J'irai boire du thé sur ta tombe
Chapitre 11
La conversation avec Forseti a presque entièrement apaisé ta colère ; tu te surprends fréquemment à songer à Máni, sans agacement, sans énervement. Ce que tu n’attendais pas, c’est que la tristesse, sans avoir disparu, a elle aussi reflué. Tes sentiments lorsque tu penses à lui… se rapprochent de ceux que tu entretenais avant. Comme si tu avais fait la paix avec toi-même, avec lui, avec la situation. Dans ces instants de calme, tu sais que tu l’aimeras toujours. Même si tu rencontres d’autres personnes, même si tu tombes éperdument amoureuxse, il restera à jamais quelque part dans ton cœur. Parce qu’il est incroyable, que tu l’admires, qu’il te fascine, qu’il te passionne. Tu n’as pas pardonné la façon dont il a mis fin à votre histoire, mais tu comprends mieux ses raisons. Si elles n’excusent rien, elles ont le mérite d’expliquer. Toutes les qualités que tu as perçues en lui, toute sa gentillesse, sa sollicitude, sa bienveillance et son affection pure étaient réelles, et c’est pour cela que tu ne peux te détacher de lui. Cela aurait été bien plus simple de pouvoir le considérer comme quelqu’un de foncièrement mauvais. Cependant, tu te sens plus tranquille, maintenant. Bien sûr, il y a toujours des journées difficiles, des nuits mouillées de larmes, de cauchemars, des moments où son absence te fait si mal que cela t’empêche de respirer, mais tu as le sentiment qu’avec le temps, tout cela s’améliorera jusqu’à ce qu’il ne reste que de la tendresse pour votre histoire.
Une semaine plus tard, comme Forseti l’avait prédit, tu aperçois Elizabeth franchir le seuil de ton salon de thé. Ce que tu n’avais pas anticipé, c’est qu’elle est loin d’être seule. Avec elle, Fernando, l’air mal à l’aise comme d’habitude, peut-être même plus puisqu’il se trouve en dehors de chez lui, Valkyrie, l’attitude conquérante, Andrea, sérieux, et Flynn, toujours souriant. C’est un début d’après-midi de semaine, et heureusement car le salon est plus calme, ce qui te permet de dégager un moment pour elleux. Tu les accueilles au comptoir, perplexe mais ravie de leur venue.
« Bienvenue ! Je ne m’attendais pas à toustes vous voir, mais ça me fait plaisir que vous soyez là ! Prenez votre temps pour choisir. J’offre les boissons. »
Tu entends quelques protestations, mais tu insistes et iels se concentrent sur ta vitrine. Tu réponds à quelques questions, et chacun·e déniche de quoi enchanter ses papilles. Un entremet chocolat avoine pour Valkyrie, une mousse fruits rouges et chocolat blanc pour Elizabeth, une tartelette poire fève tonka pour Fernando, un large cookie pour Andrea et un brownie à la crème de marrons pour Flynn. Tu leur apportes tout cela à ta plus longue table, ainsi que les boissons qu’iels ont commandées. Comme iels sont les premiers de l’après-midi, tu en profites pour t’assoir avec elleux et bavarder quelques minutes tout en gardant un œil sur la porte d’entrée.
Quelques secondes gênantes s’égrènent ; personne ne sait vraiment comment commencer et l’ectoplasme de Máni plane au-dessus votre groupe. Finalement, c’est Elizabeth qui ose la première demander :
« Alors, comment tu vas ? »
Tu peux aujourd’hui lui répondre avec un peu plus de vérité que, même si ça n’est pas toujours facile, tu ne te sens pas trop mal.
« Parfait, dans ce cas je peux le dire : quel crétin complet ! Je n’en suis pas revenue. Quel homme stupide. »
À côté d’Elizabeth, Valkyrie hoche calmement la tête pour ponctuer ses propos et marquer son accord.
« Désolée, je sais que tu l’aimes, ou que tu l’aimais, mais je n’arrive pas à croire qu’il ait fait ça. Personnellement, je t’aurais épousé sans aucune hésitation. Vraiment, quel crétin. Un véritable abruti. »
Tu rougis du compliment indirect, puis tiques sur ses derniers mots, en français. Son multilinguisme fonctionne aussi pour les insultes, apparemment. Tu chasses cela de tes pensées, et tu repenses ensuite à ta conversation avec Forseti ; tu te demandes si Elizabeth aussi partage la même vision de l’amour que lui.
« Tout va bien, maintenant, essaies-tu de tempérer. Je comprends pourquoi il a agi comme ça. Je désapprouve, évidemment, et j’étais vraiment en colère, mais je me sens mieux, un peu. Discuter avec Forseti m’a aidé à remettre les choses en perspective. Je suis juste triste pour lui, mais je sais qu’il est entouré d’excellents amis. »
Tu leur souris tour à tour. Elizabeth soupire, alors qu’Andrea t’offre une expression paisible en retour et que Flynn lève un pouce en l’air. Valkyrie se contente de te fixer, et tu ne sais comment interpréter cela. Après tout, elle est, avec Forseti, celle qui connaît Máni depuis le plus longtemps.
« C’est vrai, confirme Elizabeth, même s’il ne veut voir personne pour l’instant. On ne lui a pas vraiment donné le choix de répondre à nos sms, tu penses : s’il refuse notre compagnie, très bien, mais il sait que s’il ne fait pas au moins un effort pour nous fournir un minimum des nouvelles et nous dire comment il se sent, on sera sur le pas de sa porte le lendemain. Ne t’en fais pas, on gère la situation, termine-t-elle en français.
— C’est déjà arrivé, reprend-elle en anglais. Il ira mieux. Ne t’inquiète pas pour lui. Concentre-toi sur toi et tu n’as pas intérêt à trop penser à lui. D’accord ? »
La dernière partie semble hors de ta portée, mais tu acquiesces néanmoins. L’entendre dire que ses ami·e·s veillent sur lui et qu’iels ne le laisseront pas dans sa douleur te fait du bien.
