J'irai boire du thé sur ta tombe
Chapitre 13
Les jours qui suivent, vous reprenez progressivement des contacts réguliers, vous rapprochez à nouveau comme si vous ne vous étiez jamais séparé·e·s. Vous retrouvez toutes ces choses dont vous aimiez discuter avant : livres, séries, nourriture, philosophie. D’une certaine manière, tu as l’impression que vous êtes moins pudiques, moins en retrait : vous vous dévoilez plus facilement. Vous faites moins attention à vos mots, essayez de rester fidèles à vous-mêmes sans rien cacher. En parallèle, vous réfléchissez à votre réponse. Tu penses à tout ce qui t’a posé problème par le passé, tout ce qui chez toi est considéré comme moins conventionnel, tous tes défauts, tes prises de position qui peuvent heurter. Tu ne laisses rien de côté. Si vous éclaircissez le plus gros des conflits maintenant, que vous arrivez à construire une relation malgré tout, vous posséderez les armes pour affronter le monde. Tu sais que tu ne peux pas tout contrôler… mais se préparer du mieux possible ne vous coûte rien. Seulement quelques discussions.
Tu poursuis aussi l’élaboration de tes pâtisseries, affines l’alliance des goûts, raffine ce qui doit l’être. La semaine prochaine, c’est sûr, tu auras terminé. Pour le moment, tu penses créer trois nouvelles pièces, l’une yuzu-betterave-kiwi, une autre pamplemousse-pomme-vanille, et la dernière grenade-poire-tonka. Tu as testé et retesté tes gelées, tes mousses, tes crèmes et tes génoises, perfectionné les recettes qui le nécessitaient. Tu as donné quelques nouvelles à Elizabeth, qui s’est dite ravie de la tournure des évènements. Tu as senti qu’elle se retenait de te rappeler de ne pas te précipiter, mais elle espérait aussi que tout se passe bien pour vous deux. Máni étant son ami avant tout, elle se retrouvait partagée, même si elle s’était gardée de t’en parler.
La semaine s’est éclipsée en un instant entre vos conversations qui te remplissaient de joie, quelques mots d’amour que vous n’avez pu retenir en raison du bonheur de vous retrouver, et vos réflexions respectives. Vous aviez convenu de transmettre votre liste définitive samedi soir, afin de disposer du week-end, ou du dimanche au moins pour lui, pour vous y pencher, en discuter.
Ce jour-là, tu prends un peu de temps pour toi en rentrant, afin de souffler après ton travail. Tu lis, manges, et vous décidez d’envoyer vos messages ensuite. Tu sens que ton cœur s’affole dans ta poitrine : toutes tes insécurités sont contenues dans ces quelques lignes. Si elles mettent fin à votre relation, c’est que tu avais raison. Personne ne voudra d’un toi plein et entier. Si même lui, l’être le plus doux, gentil, bienveillant que tu aies rencontré ne peut supporter certaines choses, personne ne le pourra. Tu imagines déjà ses réponses, votre rupture, et tu sens ta vision se troubler lorsque tes yeux se remplissent de larmes. Tu essaies de respirer calmement, comptes jusqu’à quatre, inspiration, expiration. C’est toi qui as proposé cette discussion. Un peu de courage. Vous avez toustes les deux envie que cette relation fonctionne : tu veux y croire.
Tu envoies ton message. Tu as surveillé tes mots tout le long pour ne pas t’excuser à chaque phrase, pour rester ferme. Après tout, tu n’as pas à déplorer d’être toi-même. Même si c’est dur.
La liste des éléments qui pourraient poser problème selon moi :
— Je n’ai pas vraiment de sens de l’humour. Enfin, il est tout petit, a minima. La grande majorité des choses ne me font pas rire. Je ne le fais même pas exprès. Déjà, tout ce qui est offensant ou qui se moque des autres ne peut pas m’amuser, parce que ça me rend triste. Je pense aussi que la plupart des comédies ne sont pas drôles, voire qu’elles sont stupides, ce qui est quand même assez prétentieux. Je sais que le problème vient de moi, la plupart du temps je ne comprends juste pas ce qui est comique. J’entends la blague, je vois l’idée, mais je suis genre… est-ce qu’on est censé rire ? Les gens décrètent que je suis quelqu’un de très froid à cause de ça. Et je ne leur jette pas la pierre ; je ne considère pas être quelqu’un de très amusant moi-même. Il y a quelques rares films ou jeux de mots que j’aime bien mais je pense qu’ils se comptent sur les doigts d’une main. Deux, peut-être. Donc… Je ne suis pas la personne avec qui tu pourras regarder des comédies, ou des humoristes et ce genre de choses.
— J’ai toujours souffert de difficultés à contrôler la colère. C’est familial. Je travaille là-dessus depuis de nombreuses années, je dirais l’adolescence, ou peut-être même avant. Maintenant, je suis quelqu’un de vraiment, vraiment calme. Je ne m’énerve jamais. Parfois, rarement, je peux m’agacer, mais ça s’arrête là et je sais comment le gérer. Mais il y a des moments, peut-être une fois tous les… trois mois, quatre mois, où je peux devenir désagréable. Quand je ne dors pas correctement durant plusieurs semaines et que je suis épuisée, quand les choses difficiles s’accumulent, quand je suis stressée, si tu mélanges tout ça, je me transforme en quelqu’un de brusque, susceptible, excédant, comme si j’essayais de déclencher un conflit. Je ne vais pas crier, ou tenir des propos blessants, mais je suis juste insupportable. Je fais vraiment de mon mieux pour éviter ça, et pour gérer toutes les circonstances qui pourraient y conduire, mais je n’y arrive pas toujours. Et quand je suis comme ça, c’est comme si je ne pouvais plus m’arrêter. Forcément, la plupart des gens s’agacent, haussent le ton, s’énervent contre moi. Et je ne les blâme pas, je comprends. Le problème c’est que ça n’aide pas à ce que la situation s’apaise. Je vais commencer à répondre aussi. La discussion va s’échauffer. Ensuite la personne en face va dire quelque chose de méchant, ou trop crier, et je vais me mettre à pleurer. C’est une bonne chose, parce que ça m’arrête complètement, mais je suis toujours blessé par ce qui s’est passé. Et pour être honnête, j’aurais espéré que l’autre se montre plus raisonnable que moi. Je sais que je ne peux rien reprocher à personne, c’est ma faute si je ne suis pas capable de me calmer. Mais j’essaie aussi de me dire que personne n’est parfait, et que le plus important c’est que je continue mes efforts pour ne pas devenir comme ça. Et je m’en sors : avant ça arrivait peut-être deux fois par semaine, et maintenant, la dernière occurrence remonte à six mois au moins. Donc je progresse. Mais je comprends complètement que quelqu’un ne veuille pas avoir à supporter ça. C’est quelque chose d’assez terrible de se retrouver dans la même pièce que quelqu’un de si désagréable. Je le sais, puisque je déteste quand les gens se mettent en colère, crient, et sont agacés par tout. Ce que j’aimerais simplement souligner, et je ne me cherche pas d’excuse, c’est qu’il n’y a pas besoin de s’énerver pour m’arrêter. Pour le moment, je n’y arrive pas si personne ne m’aide, c’est vrai, mais si quelqu’un me fait remarquer que je dois être fatigué, que je suis susceptible, que ma compagnie devient difficile, ça fonctionne aussi bien. Parce qu’en formulant ça, je me rends compte de ce que je suis en train de faire. Et je vais me mettre à pleurer, me détester d’être comme ça, et m’excuser. Mais au moins, c’est terminé, et avec moins de heurts. Et j’irai probablement me coucher. Donc l’agressivité n’est pas nécessaire. C’est bien plus simple sans, et je ne suis pas blessée, et l’autre personne non plus. Tout est résolu en quelques minutes. Je sais que tout le monde n’est pas en capacité de répondre au mal-être par de la compréhension et de la gentillesse, et je ne blâme personne pour sa colère légitime. C’est juste que dans un univers parfait, ce serait plus agréable avec la deuxième option.
— Pour pouvoir m’occuper des tâches ménagères, n’importe lesquelles, j’ai besoin d’une organisation claire. Je vis seule donc c’est simple, mais si je cohabitais avec quelqu’un, ou si je voyage avec quelqu’un, je ne peux me lancer dans rien si quelque chose ne m’est pas attribué (par moi ou pas), et n’est pas établi. Je ne sais pas quoi faire, quand, et comment, parce que la personne avec moi ne procède peut-être pas comme ça, et tout devient confus. Les autres se mettent facilement à penser que je suis paresseux, mais ce n’est pas le cas, j’ai juste besoin de discuter les choses clairement. Par exemple, si tu m’attribues la vaisselle et les sols, ce n’est pas un problème, je nettoierai régulièrement et je m’organiserai. Mais si tu dis seulement « on partagera les tâches » ou rien du tout parce qu’on est supposé sentir quand c’est le bon moment, ça va être un désastre. Et je sais que cela peut agacer certaines personnes d’avoir à formaliser les choses, ou que cela peut les rendre anxieuses. Je comprends que ça ait l’air assez rigide. Mais je ne demande pas aux autres de mettre ça en place pour eux-mêmes, juste pour moi.
