ainsi qu’un amour sans fin qui s’approfondit pourtant chaque jour un peu plus. Vraiment, tu pourrais rester à le contempler des heures. La façon dont il se meut, le moindre de ses gestes, t’apparaît comme parfait, gracieux, élégant. Tu lui trouves un charisme sans fin qui te coupe le souffle et provoque des grésillements un peu partout dans ton ventre. Lorsqu’il se retourne vers toi, qu’un sourire illumine son visage, et la douceur ses yeux, tu pourrais mourir d’amour. Tu l’observes et il ne s’en formalise pas, il voit dans l’expression de tes lèvres, dans tes iris, quels sentiments t’animent.

Il se rapproche de toi, t’entoure de ses bras, lentement, pour te laisser la possibilité de t’écarter. Il te serre contre lui et ton cœur fait une violente embardée. Tu sens le sien battre. Tu le sens poser sa joue contre le haut de ton crâne, s’imprégner de ton odeur. Tu fermes les yeux, savoures cette sensation. Sa proximité, l’idée d’être si près de lui, de l’avoir, là, avec toi, emplit ton plexus d’un bonheur presque douloureux. Tu perçois son souffle contre tes cheveux, la chaleur d’une de ses mains dans ton dos. La pression de son bras, qui t’attire à lui, toujours plus. Une longue mèche noire te chatouille l’oreille et, amusé, tu expires discrètement par le nez.

« Désolé.

— Ne le sois pas, j’adore tes cheveux. »

Tu sens ses lèvres s’étirer contre toi. Vous restez enlacé·e·s quelques minutes encore, puis tu te résous à te dégager. Il est temps que tu ailles travailler. Tu es probablement déjà en retard. Tu mets de côté le crumble, à la base prévu pour plus tard, que vous avez entamé en dessert, puis il te raccompagne jusqu’à ton salon de thé où vous vous séparez – pour quelques heures seulement, te consoles-tu. Cette après-midi-là, tu as du mal à te concentrer. Tes pensées reviennent sans cesse à lui, à cette étreinte. Cela t’agace, mais tu n’y peux rien malgré tes efforts. Tu abandonnes l’idée de le chasser de ton esprit. Après tout, tu ne peux pas toujours réussir à contrôler tes sentiments parfaitement. Tu laisses donc les images t’envahir, tout en essayant de ne pas faire trop d’erreurs d’inattention. Ce n’est pas aujourd’hui que tu commenceras à préparer tes pâtisseries d’hiver.

Tu regardes l’heure régulièrement, trop régulièrement ; tu as l’impression que les minutes ont délibérément choisi de traînasser cette après-midi. Malgré tout, celle-ci s’écoule, la nuit tombe. Les derniers clients quittent le café, et tu prends le temps de t’occuper de ton ménage en détail. Cela t’aide à te calmer, à te centrer sur autre chose. Tu ne pourrais dire pourquoi cette soirée te fait plus d’effets que d’autre rendez-vous passés avec lui, pourquoi tu sens ton cerveau s’échauffer sous le stress, l’excitation, l’appréhension. Ce qui est sûr, c’est que tu as plus de mal à respirer, le sternum oppressé, et que tu ne peux t’empêcher d’inspirer profondément, comme si tu manquais d’air. Tu sais que tout se passera bien. Ce n’est pas l’inquiétude qui te met dans cet état-là. Plutôt une forme de fébrilité, une agitation. Une exaltation. Positive. Tu adores cette sensation et tu la détestes en même temps. Elle te donne l’impression de pouvoir tout faire, tout affronter, comme une version améliorée de toi-même. Mais tu sais aussi que tu as tendance à effectuer des choix moins réfléchis dans ces circonstances, à te laisser entraîner, à être justement un peu trop en ébullition. Tu supposes que l’alcool doit causer un résultat similaire.

Enfin tu termines tes tâches, et tu t’empresses de rentrer chez toi. Tu as tout juste le temps de te doucher et de te changer. Tu optes pour une tenue confortable, pour toi du moins : une chemise chaude, noire, une cravate et un jean du même ton, quelques chaînes et épingles à nourrice. Ton état d’excitation a épuisé ton énergie : tu meurs de faim.