« Si tu as besoin de quoi que ce soit, ou que tu veux de la compagnie, tu peux venir chez moi quand tu le souhaites, tu sais, déclare soudainement Fernando, sa voix à peine audible. J’appellerai les autres et on passera une excellente soirée. Ou nuit. Ou après-midi. Ce que tu préfères. »
Touchée par sa sollicitude, tu restes quelques secondes sans trouver quoi dire.
« Merci, Fernando. C’est… vraiment gentil. J’y penserai au besoin. »
Une fois le sujet difficile écarté, tout le monde entame sa pâtisserie, et vous bifurquez vers des thèmes plus agréables. Tu en apprends plus sur chacun·e, sur leurs activités, l’endroit où iels vivent. Tu entends quelques anecdotes ici et là sur les membres du groupe, notamment certaines rencontres, ou de grands moments de solitude, et cela t’amuse. Seule Valkyrie parle très peu d’elle-même. Andrea reste discret, mais te sourit parfois lorsque vos yeux se rencontrent, et tu sens la chaleur, l’empathie, la bienveillance dans son regard. Il compatit à ta douleur.
Tu reçois beaucoup de compliments sur tes gâteaux, sur la décoration, et sincères ou pas, tu sais qu’iels essaient de te remonter le moral et de te changer les idées. Toutes ces personnes que tu n’as croisées qu’une fois sont venues spécialement pour te voir aujourd’hui, et tu ne trouves pas les mots pour décrire à quel point cela te touche. Lorsque tu les regardes toustes, autour de ta table, tu sens les larmes se frayer un chemin jusqu’à tes yeux, et ta gorge se nouer. Elizabeth est la première à le remarquer, ou la première à réagir, du moins.
« Oh non, qu’est-ce qui ne va pas honey ? Est-ce que c’est quelque chose qu’on a dit ?
— Pas du tout, lui réponds-tu d’une voix étouffée. C’est juste que… Je n’ai pas l’habitude que des gens viennent me voir quand je traverse une période difficile. Je me sens vraiment reconnaissante envers vous toustes. Vous rencontrer a été une bénédiction.
— Mouais, tu dis ça parce que tu nous connais pas encore assez ! Tu le regretteras vite, je t’assure », te rétorque Flynn en riant.
Tu lui offres un rire étranglé en retour, et toute la tablée s’amuse de sa remarque à sa manière, ce qui apaise la tension dans l’air. Vraiment, tu te sens heureuxse d’avoir fait la connaissance de toutes ces personnes. Máni a de la chance de les avoir, et il n’avait pas tort lorsqu’il disait qu’elles te plairaient toutes. Tu perçois en chacun·e une gentillesse profonde. Sauf peut-être chez Valkyrie, que tu ne cernes pas encore assez.
Tu retournes à ton poste lorsque de nouveaux clients entrent et l’après-midi continue ; tes nouvelleaux ami·e·s discutent entre eux, se taquinent parfois. Tu envies leur complicité, ce qu’ils ont construit ensemble. Cependant, tu t’en trouves moins meurtri qu’avant, car tu as l’impression de commencer à faire partie de ce tout qui te manquait tant. Lorsqu’iels se préparent à rentrer, vous vous promettez de vous revoir rapidement. Vous échangez vos numéros, et au moins la moitié s’assure que tu te sentes libre de les appeler si tu ne vas pas bien ou que tu as besoin de parler à quelqu’un. Finalement, iels te souhaitent bon courage pour la suite de ta journée. Ton salon te paraît d’un vide criant après leur départ.
Une semaine plus tard, lorsque tu allumes ton téléphone en te levant pour débuter ta matinée habituelle, ton cœur rate un battement. Un message. De Máni. Tu vérifies trois fois l’expéditeur, vérifies que tu ne dors pas encore. Tes mains se mettent à trembler de manière incontrôlable et tu dois t’assoir sur ton lit car tu te sens faible. Ta respiration se bloque, ta gorge se serre. Tu te forces à essayer d’inspirer et d’expirer le plus calmement possible. La nausée agite ton estomac en même temps que l’anxiété le tord. Au bout de quelques minutes, ton cerveau émerge de ce brouillard paniqué, te suggère de prendre d’abord ton petit-déjeuner, au cas où le contenu du message te couperait définitivement l’appétit. Tu t’obliges donc à boire un verre de quelque chose, tu ne pourrais pas dire quoi, et à grignoter quelques morceaux de fruits et des arachides. Tu les avales difficilement, mais tu en tireras au moins quelques bribes d’énergie pour survivre à ta journée. Tu ne tiens pas en place sur ta chaise, tu sens distinctement le sang battre à tout rompre dans tes tempes, et des fourmis coloniser tes membres. Tu ne sais pas à quoi t’attendre. Peut-être a-t-il parlé à Elizabeth ou Forseti, qui lui ont dit que tu t’inquiétais pour lui. Peut-être veut-il simplement te rassurer. Peut-être va-t-il mal au point de t’envoyer un message d’adieu ? Quelque part, tout au fond de ton cœur, tu espères secrètement qu’il ait changé d’avis sur votre histoire. Tu ne t’attardes pas sur cette pensée, ce n’est pas la peine : tu sais déjà que le bon sens la réduira en miettes en quelques secondes. Et puis, s’il voulait vraiment que vous réinstauriez votre relation, il faudrait que tu prennes le temps de te demander si tu accepterais. Et tu n’as aucune envie de t’engager dans cette spirale maintenant. Tu inspires à nouveau longuement, et même si tu aimerais te débarrasser de ta vaisselle avant de partir, tu ne peux plus résister. Tu sais que tu devrais attendre ce soir, pourtant, que cela risque d’impacter ta journée. Tu t’assois dans ton canapé, avec un plaid pour apaiser le froid qui te traverse, ce qui empire la vague de chaleur qui apparaît aussi par intermittence. En bref, tu te sens mal. Tu fermes les yeux, quelques secondes, puis tu cliques sur le message pour l’ouvrir.