— Je n’aime pas le contact physique, la plupart du temps. Et je déteste ça s’il y a des gens autour. Plus il y en a et plus je me sens oppressé ; j’ai l’impression de suffoquer. Il y a quelques exceptions, cependant. Si j’aime quelqu’un, ça devient moins désagréable. Je n’apprécie toujours pas vraiment être touché, mais j’aime l’idée d’être avec cette personne, et ça aide beaucoup parce que je suis tellement concentrée sur elle et sur cette idée que j’oublie ; j’y fais moins attention. Ça ne fonctionne pas très longtemps, par contre. C’est principalement l’adrénaline qui agit, donc après quelques mois, disons six ou sept, ça a tendance à se dissiper. Pas complètement ; je deviens habituée à la présence de celui ou celle dont je suis amoureuxse durant ce temps, donc des effleurements, se tenir la main, être assis l’un contre l’autre dans un canapé, ça ne me dérange pas. Mais plus que ça, ce n’est pas vraiment quelque chose que j’apprécie. Ce n’est juste… pas mon truc. Et je sais que la plupart des gens ont besoin d’affection, et de contact physique pour se sentir aimés. C’est pour ça que je pense que ce point, et le suivant, seront probablement rédhibitoires. Je déteste ça, ça me donne le sentiment que je ne peux pas être aimé pour moi-même. Mais j’ai décidé il y a quelques années de ne plus jamais me forcer à quoi que ce soit, de ne pas faire des efforts en permanence. Je n’ai pas envie de vivre comme ça. Et parfois, je hais la terre entière, parce que je ne comprends pas pourquoi tout le monde est si obsédé par quelque chose qui moi m’est égal. Et même si j’en ressentais le besoin aussi, si mon partenaire n’appréciait pas ça, alors je n’en voudrais plus.
— C’est… difficile d’en parler, et je vais devoir appeler un chat un chat, mais en lien avec le point précédent, je ne suis pas vraiment intéressé par tout ce qui concerne la sexualité. Pas du tout, même. Je suis asexuel. Ce n’est pas que je n’éprouve rien d’un point de vue physique, parce que mon corps fonctionne parfaitement (enfin, presque, mais c’est une autre histoire), c’est juste que je m’en fiche. Comme, je ne sais pas, le foot, le crochet, la poterie. Si je me retrouve à y participer, ce n’est pas mal, ça peut être amusant, même, mais ça ne m’intéresse pas. Et j’ai conscience que c’est encore plus embêtant que le point précédent, puisqu’on dirait que les gens ne peuvent pas vivre sans, ne peuvent pas concevoir leurs relations sans. Je ne peux pas le comprendre, et crois-moi, j’ai essayé, vraiment, pendant longtemps. Mais je ne peux pas l’expliquer, c’est comme ça et je ne changerai pas. J’ai tenté, aussi, mais maintenant je ne vois pas pourquoi je devrais étant donné que je suis parfaitement épanouie. Si tout le monde adore le football, est-ce que je devrais forcément l’aimer ? Je ne crois pas. Pour rester entièrement honnête, puisque je m’en fiche, je peux participer à des activités sexuelles, parfois. Comme je l’ai dit, ce n’est pas que je déteste ça, c’est juste que ça ne m’intéresse pas. Mais la plupart du temps, je n’ai pas envie. Des tas de loisirs plus attirants m’attendent. La seule chose qui me pousse à m’y engager, c’est pour faire plaisir à quelqu’un que j’aime. Parce que ça me rend heureuxse de rendre cette personne heureuse. Mais je ne peux pas toujours vouloir faire des efforts pour autrui. Je suis quelqu’un de plutôt égoïste. La plupart du temps, je préfère d’autres activités plus épanouissantes. Et je ne veux pas me forcer, ou commencer à voir le sexe comme une corvée. Je trouve que ce serait triste. Je ne peux pas donner de l’amour dans ce genre de conditions, pas sur le long terme. Donc je ne m’engage pratiquement jamais là-dedans. Seulement quand je le sens. Et je ne tolère personne qui souhaiterait que je cède, qui me culpabiliserait, utiliserait le chantage affectif, qui soupire si je dis non. Je ne peux pas supporter l’idée que quelqu’un pourrait continuer à vouloir coucher avec moi alors que je n’en ai pas envie. Honnêtement, wtf ? Clairement, je ne vois pas les choses comme ça. Si je te propose d’aller manger au restaurant avec moi et que ça ne te tente pas, ça n’est plus intéressant pour moi. Bref, tout ça pour dire que je ne m’implique pas dans la sexualité. C’est aussi le cas avec les baisers et plus ou moins tout ce qui a trait au désir. Comme évoqué au point précédent, j’ai tendance à faire beaucoup plus d’efforts et à être plus aveuglée par l’amour les premiers mois, ce qui peut se révéler trompeur et rendre perplexe, mais en temps normal, ça se passe comme je l’ai décrit.
— Je ne peux pas effacer mes valeurs. Ce que je veux dire, c’est que je n’accepte pas de compromis sur ce point concernant mes propres actions. Chacun·e mène sa vie comme iel l’entend, et je ne dis pas aux autres comment agir. Mais je ne fermerai pas les yeux sur quelque chose simplement parce que tout le monde s’en fiche. Je n’irai pas voir ce film qui contient des acteurs problématiques ou des réalisateurs juste parce que mes ami·e·s me le demandent. Je ne mangerai pas de la viande parce que c’est plus pratique. Je ne rirai pas à cette blague raciste. Je confronte rarement, car je sauvegarde les miettes de mon énergie dans la mesure du possible, mais au moins, je ne participerai pas. Et je sais que cela peut mettre les gens mal à l’aise ou agacer. Je comprends. Mais si je fais de mon mieux pour travailler sur moi, et pour être quelqu’un de meilleur, ça ne concerne pas ce en quoi je crois.
— Je ne suis pas quelqu’un de très… famille. Il m’a semblé discerner que c’était quelque chose d’important pour toi. En tout cas, c’est ce que j’en ai déduit quand tu en parlais, et en échangeant avec ton frère. Je fais toujours mon possible pour m’entendre avec les proches auxquels tient la personne que j’aime. Si je rencontre ta famille, j’essaierai sincèrement de faire en sorte qu’iels m’apprécient, je discuterai avec eux, etc. Mais je ne deviendrai jamais le genre à aller voir mes beaux-parents toutes les semaines ou tous les mois. Jamais je ne t’empêcherai d’y aller, évidemment, mais à moins que j’aime vraiment vraiment quelqu’un, je ne cherche pas trop à passer du temps avec les autres. C’est fatigant. Je réserve ça pour les gens avec lesquels je me sens bien, dont je me sens proche, et c’est peu souvent le cas avec une belle-famille. Avoir une relation profonde, le sentiment d’être connecté à elleux, c’est plutôt rare. Je ne dis pas que c’est impossible, juste pas très commun. Je déteste les repas de famille, je déteste la pression, je déteste les obligations… Bref, tu ne pourras pas me demander d’aller avec toi à chaque fois si c’est quelque chose de régulier. Mais je pense que n’étant pas quelqu’un de très sociable non plus, tu peux comprendre. Si tu réfléchis à l’idée de devoir entretenir des contacts fréquents avec des personnes que tu ne connais pas très bien, ou que tu n’apprécies pas spécialement, tu devrais percevoir plus facilement ma vision des choses.
… Et je crois que ce sera tout. Ce fut un exercice… compliqué. Vraiment effrayant. Et désagréable. J’espère que cela ne mettra pas un terme à notre relation. Mais si c’est le cas, tant pis. Nous nous sommes promis de rester honnêtes, et de toute façon cette histoire ne mènera à rien si nous ne sommes pas compatibles. Alors voilà. Message envoyé.
Tu t’empresses de lire le sien, arrivé en même temps, pour éviter de te laisser envahir par ton anxiété. Et parce que tu es curieuxse de savoir ce qu’il peut bien considérer comme de potentiels problèmes chez lui.
Je vais essayer de faire court. J’espère que nous aurons l’opportunité d’en discuter plus en détail, même si l’idée que tu voies quelque chose qui te pousse à arrêter notre relation m’inquiète.
Pas la même approche que toi, donc. Tu as préféré détailler au cas où tu n’en aurais plus la possibilité ensuite.
La vaste majorité de ce qui m’effraie, nous en avons déjà parlé.
Effectivement, c’est ton cas aussi.
Mais je vais entreprendre l’effort de nommer certaines choses, que je n’ai jamais avouées à personne, car j’avais trop peur qu’iels ne comprennent pas.
Il est difficile pour moi de me défendre, de confronter les autres, de protester, de ne pas me laisser faire. Je m’améliore, je crois, mais si la situation s’envenime, ou devient complexe, j’ai tendance à rester silencieux. À abandonner, finalement, même si je suis la personne qui a été lésée. J’ai le sentiment que ça n’en vaut pas la peine. C’est étrange : lorsque cela concerne autrui, je trouve le courage et la volonté nécessaires, mais dès qu’il s’agit de moi, cela me paraît trop usant. J’ai remarqué que les autres détestent cela. Iels ont envie de me secouer, que je sois plus résolu, et sont donc de manière générale énervés par mon comportement. Combien de fois me suis-je fait reprendre par Valkyrie ? C’est juste que je hais les conflits. Qui s’attarde sur de légères querelles, ou de faibles manques de respects ? Pas moi, en tout cas. Il n’y a pas mort d’homme. J’essaie de me forcer si c’est important, mais je sais déjà que parfois je n’aurai pas envie, et ça rendra quelqu’un, toi peut-être, en colère.