Comme prévu, Máni sonne chez toi à vingt heures tapantes. Vous roulez environ un quart d’heure pour rejoindre une partie de la ville que tu connais mal, plutôt dans le centre alors que tu habites en périphérie. Lorsque tu sors de la voiture, tu passes ton bras au-dessus du sien pour marcher avec lui. Être près de lui à nouveau te fait l’effet d’une bouffée d’air pur.

Vous arrivez devant une enseigne moderne avec des nuages stylisés. Tu imagines un restaurant asiatique, du genre fusion. L’intérieur correspond à l’image que tu t’en faisais : un vieux bâtiment avec des moulures au plafond, peintes avec des couleurs vives et des formes géométriques. Ce n’est pas ton esthétique préférée, mais tu es venue pour manger ; cela t’importe peu. Il n’y a pas trop de monde en ce soir de semaine et tu apprécies l’ambiance calme. Vous vous installez à une table au fond de la salle, puis commencez à feuilleter le menu. Tout te fait envie. La cuisine te paraît intéressante, créative, exigeante. Beaucoup de plats peuvent être partagés, et tu vois cela comme une bénédiction qui va te permettre de goûter plus de choses. Vous choisissez à deux, discutez de la carte, puis d’autre chose. Parfois, vous vous passez de motse, apaisé·e·s d’être ensemble.

Vous débutez d’abord par un panko de seitan. Croustillant, doré à point, fondant en bouche, il vous ouvre l’appétit. Cet aperçu te convainc que tout ce que tu essaieras ce soir sera merveilleux. Vous commandez ensuite différents assortiments. Des maki char siu, avec du tempeh, des pleurotes rôtis, du paprika fumé et une crème à l’oignon. Des sushis tamago, avec une délicieuse omelette végane à l’intérieur, la meilleure que tu aies jamais goûtée. Elle se délite dans ta bouche, fond sur ta langue : tu voudrais en manger à l’infini tant elle est légère. Lui choisis également un assortiment sucré salé auquel tu ne toucheras pas. Vous vous décidez en dernier pour un katsudon bien chaud. Vous dégustez lentement, profitez de chaque bouchée. Tout se révèle absolument délicieux. De la bonne nourriture et l’homme que tu aimes le plus au monde : tu ne pouvais rêver plus agréable soirée.

Comme toujours, vos conversations s’écoulent avec fluidité. Vous avez lu tellement de livres que la littérature reste un sujet inépuisable, mais vous revenez parfois sur vos dernières discussions, sur les points que vous avez abordés au téléphone. Vous laissez de côté ce qui est encore trop douloureux pour vous concentrer sur le quotidien, pour préciser certaines choses, en élargir d’autres, ajouter des éléments que vous auriez oubliés. En parlant avec lui, tu te sens à l’aise. Tout paraît plus simple : tu sais que vous pouvez communiquer, qu’il ne se braquera pas, qu’il posera des questions, répondra aux tiennes. Tu bénis ta chance d’avoir enfin trouvé quelqu’un avec qui la discussion se fait de manière apaisée peu importe le sujet abordé. Tu ne l’en aimes que plus.

Vous choisissez en dessert des mochis à la coco et au litchi, ainsi qu’une mousse au chocolat avec des poires aux épices, un caramel de miso et des noix de macadamia. La discussion ralentit, la fatigue commence à t’entourer de son cocon. Tu te sens bien. Tu es au chaud et la banquette est confortable. Tu regardes les lumières de la ville par la fenêtre, les oranges et les jaunes, les bleus et les rouges, les ors, les argents ; petits points brillants, flous pour la plupart, comme l’esquisse d’un tableau abstrait.

Alors que vous raclez vos assiettes, tu ressens soudain une tension chez ton ami. Une insécurité, peut-être. Il semble chercher ses mots, réfléchir à quelque chose. Tu patientes. Tu ne veux pas aggraver la pression qui paraît déjà l’habiter. Finalement, il trouve ce qu’il souhaitait.

« Je me demandais si…

— Oui l’encourages-tu.