Bonjour,
J’ai conscience d’avoir énoncé que je ne te contacterai plus, mais j’aimerais te parler, si tu es d’accord. Je ne le ferai pas sans ta permission, bien sûr, et prendrai ton silence pour un refus si tu ne souhaites pas me répondre. Je ne te solliciterai plus le cas échéant.
Super. Merveilleux. Qu’est-ce que tu es censé faire de ça ? Tu sais déjà que tu vas mettre une heure à décider quoi dire, à peser chaque mot. Son message ne t’apporte aucune information. Ton anxiété va continuer à crever le plafond, et tu vas rester sans réponse au moins le temps de choisir la tienne. Tu te demandes s’il a déjà rédigé la suite au cas où tu accepterais de lui parler. Si c’était toi, c’est ce que tu aurais fait. Vraiment juste au cas où. Tu tapes un premier sms, que tu enregistres dans tes brouillons.
Salut,
Seulement si c’est important. Ne me cause pas de l’angoisse inutilement.
Il est l’heure d’aller ouvrir ton salon et tu ranges ton téléphone dans ton sac. Lors de tes préparatifs une fois là-bas, tu ne cesses de faire n’importe quoi : tu te trompes d’ingrédients, utilises le mauvais cercle de montage, infuses du cacao au lieu de ton chaï habituel. Ton esprit revient systématiquement à ton message, que tu ajustes dans ta tête. Tu essaies d’abord de te presser, et puis tu te dis qu’après tout, il peut bien attendre. Si tu as besoin de réfléchir, tu en as le droit. Ce n’est pas toi qui vous as mis dans cette situation.
Une fois cette pensée conscientisée, tu culpabilises, car tu sais ce qu’il traverse. Ta compassion reprend le dessus sur ton agacement. Tu essaies de te dire que les deux sont des émotions légitimes.
La matinée passe rapidement ; tu reçois toujours plus de monde en fin de semaine. La perspective du week-end qui approche te soulage car toute cette ébullition t’épuise. Et puis, cela te permettra de cuver ton chagrin si ce que Máni veut te dire ajoute à ta souffrance. Tu te rappelles qu’au besoin, tu pourras téléphoner à Liz’ pour te plaindre avec elle.
Tu prends une brève pause en milieu d’après-midi pour boire un thé et envoyer ta réponse dans sa forme finale. Tu essaies de paraître le plus neutre et détachée possible.
Salut,
Je vais dire oui, par curiosité. Je ne garantis pas que je te répondrai rapidement, cependant, ou du tout. Ça va dépendre de ce que tu prévois d’aborder. Mais je te lirai, au moins.
Dès que l’envoi est confirmé, tu éteins ton téléphone immédiatement. Tu ne veux pas savoir. Tu n’es pas prête. Et s’il te reproche la fin de votre relation ? Et si tu t’étais mal comporté sans t’en rendre compte ? Si tu avais été difficile à vivre pour lui ? Pire, un fardeau ? Si la complicité que tu avais perçue entre vous n’avait jamais été présente ? Tu ne sais pas si tu t’en remettrais un jour. Tu bois de petites gorgées de thé pour essayer de te recentrer un peu. Il n’agirait pas ainsi. Jamais il n’a fait preuve de méchanceté ou ne serait-ce que montré d’agacement. Même s’il avait vécu la relation de cette manière, il ne le dirait probablement pas parce qu’il est trop gentil. Tu aimerais qu’il te le dise, cependant. Tu détestes ne pas savoir si tu as fait quelque chose de mal. Dans son précédent message, il assurait que tu n’y étais pour rien, mais il te sera toujours difficile de le croire. Dans tous les cas, il ne te reste qu’à patienter et choisir le moment où tu voudras lire sa réponse. Tu vas au moins attendre jusqu’à ce soir.
Tu te replonges dans ta journée, et les commandes qui défilent ont le mérite de te vider la tête. Lorsque tu fermes, la nuit est tombée et tu décides, comme la fois d’avant, de te préparer un week-end agréable pour compenser les répercussions potentielles de cet échange à venir. Demain soir la fatigue de ton dernier jour de travail hebdomadaire pèsera sur tes épaules et tu sais que tu n’auras pas le courage d’aller faire des courses. Tu choisis d’aller t’acheter un livre qui te fait envie depuis longtemps, à propos d’un genre de salon de thé comme le tien dans un monde de fantasy. Les retours semblaient tellement positifs que lorsque tu aperçois dans la vitrine une édition collector de ce même livre, à un prix raisonnable en plus, tu cèdes presque immédiatement. Après tout, il te faut au moins ça pour affronter ce qui se profile. Tu passes ensuite prendre des snacks, puis tu rentres chez toi. Tu commanderas probablement à manger pour le dîner de demain. Tu évites le plus possible, mais aux grands maux les grands remèdes.
Ton anxiété va et vient au cours de la soirée, et tu résistes à la tentation d’allumer ton téléphone. Si ce que tu y lis te dévaste, tu n’auras pas la force de te lever demain. Tu regardes quelques épisodes d’un animé sur la cuisine, manges sans prêter attention à ce qu’il y a dans ton assiette, et feuillettes quelques pages avant de t’endormir, avec plus ou moins de succès. Tu ne peux t’empêcher d’avoir hâte d’être au soir prochain pour consulter enfin ce qu’il aura à dire. Un mélange de terreur, d’excitation, d’esprit revanchard prend toute la place dans ta tête. Tu as l’impression que ton corps est branché sur une prise électrique à haut voltage. Malgré tes efforts, tu mets plusieurs heures à t’endormir.
Lorsque tu te lèves le lendemain, les traits défaits, la fatigue refuse de s’éloigner peu importe à quel point tu frottes tes paupières. Tu te prépares un thé, puis un chocolat chaud : du sucre et de la théine pour affronter la journée. Tu ne te sens plus si enthousiaste à l’idée de ce qui t’attend ce soir et la peur prend le dessus en ce milieu de matinée. Tu bénis cependant la temporalité : au moins tu auras ton dimanche pour te reposer et aucune responsabilité. Tu te demandes s’il l’a fait exprès.