Quand j’aime quelqu’un, je ne peux m’empêcher de désirer être avec lui en permanence, lui parler sans cesse. J’ai conscience que ce n’est pas une bonne chose, que je risque de finir par être envahissant, alors je me dirige vers l’exact inverse, je deviens extrêmement distant. Inévitablement, les gens autour de moi ne comprennent pas. C’est bien normal. J’ai l’air d’un homme condescendant, quelqu’un qui n’accorde pas d’importance aux autres. Mais je te promets que ce n’est pas cela. Pour l’instant, c’est simplement que je ne sais pas forcément de quelle manière gérer mes sentiments. Mais j’essaie d’apprendre.
J’ai tendance à juger. Je suis quelqu’un de très critique. Je ne l’évoque jamais à voix haute, car ce serait de la méchanceté gratuite, mais j’ai toujours été persuadé que si quelqu’un le découvrait, il me haïrait immédiatement, peut-être à raison. Je n’aime pas la plupart des gens. Je ne les déteste pas, mais je crois qu’il m’arrive souvent de me considérer supérieur. Et je sais pertinemment que c’est d’une stupidité crasse. Tout le monde a sa propre histoire, ses raisons. Je travaille là-dessus, aussi. Maintenant, je ne m’en sors pas si mal quand je ne suis pas fatigué et déprimé. Certains jours cependant, j’ai le sentiment de revenir à la case départ.
Lorsque je me trouve dans une phase basse, j’ai tendance à ne plus être en mesure de m’occuper du ménage chez moi. La maison devient poussiéreuse, désordonnée, sale. Quand je vais mieux, je rattrape mon retard, mais dans l’intervalle, je pense que c’est probablement effroyable. J’en ai honte. Et je sais que les autres ne comprennent pas.
Pour l’instant, c’est tout ce qui me vient à l’esprit. Je suis navré si quelque chose t’a déplu dans cette liste. J’espère que nous pourrons en discuter si c’est le cas.
Lorsque tu termines ta lecture, tu te dis qu’il n’y a rien d’insurmontable dans ce qu’il considère comme pouvant mettre fin à votre relation, surtout comparé à ton message. Tu ne peux exclure que le fait qu’il ne soit pas toujours capable de rester sur ses positions, de se battre pour lui-même, et qu’il se laisse faire t’agacera sûrement de temps en temps, mais tu peux t’en accommoder. Cela n’apaise pas ta peur qu’il n’ose te dire si quelque chose lui déplaît, mais il a l’air de fournir des efforts pour changer cela et tu feras de ton mieux pour le soutenir. Il est probable que sa tendance à devenir distant te sera désagréable, t’inquiète, mais vous avez déjà discuté de cela, et s’il t’assure qu’il veut partager sa vie avec toi, tu le croiras le temps qu’il faudra pour qu’il apprenne à gérer ses sentiments différemment. Toi aussi, tu juges parfois les autres, encore, même si comme lui tu ne dis rien, et même si tu t’améliores régulièrement depuis que tu essaies d’éviter cela. Tu ne risques pas de lui reprocher le désordre et de ne pas être en mesure de ranger ou faire le ménage lorsqu’il va mal, tu sais exactement de quoi il parle. Alors que tu t’es extraite de ce gouffre, il t’arrive encore de retomber dans ce genre de périodes. Vous pourrez y réfléchir ensemble.
Finalement, tu pousses un soupir de soulagement. Jusque-là, tu n’as rien découvert chez lui qui t’inquiète. Ton angoisse revient alors de plein fouet : ce n’est pas certain que l’inverse soit vrai. Précipitamment, tu lui écris ce que tu viens de penser de son message, puis tu te ronges les sangs en attendant sa réponse. Tu te rassures en te disant que le tien était plus long, et qu’il est normal qu’il mette du temps à le lire. Au bout de quelques minutes, durant lesquelles tu as consulté ton téléphone dix fois, celui-ci vibre enfin.
Je te remercie d’avoir été si honnête avec moi. J’ai conscience que cela n’a pas dû être facile et je suis profondément touché que tu te sois ouvert à moi ainsi. Tu as évoqué beaucoup d’éléments et j’ai besoin d’un peu de temps pour y réfléchir de manière adéquate, et pour te répondre. Je ne voudrais pas commettre d’impairs et mal me faire comprendre. Si cela te convient, je vais t’écrire mes réactions un point après l’autre durant la soirée ? Comme cela, nous pourrons en discuter plus facilement. Qu’est-ce que tu en penses ?
Puis quelques secondes après, tu reçois :
Oh comme je remercie les dieux que tu ne me détestes pas après tout cela. Je suis si soulagé de savoir que ma liste ne t’a pas enlevée à moi. Ta compréhension m’éblouira toujours. J’apprécie profondément ta bienveillance et je me sens chaque jour un peu plus en confiance pour parler avec toi. Merci. J’ai le sentiment de pouvoir être plus facilement moi-même en ta compagnie. C’est… apaisant. J’espère pouvoir te faire ressentir cela aussi. Tu peux me demander tout ce que tu désires sur les points que j’ai évoqués, et je veux vraiment savoir s’il y a des choses que tu souhaites déjà discuter, régler, qui te permettraient d’être plus à l’aise concernant les problèmes que j’ai mentionnés. Je ne serai peut-être pas en mesure de tout modifier immédiatement, mais si tu penses que cela peut aider, ou si nous avons besoin d’établir un genre d’organisation, je ferai de mon mieux. Est-ce que tu préfères que nous adressions cela ce soir aussi ? Dis-moi si tu es fatigué et si demain serait plus adéquat pour toi, ou n’importe quel autre jour.
Tu consultes ton corps à propos de ton état physique ; tu ne te sens pas épuisée. Tu es généralement plus actifve la nuit ; le week-end ne faisant que commencer pour toi, autant mettre cette conversation derrière toi le plus tôt possible. Le soulagement ressenti après ses réponses te donne aussi des ailes, même si la précaution avec laquelle il a formulé ses phrases alimente ton angoisse malgré tout. Elle reste cependant à un niveau raisonnable.
Puisque tu ne pourras pas te concentrer sur un film ou un livre tout en discutant, tu choisis de diviser ta soirée entre traîner sur Internet et cuisiner pour la semaine à venir afin de gagner du temps. Ton toi du futur te remerciera. Vous continuez à échanger à un rythme soutenu. D’abord à propos de sa liste : c’est plus facile pour toi. Tu lui demandes ce qu’il penserait du fait que tu interviennes à sa place si tu estimes qu’il se laisse marcher dessus, que quelqu’un lui fait du mal, ne respecte pas les limites qu’il a posées. Si un conflit lui tient à cœur mais qu’il ne se sent pas de l’affronter. Que tu portes son avis lorsqu’il ne trouve pas la force. Jusqu’à ce qu’il puisse s’en emparer lui-même. Tu lui promets de toujours être là pour lui s’il le souhaite, et de l’aider dans toutes les situations où il aurait besoin de toi. Vous discutez aussi de sa vision de la gestion d’une querelle, de ce qu’il aimerait atteindre. De la façon dont il voudrait devenir capable de rester ferme, mais cordial, décidé, mais bienveillant. De ne jamais chercher à blesser, mais de ne pas écraser non plus ses propres sentiments pour plaire aux autres. Tu lui soulignes qu’il a déjà avancé sur la bonne voie, qu’en étant honnête avec toi il commence à affirmer ses limites, et ce dont il a besoin. Tu lui indiques aussi que pour l’instant, il ne t’a jamais paru distant, mais que si cela devient le cas, vous pourrez en discuter si cela t’insécurise parfois. Tu t’assureras simplement que ce n’est pas qu’il ne t’aime plus, qu’il n’a plus d’intérêt pour toi, mais qu’il lui faut de l’espace pour gérer ses sentiments. Un espace que tu lui laisseras toujours.
Tu te fiches qu’il juge les autres s’il se rend compte que cela vient de lui et qu’il ne le leur fait pas subir. Tant qu’il les traite avec bienveillance, il a tout le temps de travailler sur sa tendance à se considérer au-dessus. Il est normal de se sentir plus en difficulté lorsqu’on ne va pas bien, et tu insistes là-dessus auprès de lui. Personne ne peut habiter la meilleure version de lui-même en permanence. C’est la même chose pour le ménage. Tu ne te trouves pas particulièrement maniaque, mais tu aimes que ta maison reste propre, à défaut d’être rangée. Si cela te pose un problème que la sienne soit dans un état qu’il te sera désagréable de supporter, vous chercherez des solutions. Peut-être que tu l’aideras à nettoyer. Peut-être qu’il peut essayer de maintenir une seule pièce convenable en vivant majoritairement dans les autres durant ces périodes. Peut-être que s’il se concentre sur une tâche unique, par exemple passer un coup de balai, il peut laisser de côté tout le reste en contrepartie. Ce sera à expérimenter. Tu gardes pour toi que jusque-là, tu n’es même pas encore allé chez lui, de toute façon. Tu notes intérieurement qu’il a évoqué une maison, et te demandes si c’est juste une façon de parler.