— Est-ce que tu aimerais venir chez moi, dimanche ? »

Tu ne réponds pas immédiatement, interloqué. Sans que tu saches pourquoi, tu n’avais pas envisagé cette idée. Pas si tôt. Pourtant, c’est parfaitement logique. Cela fait plusieurs mois que vous êtes ensemble. Tu as toujours eu envie d’aller chez lui. Tes angoisses te freinent un peu, mais vous en avez discuté. Tu as cependant le sentiment d’une étape cruciale, d’un moment pivot. Comme si en te rendant là-bas, vous alliez accéder à quelque chose d’autre, un nouveau stade de votre relation. Tu ne comprends pas exactement ce que cela veut dire, mais tu le sens. Peut-être est-ce seulement la peur qui parle. Mais la peur de quoi ? Tu te concentres sur ton envie première, sur ta curiosité, sur ton désir d’en apprendre plus sur lui, de t’intégrer dans son quotidien. Devant ton silence, Máni commence à s’inquiéter.

« Tu peux refuser, bien entendu ! Si tu n’en as pas envie, il n’y a aucun problème, tu sais que je n’en prendrai pas ombrage. Je ne veux pas que tu te sentes mal à l’aise. Peut-être que c’est encore trop tôt, je n’aurais pas dû demander. »

Tu l’arrêtes de la main.

« Máni, qu’est-ce que tu racontes ? Évidemment que je veux venir chez toi. J’adorerai ! Et honnêtement, je ne crois pas que ce soit trop tôt. Je suis sûr que par rapport à d’autres couples, nous sommes même plutôt en retard. Mais quelle importance ? On fait les choses à notre rythme, c’est ce qui compte. Qu’est-ce que tu voudrais faire dimanche ? »

Tes mots semblent le rassurer et il retrouve sa contenance.

« Peut-être regarder un film ? Et je pensais que nous pourrions éventuellement essayer les lattes avec du houjicha et du sobacha, comme tu l’avais évoqué l’autre fois.

— Cela me paraît être un excellent programme. Ça me plairait.

— La maison est un peu difficile à trouver, est-ce que tu veux que je te récupère en début d’après-midi pour te montrer le chemin ?

— Non ça devrait aller, j’y arriverai si tu me donnes des indications claires, ne t’inquiète pas. Je ne veux pas dépendre de toi pour rentrer. C’est plus simple si je viens avec ma voiture.

— Je vois. Je t’enverrai les instructions les plus précises possible, alors. Et si tu ne trouves pas, appelle-moi, je te guiderai.

— Parfait », lui souris-tu.

Tu ne ressens pas encore la pleine anxiété que générera bientôt la perspective de te rendre chez lui, car ton cerveau tourne au ralenti et que tu languis ton lit, mais tu sais déjà que la fin de semaine sera pleine de fébrilité.

Vous abordez quelques détails, puis décidez de rentrer. Le trajet du retour se fait dans le quasi-silence, à l’exception d’une remarque ou deux sur le repas que vous venez de terminer et sur votre journée du lendemain.

Il te dépose devant ton hall d’entrée, sort de la voiture pour te souhaiter une bonne nuit. Il se rapproche alors de toi, pose une main sur ta joue. Tu penses qu’il va t’embrasser. Son regard glisse sur tes lèvres. Il les caresse, lentement, de son pouce. Dans ses yeux, tu lis un désir brûlant. Tu rougis instantanément et toute ta fatigue est oubliée alors que ton cœur semble vouloir quitter ta poitrine. Il cogne si fort qu’il emplit tes tempes, rien n’existe plus que vous deux en cet instant, que ses yeux posés sur toi, et la chaleur de sa main. Pourtant, il paraît se raviser. Il t’attire contre lui à la place, t’enserre dans une étreinte ferme, rassurante.

« Fais de beaux-rêves, mon amour, l’entends-tu murmurer. Je t’aime.

— Je t’aime », lui réponds-tu dans un chuchotement étouffé.

Il s’écarte ensuite, te jette un dernier regard, puis rentre chez lui. Tu restes devant la porte de ton immeuble à fixer sa voiture qui s’éloigne, presque sonnée. Dans ta cage thoracique, des battements erratiques résonnent toujours. Tu gravis les escaliers puis t’empresses d’aller te coucher : tu réfléchiras à tout cela demain. Tu t’endors en quelques minutes d’un sommeil rendu lourd par la fatigue.

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