La journée se déroule sans incident notable, dans un flou habituel renforcé par le manque d’attention de ton cerveau. Les clients vont et viennent et le salon de thé ne désemplit pas, comme tous les samedis. Tu ne penses presque pas au message qui doit patienter dans ton téléphone. Presque. En fermant, tu jettes un œil aux options de repas qui s’offrent à toi. Tu te décides pour une pizza : ce que tu préfères quand tu as besoin de réconfort et de quelque chose de régressif. Une fois chez toi, tu grignotes d’abord tes snacks, devant le même animé que la veille. Tu choisis ton film pour la soirée, un de tes favoris, encore. Un film d’amour : probablement un parti pris discutable, mais c’est le seul que tu n’as pas vu depuis longtemps. Soit ça te fera du bien, soit il te permettra de pleurer toutes les larmes amères de ton corps.
Finalement, tu décides de consulter son message dans la demi-heure qu’il te reste avant que ta pizza n’arrive. Cette fois, tu ne perds pas de temps, comme pour arracher le pansement plus vite. Tu allumes ton téléphone, et à l’instant où le sms rentre tu cliques dessus. Il contient un fichier texte intitulé sobrement « Lettre », que tu ouvres. Il t’apparaît très long. Cela ne t’empêche pas de le lire, et de le relire, et de le relire.
Merci d’avoir accepté que je t’envoie ce message. Je n’ai rien fait pour mériter cette bienveillance.
J’ai peur que mes propos soient un peu confus, et je m’en excuse par avance. Je me suis déjà trop excusé pour le reste, même si j’aimerais le faire encore longuement, et je ne veux pas faire peser cela sur toi une fois de plus comme si j’essayais de t’obliger à soulager mes remords. J’ai longuement hésité à te contacter, mais si je n’essaie pas de te transmettre ce qui sinue et s’entrechoque dans mon esprit, je crois que je le regretterai toute ma vie. Je sais que je t’ai profondément blessé, et je te remercie à nouveau de m’accorder cette demande égoïste malgré tout. Je vais tenter de faire bref, même si je crains que cela soit tout de même long.
Je comprends, maintenant, grâce à ces dernières semaines, que j’ai laissé la terreur gagner. Que je ne t’ai pas consulté à ce propos, ni à propos de ce qui m’angoissait, me gênait, que je n’ai même pas essayé. J’ai affirmé vouloir que tu fasses partie de ma vie, mais je ne t’en ai pas laissé l’opportunité. Ce n’est pas que je ne te faisais pas confiance, car je crois en toi aveuglément, mais plutôt que je ne me ferai probablement jamais confiance. À mes yeux, il était, et il est toujours impossible que tu souhaites sciemment rester avec moi alors que je suis quelqu’un de foncièrement ennuyeux, de malade, d’anxieux et de déprimé la moitié du temps ; un quart, dans les bons mois. Chaque fois que tu mentionnais le futur de manière concrète, j’appréhendais avec terreur le jour où tu découvrirais qui je suis vraiment. En conséquence, je n’étais plus si convaincu d’être déterminé à m’engager dans cette relation. La peur a progressivement colonisé chaque fibre de mon être, et je n’ai rien fait pour lutter. Il était complexe pour moi de me projeter alors que je n’avais aucune certitude quant au fait de me sentir mieux un jour, ou seulement d’être toujours en vie. Et je voulais t’en parler, au début, je te le promets, même si tu n’as aucune raison de croire encore en ma parole. Cependant, comme je l’ai évoqué à demi-mots, la panique m’a étouffé lorsque j’ai perçu à quel point mes sentiments pour toi étaient envahissants, obsessifs, irraisonnés. Une chose en entrainant une autre, j’ai eu la sensation que le piège se refermait sur moi et cette sensation d’abysse, de gouffre, de chute inévitable se gravait en moi. Je suis devenu persuadé que quelque chose de terrible arriverait si je restais avec toi. J’avais, et j’ai toujours une peur effroyable de ce que je pourrais faire ou dire si je ne me surveille pas de très près. J’éprouve une terreur profonde à l’idée de devenir quelqu’un de violent, de foncièrement méchant, d’agressif, ou, soudainement, que j’en vienne à ne plus te respecter. Je ne pourrais accepter de te faire du mal, ni de me révéler être ce genre de personne. Cependant, j’ai déjà commencé à te rabaisser en ne te laissant pas effectuer tes propres choix. J’ai décidé de manière unilatérale que tu ne souhaiterais pas être avec moi. Que je serai trop difficile à supporter pour toi, que tu ne me voudrais pas dans ta vie. C’était profondément condescendant de ma part. Et je suis navré d’avoir agi ainsi, de t’avoir traité ainsi. Je suis désolé que cela m’ait pris tant de temps pour le comprendre, pour visualiser clairement ce que j’avais commis alors même que tu as eu la bonté de me le dire sans ambages. En voulant éviter de te faire du mal, je n’ai réussi qu’à rendre certaine la blessure que j’allais t’infliger.
Pour être parfaitement honnête, je ressentais également une certaine peur envers l’idée d’une relation de manière générale, car je suis quelqu’un de solitaire, tu le sais. Là aussi, j’ai commencé à me sentir acculé, à me demander ce qu’il se produirait si tu avais envie de vivre avec moi, si tu espérais que je t’accorde plus de temps, si tu souhaitais faire des activités que je n’aime pas, ou si tu avais une vision de la vie et des relations complètement différente de la mienne. Mes pensées se sont mises à tourbillonner sans fin, et sans que j’arrive à les ralentir pour les examiner. Ce n’est pas que je ne voulais pas être avec toi. Plutôt que j’étais terrorisé à l’idée que ce bonheur que nous avions se termine, que nous devenions ce genre de couples qui en viennent à se haïr, qui sont gênants pour les autres et trop… trop conventionnels, si tu vois ce que je veux dire. Une maison, des enfants, un chien… cette idée a toujours généré beaucoup d’angoisse en moi. J’ai la conscience aigüe que je mourrais un peu plus chaque jour dans ce type de quotidien. Il n’empêche que j’aurais dû te parler de tout cela, et que j’ai simplement été couard. Un couard anxieux et dépressif, certes, mais un couard tout de même, et c’était injuste pour toi.