Tu te questionnes, comme tu l’as fait de nombreuses fois : à quoi peut bien ressembler le lieu où il vit ? Tu imagines de grandes bibliothèques. Un endroit isolé. Des tons sombres, comme ses costumes. Peut-être quelque chose de moderne, de raffiné. Ou alors du vieux bois, des moulures. Dans tous les cas, avec l’élégance et le charisme qu’il dégage, tu ne peux croire à une habitation sans goût, sans style. Il a certainement un bureau, et un ordinateur de bonne qualité, vu qu’il travaille chez lui la plupart du temps. Tu te demandes si tous les tissus sont teints dans des tons noirs, parfois pourpre, bordeaux, émeraude. Tu te rends compte que tu l’imagines presque dans un palais royal ou une immense maison bourgeoise, et tu reprends tes esprits.
Une partie de la soirée est écoulée ; tu sais que tu ne pourras pas échapper bien longtemps aux discussions qui vont suivre sur ta propre liste.
Est-ce que tu veux que je t’appelle ? Ou l’écrit te conviendrait mieux ? te demande-t-il.
Tu hésites. Tu détestes le téléphone. Tu préfères mille fois écrire, car tu trouves plus facilement tes mots de cette façon, là où tu as tendance à bégayer et à te mélanger les pinceaux à l’oral. Mais entendre sa voix est une perspective délicieuse. Tu commences à avoir envie de le voir, comme une soif dont tu découvrirais tout juste la force. Il te manque, violemment, profondément, douloureusement. Tu te dis aussi que tu pourras jauger ses réactions en direct, ce que ne t’offre pas l’alternative. Un échange plus fluide. Finalement, après quelques minutes de réflexion, tu acceptes. Tu te prépares d’abord une tisane pour occuper tes mains durant la conversation, un plaid pour t’installer confortablement, et ton ordinateur pas trop loin au cas où tu sentirais ton attention dévier et que tu aurais besoin de te concentrer sur deux choses en même temps.
Je suis prêt.
Ton cœur s’accélère lorsque ton téléphone sonne. Tu décroches, incertaine.
« Oui ?
— Bonsoir, darling. »
En un instant, tu te rends compte à quel point sa voix t’avait manquée. Le velours de ses accentuations, la douceur de ses intonations, la caresse de son ton. Que tu l’aimes. Tout ton corps se réchauffe, s’apaise. Tu te sens en sécurité avec lui. Comme avant, tes angoisses te laissent en paix à son contact. Quoi que tu dises, même si les sujets à aborder s’avèrent difficiles, tu sais qu’il ne te jugera pas, qu’il essaiera de comprendre, que son affection est sincère. La conversation à venir te paraît déjà moins ardue.
« Je suis tellement content de t’entendre, chuchotes-tu.
— Et moi donc, te répond-il placide, mais tu perçois un sourire dans son ton. Comment aimerais-tu que nous procédions ? Est-ce que tu veux que, comme toi dans un premier temps, je te dise ce que j’en ai pensé ? »
Tu acquiesces.
« Eh bien, pour être honnête, ce fut une liste inattendue. Je suis cependant vraiment heureux d’en avoir appris plus sur toi. J’ai compilé mes réponses concernant tes points dans l’ordre. D’abord, je pense sincèrement que tu es drôle. Parfois, tu as les réparties les plus brillantes. Mais je n’ai cure de ne pas regarder de comédies avec toi. Nous avons bien d’autres choses à partager. Je t’en prie, ne t’inquiète pas à propos de cela. De toute façon, je n’en suis pas un grand amateur moi-même, et si un jour j’en ressens le besoin brûlant, je suis sûr que mon frère ou Val’ seront plus qu’heureux de participer. »
Entendre cela te soulage, un peu. Ce n’était pas le sujet le plus à risque, mais cela te fait tout de même plaisir que lui aussi pense que vous avez suffisamment de choses en commun pour que cela ne soit pas un problème.
« À propos de tes difficultés de gestion de la colère… »
Tu serres les dents.
« Je te trouve très dure avec toi-même. Je pense qu’il est louable que tu travailles là-dessus depuis si longtemps. La plupart des gens ne se rendent même pas compte que c’est fâcheux. Bien sûr, ce ne sera pas une expérience plaisante pour moi, mais tu m’as déjà donné la solution qui va avec. Tu as pris conscience de cette difficulté, compris les causes, élaboré une stratégie, et je devrais, quoi, être agacé contre toi ? Comme si je n’avais pas de lourds problèmes moi-même. Tu as indiqué que tu continuais à te perfectionner sur le sujet, et je te fais confiance. Je ferai de mon mieux pour te soutenir, et pour t’aider à éviter autant que possible le manque de sommeil, le stress, l’épuisement. Je m’assurerai que tu te reposes. Honnêtement, tu estimes que tu t’énerves à peu près une fois tous les quatre mois : la plupart des gens le font bien plus souvent. Sans parler du fait qu’il est parfois normal de ressentir de la colère, personne ne peut rester d’un calme olympien en permanence, durant toute une vie. Je ne crois pas que ce soit un but à atteindre. Je comprends pour quelle raison tu vois cela comme un problème, et je ne dis pas que ce n’est pas important de savoir comment exprimer cela sans devenir venimeux, mais tu fais de l’excellent travail, darling. Vraiment. Ce n’est pas aussi grave que cela en a l’air. En tout cas, pas à mes yeux. Pas quand tu me donnes toutes les clefs pour t’aider et gérer la situation. Je te remercie pour cela. Et je pense que tu es merveilleux. »
Ta gorge se serre et des larmes tentent de se frayer un chemin pour déborder. Personne ne t’avait jamais félicité ainsi, encore moins pour cela. Tu détestes lorsque les autres passent violemment du côté de la colère, et tu n’as jamais pu supporter ça chez toi non plus. Tu as vécu tant d’années à faire ton possible pour t’améliorer qu’entendre que tes efforts ont payé, qu’il suivra tes conseils pour gérer la situation, qu’il s’estime en capacité de rester calme, t’ôte un poids énorme. Mieux encore, il veut t’aider à éviter les conditions qui augmentent tes chances de t’énerver. Tu sens tes épaules se relâcher. Tu te dis que pour le moment, tu as bien fait de lui faire confiance. Il dépasse toutes tes attentes. Tu as enfin trouvé quelqu’un sur lequel t’appuyer. Quelqu’un qui comprend tes problèmes et écoute les solutions.
« Tu le penses vraiment ?
— Évidemment. Chaque mot. Tu n’as pas à être aussi gardée en permanence, comme si, si tu ne te surveillais pas, tu commettrais quelque erreur irréparable. Tout va bien. Je ne te demanderai jamais d’être parfait. Tu ne peux pas tout contrôler. Et c’est moi qui le dis. J’en sais quelque chose.
— Merci », murmures-tu.
Tu feras de ton mieux. Tu veux faire de ton mieux. Pour lui, qui te comprend ainsi, qui t’accorde sa confiance, et pour toi, qui a toujours rêvé de ne pas avoir à te surveiller en permanence.
« J’ai uniquement énoncé le factuel, tu sais, s’amuse-t-il. Concernant les tâches ménagères, maintenant. Je suppose, peut-être à tort, qu’il arrivera dans le futur que nous passions plus que quelques heures ensemble, si tout se déroule bien. Je dois dire que je ne suis pas vraiment quelqu’un d’organisé. Mais si c’est plus simple pour toi, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas nous mettre d’accord sur un plan. Nous pouvons diviser les tâches, tu géreras les tiennes comme tu l’entends, de la façon qui te convient, et tu me laisseras m’occuper des miennes à ma manière. Comme cela, il n’y aura pas de friction. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Ça me paraît parfait. Du moment que je peux me référer à quelque chose, un cadre de base, ça ira très bien. Si tu préfères suivre ton propre plan aucun problème, tant que j’ai le mien. »
Tu n’oses pas rentrer plus dans les détails. Après tout, vous n’avez encore jamais passé beaucoup de temps ensemble. Tu te sens rougir à l’idée de discuter ce genre de choses prématurément. En fait, tu te sens rougir à l’idée d’aller chez lui tout court. Un mélange d’excitation, d’appréhension. Ton cœur accélère sans que tu puisses l’en empêcher.
« Excellent. Bon. Je ne suis pas… sûr d’avoir suffisamment bien compris ce que tu as expliqué dans les deux points suivants. Je te prie de m’excuser par avance si je dis quelque chose de déplacé. C’est une question nouvelle pour moi. Et je vais essayer de parler en termes clairs, alors je m’excuse également si cela te met mal à l’aise. »
Tu te tends à nouveau. Tu as le sentiment que c’est maintenant que tout va se jouer. Comme cela a toujours été le cas par le passé. Si tu croyais en quelque chose, tu commencerais à prier intérieurement. Ce n’est pas la fin du monde, te répètes-tu. Ce n’est pas la fin du monde. Ce n’est pas la fin du monde. Pas encore.