Durant ces dernières semaines, j’ai eu tout le loisir de réfléchir à mes comportements, à ma stupidité, à mon manque de courage. Peut-être que quelqu’un te l’a déjà dit, mais ce n’est pas la première fois que quelque chose comme cela se produit, et j’ai pensé que c’était terminé, que j’en étais libéré, mais il s’est avéré que ce n’était pas le cas. Je n’étais pas préparé à ce genre de rechute. Un excès de confiance, peut-être, ou un espoir vain. Il y avait longtemps que l’angoisse et la dépression n’étaient pas revenues me hanter au point atteint ces derniers jours. Et je me suis senti profondément mal, et faible, et pathétique. Mais je suis arrivé à une conclusion depuis. Une conclusion dont je suis irrémédiablement et parfaitement certain. Je serai toujours effrayé par le futur. Toujours. Parfois ce sera plus supportable que d’autres, mais cela reviendra me tourmenter. Je serai toujours effrayé à l’idée de faire du mal à quelqu’un que j’aime, et de souffrir aussi. D’être un fardeau, d’être trop difficile à vivre, d’être trop pesant, et d’être laissé de côté en conséquence. Ce que je comprends, maintenant, c’est qu’il est trop facile de se retrancher entre quatre murs sans jamais agir. Si je ne fais jamais rien, je suis sûr de m’enfoncer dans une existence pauvre, et je mourrais sans avoir jamais expérimenté de terrible perte, certes, mais sans avoir non plus ressenti de grand bonheur. La vie est constituée de changements, de rechutes, de victoires infimes, je m’en rends compte et je ne peux pas avoir peur de la vie elle-même à tout jamais. Du moins, je ne peux pas laisser cela guider mon chemin, pas tant que se battre est une option envisageable. Pas tant que je peux lutter pour éviter de devenir ce que je crains le plus.
Ce que j’essaie de te dire, finalement, et j’ai pleinement conscience que c’est probablement vain, et d’une audace stupide, et que cela a toutes les raisons de t’énerver, à juste titre, c’est que tu me manques. Tu me manques, tellement. Tu es la personne la plus incroyable que j’ai pu connaître, et j’ai ressenti avec toi le plus grand bonheur auquel j’ai eu droit dans ma vie. Je souhaite, intensément, que tu m’offres une chance de me rattraper, de faire mieux, de me battre. Une fois encore, tu as toutes les raisons de me jeter ta colère au visage, et de me dire d’aller en enfer. Je t’ai blessée, et rien de ce que je pourrais jamais faire ne réparera cela. Je le sais. Et je ne quémande pas ton pardon, parce que je ne le mérite pas. Je veux seulement que tu saches que je ferai n’importe quoi pour revenir en arrière, mais que maintenant qu’il est trop tard, je prends l’entière responsabilité des actions que j’ai commises, et je ferai tout ce que tu me demanderas et que tu estimeras approprié pour obtenir réparation.
J’avais besoin de te dire que la possibilité d’un futur commun existait encore pour moi. Que si, par miracle, tu m’aimais toujours, et souhaitais être avec moi, je suis prêt, cette fois. Je ne reproduirai pas la même erreur. Je te promets solennellement que je communiquerai correctement, que j’y mettrais tous mes efforts, et que je t’offrirai le choix final quand je suis empli de doutes et que je ne pense plus clairement. J’ai une confiance absolue en toi. Je veux lutter pour notre relation, et pour toi, si tu penses encore que cela en vaut la peine. Je compterai, le cas échéant, sur ton intransigeance.
Cette conclusion à laquelle je suis arrivé, je ne te l’énonce pas simplement, je l’ai pleinement intégrée. Je dois essayer. Je dois faire de mon mieux. Je ne crois pas que ma vie vaille la peine d’être menée si je la remplis uniquement de regrets que je garde avec moi à jamais. Tu es merveilleux, et je t’aime ardemment. Je ne pouvais pas laisser mourir notre histoire sans tenter une dernière fois. Évidemment, tu pourras ne jamais me répondre, ou m’insulter pour l’audace de ma demande, et refuser immédiatement, et je respecterai ton choix quel qu’il soit. Je suis toujours terrifié à l’idée qu’un jour, je puisse faire quelque chose de mal, et que tu n’oses pas me le dire. Ou que tu veuilles me protéger. Que tu ne me quittes pas quand ce sera pourtant la solution la plus rationnelle pour sauvegarder ton bien-être. Mais je sais maintenant que toute cette peur est irraisonnée et que je peux la travailler aussi. Je dois te faire confiance. Tu l’as dit toi-même, tu es parfaitement capable de prendre les meilleures décisions, de faire les choix les plus adaptés pour toi, de te préserver. Tu es bien plus avancé sur ce chemin que moi. Même si je doute de toi dans le futur, je t’en parlerai. Et peut-être que je trouverai un moyen de gérer ces anxiétés aussi. Qui sait. Peut-être que mes années de thérapie n’étaient pas suffisantes. Je vais recommencer. Me jeter dans cette tâche de toutes mes forces, peu importe ta réponse.
Ces deux mois sans toi… Je ne savais pas que je pouvais autant aimer passer du temps avec quelqu’un. Je ne savais pas que je pouvais aimer autant tout court. Et je t’admire tellement. Cette relation sonnait si juste. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme toi. Et je n’ai jamais ne serait-ce que rêvé d’une personne comme toi non plus. Ça aura l’air stupide, mais nous entendons toujours parler de cet amour qui advient seulement une fois dans toute une vie. Quand je suis avec toi, c’est comme cela que je me sens. Peut-être que cela ne fonctionnera pas entre nous, mais je ne peux m’empêcher de penser que je t’aimerai à jamais, peu importe ce qui se produit. Quand je te vois sourire, je me sens apaisé, et en même temps, j’ai l’impression de percevoir l’infini des possibles entre nous dans tes yeux. De contempler toutes les promesses dont j’aurais jamais besoin. Quand tu m’observes, je me sens vivant, et libre, et parfois je n’arrive plus à respirer tant je suis suffoqué par tout ce bonheur que je ne crois pas mériter. Tu me trouves peut-être trop dramatique, et tu aurais sûrement raison, mais je crois en ce que je te dis, et je ne parviens pas à rassembler les bons mots pour exprimer l’immensité de mon affection pour toi. Pour ajouter au cliché, je vais en voler quelques-uns à une chanson qui me fait penser à toi. C’est l’histoire de quelqu’un qui traverse l’univers à la recherche de la personne qu’il aime.
« Je voudrais de toi jusqu’à ce que les étoiles s’évaporent. Nous sommes seulement présents pour un moment dans la lumière, alors il suffit d’un mot de ta part et je reviendrai en courant pour te retrouver. Je parcourrais les cieux infinis pour apercevoir un instant seulement ton clair d’étoile. La poussière d’étoiles entre toi et moi nous rapproche jusqu’à ne faire plus qu’un. Nous sommes ensemble, nés de l’univers. Dis-moi de rester, je ne me défilerai pas. Je resterai là, juste ici, et je ne partirai plus jamais. Dans la nuit de l’espace, la terre se lèvera et je penserai à toi chaque fois que je l’observerai de cieux lointains. Lorsque les étoiles meurent, une galaxie prend feu. Je penserai à toi chaque fois qu’elles me baigneront de leur lumière, et tomberai amoureux de toi à nouveau. Je te retrouverai ; je parcourrais les cieux infinis pour un aperçu seulement de ton clair d’étoile. »
Je t’aime et mon unique désir est d’être près de toi. Mais je te supplie de ne pas m’épargner. Si tu me réponds, dis-moi si tu es passée à autre chose, ou si je t’ai trop blessée pour que tu puisses considérer la possibilité d’être avec moi un jour. Tout ce que je souhaite est que tu sois heureuxse, avec ou sans moi. Si je t’ennuie avec ce message, je m’excuse platement. Je ne te contacterai plus jamais, irrémédiablement, cette fois. Je n’entrerai pas dans les détails ici sur la façon dont nous pourrions nous remettre ensemble, et sur les garanties dont tu pourrais avoir besoin, mais sache seulement que j’ai réfléchi à tout cela abondamment, sérieusement, et que je suis absolument certain de mon choix, et du fait que je ne te blesserai plus jamais de cette manière. J’ai pleinement conscience que tu n’as aucune raison de te fier à moi après la manière dont j’ai agi, et c’est pour cela que je ne t’ai pas contacté avant d’avoir suffisamment d’éléments à discuter avec toi qui pourraient permettre à notre relation d’évoluer et d’être plus sécurisante pour nous deux. Je n’ai pas écrit ce message sous le coup de l’émotion, de la dépression ou du manque, j’en ai pesé chaque mot. Je veux seulement faire partie de ta vie, et faire tout ce qui est en mon pouvoir pour te rendre heureuxse et avoir le bonheur de contempler ton sourire à nouveau.
Je t’aime. Si tu m’as lu jusqu’ici, merci de m’avoir entendu, malgré l’égoïsme de ma demande. Merci, de tout cœur. Et si tu ne me réponds jamais, merci pour tout. Tu as enchanté mon existence ces quelques mois, et j’en serai toujours immensément reconnaissant à l’univers. Je chérirai chacun de ces instants où tu as éclairé mon quotidien.
Sache que mon amour pour toi demeurera bien après la disparition des dernières étoiles.
Máni
Tu parcours ses mots encore et encore, alors que cela fait plusieurs minutes que tu ne les vois plus à travers le flou de tes larmes. Choc, perplexité, colère, tristesse, espoir, affection dévorante, tout se mélange en toi et tu ne sais pas comment en disposer. Cela fait trop. Tu n’as aucune idée de comment gérer ce raz de marée qui emporte tout sur son passage. Tu n’arrives plus à réfléchir et les phrases que tu as lues perdent leur sens, tu voudrais crier, frapper pour évacuer ce trop-plein ; tu as l’impression que ton esprit s’apprête à se fissurer. Tu ne penses plus à respirer calmement, tu as dépassé toute rationalité. Tu voudrais t’enfuir, courir sans te retourner, ou lui répondre en te jetant à ses pieds que, toi aussi, tu ne peux vivre sans lui. C’est cette dernière vision qui te permet de sortir la tête de l’eau quelques secondes, pour te dire que c’est hors de question et que tu ne dépends de personne. Tu ne feras jamais preuve d’un comportement si lamentable, même si tu y penses sur le moment présent parce que l’amour que tu ressens pour lui te fait faire n’importe quoi. Durant ces quelques secondes où tes idées deviennent presque claires, tu tapes :
Je te répondrai. Mais j’ai besoin de réfléchir.