« Tu as dit que tu n’appréciais pas forcément les contacts physiques et le sexe. Je ne peux pas dire que ce soit la même chose pour moi. Je n’en suis pas obsédé, mais c’est quelque chose que j’aime. Cependant, je suis parfaitement en accord avec toi quant au fait que si tu n’as pas envie, alors je ne suis pas intéressé. J’aurai probablement toujours du désir pour toi, mais jamais je ne voudrais entreprendre quelque chose que tu n’apprécierais pas. C’est une question complexe, car je ne peux pas vraiment me projeter dans le futur et donc évaluer comment cela se déroulerait. Ce n’est pas une situation que j’ai déjà expérimentée. Je ne peux pas visualiser ce que cela fait, ou comment je le vivrais. Cependant, je tiens à être absolument clair. Jamais, et j’insiste, jamais je ne te forcerai à quoi que ce soit. Je ne demanderai pas plusieurs fois. Je ne te ferai pas te sentir coupable de dire non. Si je me sens frustré, c’est mon problème, et c’est à moi de le gérer, pas à toi. Je t’en prie, crois-moi lorsque je t’affirme que je n’éprouverai jamais de ressentiment envers toi à cause de cela. Tu as le droit de ne pas vouloir quelque chose, tous les droits. Je ne me représente pas forcément comment cela fonctionne pour toi, mais tu as pris le temps de m’expliquer, ce qui m’aide à mieux comprendre. Est-ce que tu serais d’accord pour en parler un peu plus ? Si cela ne te met pas trop mal à l’aise ? Est-ce que je peux te poser des questions ? »
Ce n’est pas la fin du monde. Pas encore. Tu expires, lentement. Pour le moment, il n’a pas dit que cela rendait votre relation impossible. Cela sera peut-être le cas dans les minutes qui suivent, mais pas encore.
« Je n’irai pas jusqu’à dire que je suis à l’aise pour en parler, mais ça me va de t’expliquer autant que tu en auras besoin et de répondre à toutes tes questions. »
Voilà. Tu ne t’avances pas plus. Tu n’as pas parlé du futur, des solutions que vous pourriez trouver. Tu essaies de maintenir ta concentration sur le présent.
« Merci. Je suppose que cela doit être assez fatigant pour toi de toujours devoir expliquer. »
Tu entends son hésitation, la sollicitude dans sa voix, la peur de te blesser, le malaise de l’ignorance. Tu ressens, surtout, sa volonté véritable de comprendre. Pour l’instant, aucune trace de jugement.
« Concernant le contact physique, d’abord. Ne pas se toucher quand il y a d’autres personnes, je visualise parfaitement. Je ne suis pas bien non plus dans ces situations. J’ai besoin de me sentir plus indépendant, plus libre de mes mouvements. Sur ce point, aucun problème. Pour la vie de tous les jours, interromps-moi si je me trompe, ça te convient si tu aimes quelqu’un, les petites choses sont acceptables, mais pas ce qui est plus… passionné, et tu t’en lasses rapidement. Est-ce que c’est à peu près ça ? »
Tu soupires. Pour une première explication, ce n’est pas si mal.
« Hmhm… oui, plus ou moins. Mais ce n’est pas tellement que je me lasse, parce que je n’ai jamais été intéressé, dès le début. C’est seulement un mélange entre la volonté de plaire, l’adrénaline, l’amour, et ce que j’ai été conditionné pour me persuader que mon corps veut. Mais mon esprit n’est pas vraiment dedans. Ces éléments m’engloutissent au début, mais ça ne peut pas durer très longtemps. Qu’est-ce que tu… en penses ? hésites-tu. Comment tu fonctionnes ? Est-ce que les démonstrations d’affection sont importantes pour toi ? Comment tu vois les choses ? »
Il réfléchit quelques instants.
« Je dirais que j’apprécie les marques d’amour du quotidien, mais je n’en suis pas dépendant. Ce que je veux dire c’est que je les trouve plaisantes, mais si tu me parles, si je perçois que passer du temps avec moi t’est agréable, si tu verbalises parfois que tu m’aimes, je n’ai pas forcément besoin d’autre chose. Je pense que je ne suis pas la personne la plus tactile, même si j’aime ça. Je ne sais pas si je m’exprime clairement. »
Tu souris. Si quelqu’un peut comprendre cela, tu es définitivement le mieux placé.
« Oui, ça fait sens. Je visualise, et je suppose que l’esprit général est un peu similaire à la façon dont je vois les choses.
— Merveilleux, dans ce cas je pense que ce ne sera pas forcément un problème. Peut-être qu’il sera plus facile pour moi, au début au moins, si tu pouvais verbaliser tes sentiments plus frontalement, mais une fois que je serai habitué à moins de contacts physiques, ça ne me causera plus d’insécurités. Et je ferai de mon mieux pour te dire ce que je ressens aussi, ce dont j’ai besoin, et si je ne me sens pas aimé. Mais honnêtement, je ne pense pas que cela se produira. Je n’ai jamais vécu cela avec toi. Ce que je perçois dans tes yeux vaut tous les discours. C’est notamment grâce à cela que j’ai pu rassembler l’audace de te proposer un rendez-vous, d’ailleurs. »
Tu rougis, alors que les souvenirs de votre première réelle interaction affluent dans ton esprit. Cela te paraît lointain, maintenant, et en même temps cela aurait pu se dérouler hier au vu de ton embarras. Son charme, son regard, sa voix, son espièglerie : tu sens ton cœur s’accélérer à chaque fois que tu y penses.
« Est-ce que ça te convient comme ça ? »
Tu reviens à la réalité.
« Oui, oui complètement. Donc… tu ne penses pas que cela pourrait ruiner notre relation ?
— Non, love, je ne le pense pas. Et je vais aller plus loin : même si j’étais extrêmement attaché aux contacts physiques, je n’en voudrais quand même pas si cela te déplaisait, et nous trouverions un fonctionnement différent. Je visualise comment cela peut poser problème dans un couple, et comment certaines personnes pourraient rencontrer des difficultés dans ce cas de figure. Je ne remets pas cela en cause, et je ne dis pas que c’est un faux problème. C’est simplement que je ne suis pas intéressé par tout cela sans toi, et mon affection pour toi restera toujours supérieure, bien plus que n’importe quelle envie. Je pense que tout peut être géré, n’importe quelle émotion, que ce soit la colère, la jalousie, la tristesse, le désespoir, ou quoi que ce soit d’autre. Il faut seulement prendre le temps d’y réfléchir, de construire une alternative. Et j’ai foi en notre relation. Je crois que nous ferons de notre mieux pour affronter n’importe quoi. »
Tu te sens profondément touchée par ses mots. Son cœur te paraît si pur. Avant cet instant, tu doutais que quelqu’un comme cela puisse exister, quelqu’un qui ne ferait pas passer ses désirs avant celui des autres, mais les placerait au même plan. Peut-être que tout n’est pas perdu. Peut-être que vous avez encore une chance. Tu ne peux cependant t’empêcher de penser que tout cela ne durera pas. Qu’il finira par se lasser, qu’il reviendra sur ses paroles une fois confronté à la réalité. Ce ne serait pas la première fois que quelqu’un te dit que tout ira bien, pour se rendre ensuite compte qu’il ne peut supporter ce qu’il a promis. Mais tu veux avoir confiance en lui. Il a conscience que cela peut poser problème, mais foi en votre capacité à en discuter, à trouver des solutions, à vous en sortir.
« Bien, et sur cette note, abordons le sujet plus épineux. Pour être honnête, cela sera probablement plus difficile pour moi à saisir, mais je souhaite vraiment voir les choses à travers tes yeux. Donc, tu n’aimes pas ce qui concerne la sexualité. Enfin, non, ce n’est pas exactement ce que tu as dit, tu n’es pas intéressé, ce qui est différent. Je comprends. C’est si loin de ma façon de penser que j’ai du mal à envisager précisément comment cela fonctionne, pourquoi tu effectues cette séparation entre ton esprit et ton corps, puisque chez moi, les deux sont liés. Est-ce que tu pourrais… développer un peu sur le sujet ? »
Tu prends une grande inspiration. Tu sais que plus tu arriveras à lui faire comprendre ton point de vue, plus tu augmenteras tes chances que la suite se déroule bien.