Tu envoies et regrettes immédiatement. Tu voulais qu’il sache que tu répondrais un jour, mais maintenant cela te met encore plus de pression parce que tu as conscience qu’il restera dans l’attente. Si ses sentiments sont effectivement tels qu’il les écrit, il sera anxieux jusqu’à recevoir ton retour. À sa place, tu arriverais à peine à dormir. La panique remonte en toi et tes quelques instants de répit sont terminés. La sonnette de ta porte d’entrée retentit et tu manques de faire un arrêt cardiaque. Ta pizza se rappelle à toi, tu te dépêches de répondre. Une fois que tu l’as récupérée, tu ne sais pas quoi en faire. Il faut que tu fasses quelque chose, sinon tu tourneras en rond toute la soirée jusqu’à oublier comment tu t’appelles. Ta première pensée est de téléphoner à quelqu’un en qui tu as confiance, un·e ami·e, pour lui raconter. Tu te souviens ensuite que tu n’as pas vraiment d’amis. Alors que tu t’apprêtes à sombrer dans l’angoisse la plus totale, un prénom émerge au-dessus de la cacophonie : Elizabeth. Elle t’a donné son numéro. Elle a dit que tu pouvais l’appeler quand tu le voulais. Elle partageait ta colère. Tu regardes l’heure, neuf heures : c’est un peu tard, mais cela reste acceptable pour téléphoner à quelqu’un. Tu déverrouilles frénétiquement ton portable. Tu détestes appeler les gens sans les prévenir d’abord, mais c’est un cas de force majeure. Tu comptes les sonneries. Elle décroche à la quatrième.
« Hey ! Je ne pensais pas que tu me contacterais un jour malgré ma proposition ! Tout va bien ? » te demande-t-elle en français.
Tu essaies de lui expliquer la situation, mais tout ce qui sort de ta bouche n’est qu’un amas de mots en vrac, de reniflement, de sanglots étouffés. Il est certain qu’elle ne peut comprendre une once de ce que tu racontes, à part peut-être « Máni » si elle est perspicace.
« Wow, calme-toi honey, tout va bien. Je ne te suis pas, prends une respiration pour moi. Est-ce que tu es blessé ? Est-ce que quelqu’un t’a fait du mal ? Où es-tu ? »
Tu sens un début de panique dans son ton, qui l’amène à rebasculer vers l’anglais, la langue qui lui vient le plus naturellement après le russe. À mesure qu’elle te pose ses questions, tu perçois qu’elle récupère le contrôle de la situation, ses intonations se font plus fermes, comme si elle se préparait à devoir gérer un évènement difficile. Elle est clairement le genre de personne à appeler en cas de problème. Tu parviens à reprendre un peu possession de ta voix et te limites à des mots simples.
« Je suis chez moi. Pas blessée. Máni m’a envoyé un message. »
Tu l’entends expirer au bout du fil, rassurée.
« Je vois. Ce genre de crise. Tu as bien fait de m’appeler. Vu ton état, j’aurais détesté te savoir toute seule pour gérer ça. Raconte-moi tout. Prends ton temps. »
L’assurance avec laquelle elle parle te fait du bien. Elle garde l’anglais, malgré tout. Progressivement, tu arrives à lui expliquer le contenu du message, ce que tu as ressenti, tes hésitations. Elle t’écoute attentivement, hoche la tête à l’autre bout du fil.
« Ah. Donc il veut te récupérer. Et tu ne sais pas quoi faire parce que tu l’aimes, mais qu’il t’a fait du mal. Ça fait sens.
— Comment tu réagirais à ma place ? lui demandes-tu d’une voix perdue, épuisée.
— Je ne suis pas sûre que la réponse t’aidera. Nous ne sommes pas pareilles. Je dirai que… Si quelqu’un me fait du mal, je n’y retourne jamais. Une fois que quelque chose est terminé, ça reste comme ça. Cependant, si j’étais passionnément amoureuse, je pourrais faire une exception, peut-être. Mais ça dépendrait de la manière dont j’ai été blessée. Si c’était quelque chose de trop grave, n’importe quel abus ou manque de respect, alors non. Ne retourne jamais vers quelqu’un qui ne te respecte pas, ou qui ne peut pas se contrôler. Si c’est arrivé une fois, ça arrivera à nouveau. Si c’était quelque chose comme ce que Máni a fait… Pffff, de ce que j’ai entendu de ta version, il a toujours été gentil et ne s’est jamais mal comporté, à part en t’abandonnant sans aucune explication ou discussion. C’est assez mauvais, si tu veux mon avis, et je ne suis pas sûre que je pourrais lui faire encore confiance si c’était moi, mais encore une fois, je ne suis pas toi.
— Tu penses que je ne devrais pas retourner avec lui ? »
En posant la question, tu comprends que tu n’as pas envie d’entendre une réponse négative. Peut-être tes émotions sont-elles encore trop confuses, ou tu te sens trop à fleur de peau pour raisonner correctement.
« Ce n’est pas à moi de le dire. Mais ce dont je suis sûre, c’est que tu devrais prendre le temps d’y réfléchir. Pour de vrai. Prendre en compte tous les paramètres. Tout ce que tu sais de lui. Si tu as des questions, pose-les-lui. Si tu as besoin d’informations, cherche-les, demande-nous, fais ce qu’il faut. Je pense que tu dois aussi comprendre que s’il a fait de son mieux pour cacher tous ses côtés négatifs, être avec lui, avoir une vraie relation, implique que tu le verras aussi dans les jours difficiles. Je sais que tu en as conscience, mais il t’énonce clairement que durant ces jours, il n’est pas de bonne compagnie, et qu’il a peur que tu le haïsses pour ça, ou que tu t’en lasses. Et il a raison. Ce n’est pas facile de rester avec quelqu’un d’anxieux et de dépressif. Je ne dis pas que lui, ou d’autres personnes comme lui ne méritent pas d’être aimées, seulement qu’il faut être préparé. C’est tout. Sois honnête avec toi-même, avec tes limites. Parce que si tu ne l’es pas, tu lui feras du mal. Et ni toi ni moi ne voulons cela. »
Dans ses derniers mots, son côté protecteur se rappelle à toi. Máni est son ami, elle connaît ses fragilités et refuse qu’une personne qui pense que l’amour résout tout, qui ne se prépare pas aux difficultés qui émergeront forcément, entre dans sa vie pour le laisser ensuite. Heureusement, tu sais exactement ce qu’il traverse. Ses mauvais jours, tu les as eus aussi, ou de manière similaire. L’anxiété, la dépression, les changements d’humeur, tu connais par cœur. Pour la première fois, tu vois sous une lumière plus positive le fait d’avoir subi tout cela. Cela te permet d’être plus proche de lui, peut-être de l’aider. Tu sais déjà qu’il y aura des moments difficiles, parfois terribles. Tu ne crois pas que tu te serais supporté à l’époque. Depuis, tu as grandi, évolué, et la force que tu as accumulée peut maintenant te servir à soutenir la personne que tu aimes le plus au monde. Ses difficultés ne sont clairement pas ta source première d’inquiétude.