« D’accord, je vais essayer. Disons que tu as a envie d’un gâteau au chocolat. Mais c’est le milieu de l’après-midi, tu n’as pas faim, et puis il y a ce nouveau jeu dans lequel tu voulais te lancer. On peut supposer que tu préféreras en profiter, plutôt que de passer trente minutes en cuisine. C’est un peu comme ça que je vois les choses. La plupart du temps, je ne ressens pas de désir, déjà. Probablement tout le temps, en fait. Je n’ai pas envie de gâteau au chocolat, pour filer la métaphore. Mais peut-être que, parfois, je pourrai avoir envie de m’engager dans une activité sexuelle. Pas parce que je le désire, mais parce que j’aime l’idée, je désire l’idée de cette activité. Mais pas… l’activité réelle. Oh, si c’est compliqué à expliquer ! Comment je peux te faire comprendre ? Bon, regardons les choses autrement. Je peux ressentir quelque chose physiquement, si je lis une scène sulfureuse par exemple. Mais je ne suis pas intéressé par l’idée d’avoir ça dans la vraie vie. Je m’en fiche. Et je n’essaierai pas de lire plus ce genre de scènes, parce que je ne recherche pas spécialement ça. J’aimerais autant n’importe quel roman sans, peut-être même plus. Par exemple, si tu lis une excellente histoire à propos d’une personne qui a vécu ce long et merveilleux voyage, tu ressens toutes les émotions, toutes les difficultés, toutes les découvertes incroyables, et c’était une expérience passionnante. Est-ce que tu le ferais forcément dans la réalité ? Probablement pas. Parce que tu n’aimes pas voyager, que tu n’aimes pas marcher, ni parler à d’autres gens, et tu auras froid, chaud, tu transpireras et tu seras fatigué. Mais grâce au livre, tu as pu vivre toutes ces émotions sans avoir à t’encombrer des inconvénients. Pour moi, la sexualité c’est un peu ça. Ça peut être amusant d’y penser, de lire à ce propos ; les personnes sont tellement amoureuses et tout est parfait, chaque sensation est décrite et a l’air formidable, multipliée, l’idée est amusante, mais ce n’est simplement pas comme ça que la vraie vie fonctionne. Et je ne dis pas que tu ne peux pas être heureux, et ressentir du plaisir, et apprécier l’expérience, c’est juste que du point de vue intérieur, du perçu, ce n’est pas la même chose. Ce ne sont pas les mêmes sentiments, ni le même état d’esprit. Ça peut être physiquement gratifiant, mais pas mentalement. Pas beaucoup, en tout cas. Pas pour moi. Est-ce que ça l’est pour toi ? »
Il laisse passer quelques secondes de silence. Puis il répond d’une voix mesurée :
« Hmhm. Je n’avais jamais réfléchi à cela, je crois. Maintenant que tu l’évoques… peut-être est-ce un peu similaire à l’écart entre les fantasmes et la vie réelle ? Il y a des choses sur lesquelles nous pouvons fantasmer, mais nous ne voudrions pas que cela arrive. Si j’exécutais ces fantasmes, est-ce que ce serait différent de ce que je ressentais et imaginais dans mon esprit ? Je n’en ai aucune idée. Peut-être. Peut-être que c’est quelque chose que nous avons en commun. Mais je ne perçois pas ce… vide, cette dissonance dont tu parles. Je suis plutôt satisfait de la sexualité dans la vie réelle. Malheureusement, je crois que je ne suis pas la personne qui se rapproche le plus de ta vision. Mais je comprends un peu mieux.
— … Oh. Je vois. »
Tu laisses passer toi aussi quelques secondes.
« Enfin voilà, c’est probablement une des raisons pour lesquelles je ne suis pas intéressé, en tout cas. Comme je te l’ai dit, mon corps fonctionne. Je peux ressentir du plaisir comme n’importe qui. Quasiment, du moins, mais c’est une conversation pour une autre fois, et…
— Tu en es sûr ? Est-ce que tu ne souhaites pas en parler maintenant ? Cela a l’air d’avoir de l’importance, te questionne-t-il avec attention.
— Je suis sûre, il y a d’autres choses plus urgentes à régler, pour l’instant. Il faudra juste qu’on en discute si on veut s’impliquer dans… ça, un jour. En attendant, laisse-moi finir sur le sujet, et tu me diras ensuite si ce n’est pas supportable pour toi et que notre relation est terminée.
— Darling, jamais je ne…
— Oui oui, gardons ça pour plus tard, tu veux. Tout le monde dit toujours ça, et même si je te fais confiance, et que je t’aime, il n’y a aucune raison que tu restes avec moi si ça te rend malheureux. Et ce n’est pas ce que je souhaite. Alors continuons d’abord. »
Il soupire.
« D’accord. Je comprends. Ne pas déclamer de promesse bien intentionnée quand tous les éléments ne se trouvent pas en notre possession. Tu as raison. Est-ce que tu peux me décrire à quoi ressemblerait la vie quotidienne ? Dans une réalité parfaite, je veux dire.
— Hmhm. Je suppose que j’apprécierais les relations sexuelles durant les premiers mois, l’idée de ces relations en tout cas, comme je l’ai expliqué. Tout est tellement merveilleux à cette période, et je ne sais pas pourquoi, mais ça me rapproche de l’état d’esprit dont je parlais précédemment, cette fois dans le réel. Après que cela s’estompe, j’arrêterai probablement, complètement. Peut-être que je persisterai, une ou deux occurrences par an. Mais je n’en suis même pas sûr. Maintenant, est-ce que tu veux que je te décrive à quoi ça ressemblerait dans une vie quotidienne non-imaginaire ? »
Cela le laisse pensif, mais il reste égal à lui-même lorsqu’il te répond. Tu ne sens toujours ni jugement, ni agacement, ni gêne.
« Bien sûr. Dis-moi.
— Dans la vie réelle, j’essaie de trouver un équilibre. Un équilibre entre la volonté de faire plaisir à la personne que j’aime, et la façon correcte et bienveillante avec laquelle je dois me traiter. Donc ça dépend. Si je suis dans un bon état d’esprit, si je me sens apaisée, fort, épanouie, proche de toi, peut-être que je serai d’accord pour avoir des relations de temps en temps. Parce que te rendre heureux, te faire ressentir ça, me rendra heureuxse. Ça ne me dérangera pas. Comme si j’avais passé du temps à préparer un gâteau que tu aimes, même si jouer un peu plus à Pokémon me tentait aussi. Ce n’est pas grave. Ton bonheur compense largement. Mais si j’ai le sentiment que le sexe devient une corvée, que je vois ça comme quelque chose que je n’ai pas envie de faire, si je ne me sens pas assez à l’aise, je refuserai. Parce que je me dois a minima ce respect. Et parce que je ne te dois rien, ni à toi ni à personne. Je peux être dans cet état d’esprit pendant des mois. Ça varie.
— Je vois. Laisse-moi un instant pour réfléchir. »
Tu sens la panique t’envahir, coloniser tes veines jusqu’à te glacer le sang, qui quitte ton visage pour alimenter ton cœur serré. Bien sûr qu’il ne pourrait supporter ce quotidien avec toi. La plupart des gens ont besoin de cette affection, ne savent pas relationner sans, ne voient pas pourquoi ils devraient puisqu’ils trouveront toujours quelqu’un qui partagera leur point de vue. Tu te sens bête, bête d’avoir pensé qu’il pourrait être différent. Bête d’avoir pensé qu’une solution à tous les problèmes se présenterait chaque fois grâce au pouvoir de l’amour. Bête et ridicule. Certaines choses ne peuvent être arrangées. Certains compromis coûteraient trop à l’un·e ou l’autre. Tu l’aimes tant, jamais tu ne voudrais qu’il se sacrifie pour toi, qu’il soit malheureux à tes côtés, qu’il manque de la chaleur dont il a besoin. Tu savais dès le début que c’était voué à l’échec, et tu te hais d’avoir essayé de penser le contraire, d’avoir entretenu cet espoir vain.
« Merci de m’avoir dit tout cela », déclare-t-il placidement.
Tu ne peux empêcher tes larmes de se mettre à couler. Lorsque quelqu’un commence d’abord par te remercier, c’est le signe que la partie d’après ne va pas être agréable à entendre. Tes sanglots secouent ta poitrine. Tu pleures le plus silencieusement possible. Tu ne veux pas rendre la situation plus difficile pour lui. Tu as l’impression de retrouver ce sentiment de fin du monde qui t’animait la première fois qu’il est parti. Tu arrives à prononcer trois mots, de la voix la plus stable dont tu es capable.
« Pas de problème.
— Darling, est-ce que tu es en train de pleurer ?! »
Raté. Tu perçois l’alarme dans sa voix, l’affection qu’il te porte, toujours. Tu voudrais lui répondre que non, que tout va bien, que même s’il te quitte, tout ira bien, que tu t’en remettras, mais oui, vraiment. Tu arrives seulement à prononcer un faible :
« Je suis désolé. »
Tu te sens pathétique.
« Je ne comprends pas, pourquoi ? Est-ce que j’ai dit quelque chose qui t’a blessé ? Si c’est le cas, je suis profondément navré ; je t’en prie, dis-moi ce que c’était et je m’en excuserai platement avant de ne jamais recommencer. »
Tu sens son inquiétude augmenter à travers son ton pressant.
« Non, ce n’est pas ça… »
Tu places une main devant ta bouche pour étouffer le son de ta respiration saccadée.
« Quoi, alors ? Je t’en prie, love, parle-moi.
— Tout va bien, tout ira bien. Dis-moi juste ce que tu as à dire.
— Ce que j’ai à dire ? Que nous devrions toustes les deux prendre le temps de réfléchir à comment organiser une potentielle vie quotidienne partielle afin de trouver ce qui sera le plus adapté ?
— Quoi ? »
Tu restes interdite. Tes larmes continuent de goutter sur ton plaid, mais tu t’es figée.
« Comment ça, quoi ?! Qu’as-tu pensé que j’allais dire ?
— Tu n’as pas décidé de rompre avec moi ?
— Par tous les dieux, pourquoi ferais-je une chose pareille ? Te quitter fut la pire erreur de ma vie, et je devrais recommencer ?
— Mais… Attends. Est-ce que tu es sûr ? Est-ce que tu as besoin de temps pour y réfléchir ? » hésites-tu d’une voix mal assurée.
Brutalement, tes angoisses se suspendent, comme si tu avais appuyé sur le bouton pause. Tu ne ressens plus qu’une immense perplexité. Pas encore de l’espoir.
« Réfléchir à te quitter ? Non, merci bien, je vais m’abstenir. Ce serait parfaitement absurde. »
Il retrouve progressivement sa contenance.
« Mais…
— Mais quoi ? Est-ce que tu veux me quitter ?
— Non ! t’écries-tu.
— Alors quel est le problème exactement ? »
Tu hésites. Tu cherches tes mots.
« Tu ne crois pas que… c’est voué à l’échec ?
— Pourquoi ?
— On ne… fonctionne pas pareil. On n’a pas les mêmes désirs. Comment ça pourrait marcher sans que tu souffres ? Et je ne veux pas que tu te sacrifies juste pour être avec moi : Je veux que tu vives heureux, pas l’inverse.
— Il est vrai que nous ne fonctionnons pas de manière similaire. C’est à prendre en compte, bien sûr. Mais ce n’est ni ta faute, ni la mienne. Tu n’as pas à fournir d’efforts que tu ne souhaites pas. Je ne veux pas que tu te sentes malheureuxse, mal à l’aise ou insécure avec moi. J’aimerais que tu puisses faire… tout ce que tu veux, simplement. Oui, j’aurai probablement beaucoup de désir pour toi. Tu es la personne la plus incroyable que je connaisse, après tout. Et pour moi, le désir et le contact physique sont une forme d’amour. Mais grâce à tes explications, je comprends que ce n’est pas le cas pour toi, et ce n’est pas grave. Si me rendre la vie impossible tous les jours en me donnant des ordres était ta forme d’amour, je serais reconnaissant que tu t’abstiennes ; il est donc normal que je suive le même principe pour quelque chose qui te dérange. Ce n’est pas un très bon exemple, mais tu vois ce que je veux dire. Mon désir ne disparaitra pas juste comme ça, mais ne brûlons pas les étapes. Nous aurons l’occasion d’en discuter, et de décider comment gérer cela en fonction de ce qui nous conviendra. »
Tu ris à travers tes larmes sans pouvoir plus t’arrêter, devant son mauvais exemple, devant le soulagement que tu ressens, devant le poids immense qui quitte tes épaules. Tu te sens soudainement beaucoup plus léger, euphorique, presque. Rien n’est perdu, finalement. Tu avais raison d’espérer. De penser que, peut-être, tu avais enfin trouvé quelqu’un qui t’accepterait, qui essaierait de te comprendre, qui s’impliquerait dans votre relation. Tu voudrais le serrer contre toi, caresser son visage, te plonger dans ses yeux que tu sais si doux, si pleins d’affection.
« Mon genre de démonstration d’amour, c’est plutôt cuisiner, je pense, mais je promets de ne jamais te dire quoi faire.
— Merveilleux. Dans ce cas, tout va bien, n’est-ce pas ? Tout ira bien. Nous allons être si heureuxses ensemble, je le sais. Je veux que tu sois la personne la plus comblée de cette planète. Et je le serai certainement aussi. Je vais même avoir le privilège de manger les délicieux plats que tu crées : j’en bénirai ma chance tous les jours. »
Tu ris à nouveau, et tout te paraît plus beau, plus intense, plus vivant.
« Évacuons les derniers détails, et nous serons libres de parler de choses plus plaisantes, d’accord ? Comment souhaites-tu procéder ? Tu as dit que parfois tu te sentais d’humeur ; comment puis-je savoir sans devenir agaçant ? Est-ce que tu le… formules, habituellement ? »
Tu te calmes un peu, reprends ta respiration, tes esprits. Un dernier effort, et toute cette conversation sera derrière vous.
« Non je ne le verbalise pas. Parce que je n’ai pas « envie », donc je ne vais pas le solliciter. Ça ne me paraît pas… cohérent. Hmhm, je ne sais pas comment on pourrait s’arranger. Et si tu posais juste la question, parfois ? Est-ce que ça te conviendrait ?
— Te demander si tu aimerais, enfin pas aimerais, mais si tu te sentirais d’humeur compatible avec ce que j’aurais en tête à ce moment-là ? Cela ne te dérangerait pas ?
— Si tu n’insistes pas, je ne crois pas, je trouve ça plus simple, au contraire. Je refuserai au besoin, et on fera autre chose à la place. Ça t’irait ?
— Oui, je pense. Cela me paraît juste que ce soit à moi d’engager cet effort, puisque c’est moi qui te demande de passer du temps à participer à quelque chose qui ne t’intéresse pas spécialement. Et si jamais tu veux changer ce fonctionnement, si ça ne te convient plus que je te questionne, dis-le-moi simplement et nous trouverons autre chose. Je te promets de ne jamais te faire te sentir coupable de refuser. Tu ne me dois rien. Je serai ravi d’avoir la chance d’avoir une intimité physique avec toi, mais mon amour n’en dépend pas, n’en dépendra jamais. Je t’aime, et je t’aime pour la personne que tu es, pas pour ce que je pourrais vouloir de toi. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
— Oui, bien sûr que oui, mille fois oui, je suis si heureuxse d’être avec toi. Merci d’avoir essayé d’appréhender mon point de vue. Dans tous les cas, nous n’aurons probablement pas à nous préoccuper de ça toute de suite, puis nous verrons comment les choses évoluent.
— Ne me remercie pas parce que je te traite comme un être humain normal, love. Je suis profondément navré que tu aies pu penser ne serait-ce qu’une seconde que je ne t’aimerais plus à cause de quelque chose comme cela. C’est un grave manquement de ma part et je prendrai soin de réaffirmer l’immuabilité de mon affection autant de fois qu’il sera nécessaire. J’espère qu’avec le temps, tu te rendras compte d’à quel point tu es merveilleuxse. Ton appréciation ou ta non-appréciation de quelque chose n’ont rien à voir avec ça.
… Bien, devrions-nous discuter des deux derniers points, et ensuite, peut-être, lire un livre ensemble ?
— Allons-y. »
Tu peines à te remettre de tes émotions. Il est parfait. Résolument parfait. Ce n’est pas possible, est-ce que tu vas te réveiller ? Tu ne veux pas te réveiller. Une fois encore, tu te promets de tout faire pour que cette relation fonctionne, pour communiquer correctement, pour lui accorder ta confiance. Après cette conversation, tu as l’impression que tu pourrais déposer ta vie entre ses mains sans inquiétude. Une chaleur bienvenue se répand dans ton corps, t’apporte une plénitude nouvelle, impensable. Tu as le sentiment d’être profondément, profondément heureuxse. Comment est-ce possible que tu te sentes si bien avec lui ?
Il reprend alors que ton esprit dérive toujours.
« À propos de tes valeurs, rien de plus simple. Je ne te demanderai jamais quelque chose qui irait à leur encontre, mais il faut que tu m’en parles, que tu m’expliques ce que cela implique pour toi, que je puisse anticiper. Je serai ravi d’avoir de longues conversations à ce propos avec toi, et j’ai hâte de mieux comprendre ta vision du monde, et d’apprendre. Si tu possèdes des ressources sur les sujets qui te tiennent à cœur, que tu trouves meilleures que d’autres, je les consulterai.
Concernant la famille, maintenant. Tu as raison, c’est quelque chose d’important pour moi. J’ai beaucoup d’affection pour Forseti, et mes parents. Et je serai heureux que tu puisses t’entendre avec elleux. Si tu pouvais essayer, en tout cas. Peut-être parce que je ne vois pas pourquoi tu ne les aimerais pas. Cependant, si tu ne te sens pas à l’aise avec elleux lorsque tu les rencontreras, si tu ne veux pas y retourner, ou très rarement, bien sûr que je ne te forcerai pas. Cela me rendra probablement triste de devoir renoncer à vous avoir toustes dans une même pièce, mais je m’en remettrai. Et puis, tu as dit que tu appréciais Forseti, c’est déjà merveilleux ! Je comprends que tu aies besoin de dépenser ton énergie avec parcimonie, et que tu n’aies pas envie de l’utiliser pour voir des gens qui ne t’apportent rien. Ce n’est pas grave. Mes parents vivent en Angleterre, de toute façon : je ne fais pas le voyage souvent. J’aimerais seulement que tu les rencontres au moins une fois, parce que c’est important pour moi, et parce que je crois qu’iels seront ravi·e·s de faire ta connaissance. Est-ce que cela te convient ? »
Tu acquiesces.
« Bien sûr. Je ferai de mon mieux pour tout ce qui te tient à cœur. Ce n’est pas que je n’ai pas envie de les rencontrer, je veux juste que tu aies conscience que ça pourrait ne pas se passer aussi bien que tu le souhaiterais, car les gens pensent souvent que j’ai l’air bizarre, et je sais que je suis socialement inadapté. Et j’ai peur que nous ayons du mal à vraiment nous entendre au-delà du superficiel.
— Tu pourrais être surprise. Mes parents sont celleux qui m’ont fait aimer les livres, et je projette que vous pourriez avoir de grandes conversations. Mais je te le promets, si tu ne les apprécies pas, je ne te demanderai pas de venir avec moi à chaque fois, ou pas du tout, si cela t’est trop difficile. Tu ne leur dois rien, et je ne leur dois pas de te contrôler. Iels ne le voudraient pas, de toute façon.
… Tu as évoqué que tu n’étais pas quelqu’un de très attaché à la famille, et je ne t’ai jamais vraiment entendu parler de la tienne. Tu n’as pas à le faire si cela t’es douloureux, mais est-ce que tu es toujours en lien avec elleux ? Est-ce que tu es en mauvais termes ? »
Tu n’éprouves aucune difficulté à aborder le sujet. Le seul sentiment que celui-ci génère en toi est une certaine lassitude. Une forme de désintérêt. Après toutes les émotions fortes que tu as ressenties ce soir, cela ne te gêne pas de t’ouvrir à lui, de lui parler un peu plus de ta vie. Tu sais maintenant que ce n’est pas vain.
« Pas vraiment. Je n’ai juste jamais vraiment été proche d’elleux. Mes parents, ou mes frères. Ce n’est pas qu’ils aient été horribles avec moi, mais je ne pourrais pas vraiment dire qu’ils ont été bons non plus. Je ne… ressens pas grand-chose pour eux. Ce sont simplement des gens. Nous n’avons rien en commun. Ils ne savent pas comment communiquer, comment montrer leurs sentiments, comment parler d’un problème. Ce n’est pas une famille chaleureuse. Parfois, ils ont agi d’une manière qui n’était pas très correcte, même quand j’étais enfant. Je pense qu’on ne s’est jamais compris. Ils n’ont jamais vraiment essayé, et j’ai trop essayé. Je me suis senti beaucoup mieux quand j’ai décidé que je n’avais pas à leur plaire. J’ai toujours envié les familles où tout le monde a l’air proche, où tout le monde est épanoui avec les autres, où tout le monde se fait confiance. Ça m’est étranger. Je ne peux pas concevoir comment tu pourrais être heureux de passer du temps avec ta famille. Mais quand je t’ai observé avec ton frère, par exemple, j’ai mieux compris. Vous aviez l’air vraiment complice, et je trouve ça… beau. Même si j’ai peur, j’ai hâte de rencontrer tes parents, de voir comment tu as grandi, comment tu es devenu la personne que tu es maintenant.
Et pour répondre à ta question exacte, je suis en lien avec elleux, de temps en temps. Parce qu’iels me demandent des nouvelles. Je ne me sens pas capable de simplement rompre tout lien. Cela leur causerait probablement de la peine et iels ne comprendraient pas. Je serai le méchant. Donc pour l’instant, je réponds, et une fois par an ou deux, je vais aux repas de famille. Iels ne posent jamais vraiment de questions intéressantes, et iels ne veulent pas vraiment savoir qui je suis, mais je suis habituée. »
Il reste pensif.
« Je vois. Je suis navré que tu aies eu à grandir dans ce genre d’environnement. J’espère que tu te sentiras plus à l’aise avec ma famille, mais ne te mets pas de pression, ce n’est pas grave si ce n’est pas le cas. Je ne veux pas que tu aies à revivre tout cela si tu viens avec moi. Nous essaierons juste, une fois. Et cela me rend heureux que tu donnes ton accord.
— Évidemment que je suis d’accord. Je t’aime, tu sais ? enchaînes-tu d’un ton rieur.
— Je le sais, et cela fait de moi la personne la plus heureuse du monde chaque jour.
— J’ai hâte que tu me parles plus d’elleux.
— Avec grand plaisir, dès que l’occasion se présentera. »
Après quelques instants où vous souriez toustes les deux à l’autre bout du fil, tu relances :
« Donc…
— Oui ?
— On a abordé tous les sujets compliqués ? On est libres ? »
Tu l’entends rire, et ce son, le plus charmant du monde, résonne avec délice à tes oreilles.
« Oui, love, je crois bien que nous le sommes. Il est déjà tard ; nous avons fait de l’excellent travail. Comment aimerais-tu terminer la soirée ? Je ne vais pas trop repousser mon coucher, je dois encore avancer sur certaines missions demain.
— Je comprends, je suis désolé que tu aies à te lever. Je vais aller dormir à la même heure que toi, alors. Nous pourrions lire un peu au lit ? Disons qu’on se retrouve… dans quinze minutes ? Le temps de se préparer ?
— Cela me paraît bien. J’aimerais beaucoup. À dans quinze minutes, dans ce cas. Je t’aime.
— Je t’aime aussi ! »
Tu raccroches en vitesse, puis tu te dépêches de prendre une douche, de te laver les dents, de te changer et d’attraper un livre, puis tu te couches.
Prêt, lui envoies-tu
Il ne tarde pas à te rappeler.
« Bonsoir à nouveau. »
Sa voix te paraît plus endormie que tout à l’heure. Tu te sens plus proche de lui, comme si tu partageais un instant de son quotidien, de sa nuit. Tu imagines être avec lui, contre lui, écouter sa respiration.
« Disons, pas plus tard que minuit, d’accord ? reprend-il. Pas que je me transforme quelque chose de maléfique ensuite, mais je sais que nous pouvons parler sans fin, sinon.
— Vraiment ? Tu me surprends, j’étais persuadé que tu reprenais ta vraie forme une fois la nuit arrivée. Que tes cornes de dieu nordique repoussaientt, ou que tu te transformais en corbeau, peut-être. Mais d’accord… pas plus tard que minuit. Qu’est-ce que tu vas lire ?
— J’hésite. Et toi ?
— Le livre que tu m’as offert, évidemment. Même si, pour être honnête, je ne suis pas sûr de ne pas simplement laisser mes pensées dériver et profiter de ta compagnie.
— Peut-être vais-je faire de même. »
Vous restez silencieuxse, appréciant chacun la présence de l’autre. Tu fermes les yeux. Tu te sens bien. Tes angoisses te laissent en paix. Tu perçois que la fatigue commence à t’envahir : tu as l’impression de flotter entre deux états de conscience. Tu luttes pour ne pas t’endormir, pour profiter encore.
« Tu me manques. »
Il te sort de ta torpeur.
« Tu me manques aussi. J’ai envie d’être avec toi. »
Tu l’entends bouger ; tu l’imagines se relever sur un coude.
« Tu le dis comme… comme ce que tu ressens maintenant, rien de plus, ou dans un sens plus littéral ? »
Tu t’accordes quelques instants de réflexion.
« Les deux, je suppose. Je pense que je veux vraiment te voir. »
Tu cherches en toi les traces de souffrance, de colère, qui t’empêchaient de le retrouver jusque-là. Tes blessures n’ont pas disparu, elles brûlent toujours si tu appuies là où ça fait mal, mais tu les sens moins omniprésentes. Toutes ces discussions, la confiance et l’ouverture avec lesquelles il t’a parlé, les solutions qu’il s’est efforcé de trouver, sa volonté inébranlable de faire en sorte que votre relation ait une chance : tout cela a participé à apaiser ton cœur et ton esprit. Tu n’as plus le sentiment qu’il risque de te trahir à chaque instant. Il est redevenu l’homme fiable, stable, fidèle à lui-même que tu as toujours perçu. Ses incertitudes semblent s’en être allées, et si elles reviennent, tu seras prêt. Oui, tu sens que le moment est venu.
« C’est… merveilleux, tu es sûre ? Je ne veux pas placer de pression sur toi. Je n’ai pas dit que tu me manquais pour suggérer quelque chose comme cela. Je souhaitais seulement partager ce que je ressentais avec toi, parce que je t’aime et que c’est la vérité.
— Ne t’inquiète pas, je ne l’ai pas pris comme ça. C’est juste que je pense que je me sens mieux, et que je suis vraiment prêt à te revoir. Je veux passer plus de temps avec toi. J’ai besoin de constater, d’expérimenter que c’est réel. Peut-être que ce que je dis est un peu confus. Bref, je suis sûre. Réfléchissons à quelque chose bientôt. D’accord ?
— Bien sûr. L’attente sera terrible, mais j’y survivrai, énonce-t-il avec malice. Je serai vraiment heureux de te revoir. »
Tu sens la joie discrète dans sa voix, le sourire qui commence juste à étirer la commissure de ses lèvres. Tu souris en retour. Tu as hâte.
Après cela, vous abandonnez complètement l’idée de lire et continuez à discuter de choses et d’autres, de sujets légers, parfois plus personnels. Tu adores ces moments où vos âmes semblent liées, où tout paraît simple, heureux, spontané. Tu voudrais tout savoir de lui. Vous dépassez minuit, mais il se force à mettre un terme à la conversation une demi-heure plus tard.
« Je suis désolé, love, mais il faut vraiment que j’aille dormir. Me pardonneras-tu ? »
Tu sens un peu de déception en toi, mais ça n’est pas comme si tu ne t’y attendais pas.
« Bien sûr que je te pardonne, je ne veux pas que tu sois trop fatigué demain. Dépêche-toi et endors-toi vite. Je ferai la même chose dans l’espoir que nous partagions la même nuit et les mêmes rêves.
— Merveilleux. Bonne nuit, alors. Je t’attendrai dans l’autre monde. À bientôt, mon amour. Je t’aime.
— À bientôt. Je t’aime, vraiment. Vraiment vraiment. Dors bien. »
Vous raccrochez, difficilement. Tu poses ton téléphone sur ta table de chevet. Tu hésites quelques instants à lire un peu. Finalement, tu préfères aller te coucher et te plonger dans tes rêveries. Tu penses à lui. Tu l’imagines, savoures sa beauté. Tu visualises tous les endroits où vous pourriez aller ensemble, tout ce que tu as envie de lui montrer. Tu finis par t’endormir, paisible, comblée.