« Tu ne le sais pas parce qu’on vient juste de devenir amis, mais j’ai eu, et j’ai encore parfois, des expériences très similaires aux siennes. Je n’ai pas peur de ses difficultés et de ses problèmes de santé mentale. J’aurais aimé qu’il m’en parle parce que j’aurais probablement compris.
— Est-ce que c’est uniquement parce que tu as peur d’être blessée à nouveau, alors ? Dans tous les cas, prend ton temps pour déterminer ce qui te freine exactement, ce qui t’inquiète, et si cela peut être résolu ou non. Ne retourne pas avec quelqu’un dont tu n’es pas absolument sûr de vouloir. »
Bien sûr, tu as peur d’être heurtée une nouvelle fois. Tu ne sais pas si tu arriveras à lui faire confiance, à ne pas craindre en permanence qu’il te laisse à nouveau de la même manière. D’un autre côté, tu veux lui faire confiance. Et tu sais que lorsqu’il dit quelque chose, il le pense et fera tout pour s’y astreindre. Les mots de Forseti te reviennent en tête ; il serait le plus proche de leur père, le plus volontaire à s’engager, à ressentir comme un devoir le fait de tenir ses promesses. Ce n’est pas ce qui t’inquiète le plus. Tu te rends compte que ce qui obscurcit vraiment ton esprit sont les mêmes angoisses que tu avais avant votre rupture.
« Est-ce que je peux te dire quelque chose ? Comme… une confidence ? hésites-tu.
— Évidemment. Je te promets d’emporter ton secret dans ma tombe », t’affirme-t-elle très sérieusement.
Et tu la crois.
« Je ne sais pas comment formuler ça mais… Je ne suis pas… Je ne suis pas vraiment intéressée par tout ce qui concerne le contact physique, si tu vois ce que je veux dire. Et… J’ai peur que ça puisse devenir une raison pour qu’il rompe avec moi. J’étais aussi angoissé à l’idée de souffrir d’anxiété et de sautes d’humeur, mais maintenant je pense qu’il comprendrait. Le reste cependant… Il n’y a pas beaucoup de gens comme moi. Je le sais. Et je sais que c’est… quelque chose d’important pour la plupart des individus.
— Est-ce que tu lui en as déjà parlé ?
— Jamais. Je trouvais que c’était trop tôt. »
Elle reste silencieuse, prend quelques secondes pour réfléchir.
« Je ne peux pas parler à sa place. Ce que je sais avec certitude, c’est qu’il ne ferait rien dont tu n’aurais pas envie aussi. Mais je ne peux pas dire si le contact physique, et plus, est important pour lui. Probablement, je pense. Mais ça n’implique pas forcément qu’il ne voudrait pas être avec toi quand même. Il faut que tu lui poses la question. Si tu crois que cela pourrait mettre un terme à votre relation si vous décidez de retourner ensemble, c’est mieux que tu en discutes maintenant. Tu souffriras moins. »
Cela te fait mal de l’entendre, mais tu sais qu’elle a raison. De la même manière qu’il a choisi de revenir vers toi, de te parler de ses difficultés, de ce qui pourrait empêcher votre relation, la moindre des choses est de lui rendre la pareille si tu souhaites reconstruire quelque chose. Ce n’est pas à toi de décider pour lui.
« Je pense que je vais le faire. En discuter avec lui. Je ne sais pas encore si je veux retourner avec lui ; mon cœur dit quelque chose et ma tête une autre, mais je vais y réfléchir, comme tu l’as suggéré. Prendre mon temps. Merci, Liz’. Je suis désolée d’avoir interrompu ta soirée. »
Grâce à cette conversation, tu te sens mieux. Plus calme. Tu sais que tu as besoin d’espace pour considérer les choses dans leur ensemble, mais tu ne te trouves plus aussi submergé qu’auparavant. Si tes émotions ne sont pas apaisées, elles bouillonnent à feu réduit, au moins.
« Aucun problème, je suis contente que tu aies appelé. Qu’est-ce que tu vas faire de ta soirée ? »
Tu lui racontes ce que tu avais prévu, en contemplant ta pizza désormais froide. Finalement, sans vous en rendre compte, vous continuez à discuter jusque tard. Tu as remis ta pizza au four, tu as eu le temps de la manger, et les heures sont passées sans que tu t’en aperçoives. Vous abordez des sujets plus légers, parfois plus lourds, et tu as l’impression de pouvoir tout lui confier, comme si tu la connaissais depuis toujours. Peut-être est-ce le fait de ne pas avoir eu d’amie depuis longtemps, mais sa présence te fait du bien. Elle te parle d’anciennes relations, de votre groupe d’ami·e·s, de Máni et de Forseti. De Valkyrie aussi, parfois, et elle t’éclaire sur certaines de ses réactions. Vous basculez d’un thème à l’autre, et vous vous retrouvez finalement à avoir balayé tout et n’importe quoi. Elle n’avait rien prévu de sa soirée non plus et semble sincèrement contente de passer ce temps avec toi. Cela te fait plaisir.
« On devrait faire ça plus souvent, te propose-t-elle.
— Carrément ! acquiesces-tu avec enthousiasme.
— Je ne vis pas dans le coin donc ça complique les choses, mais tu pourrais venir chez moi, un jour. Et entre-temps, on peut s’appeler à nouveau. Qu’est-ce que tu en dis ?
— J’aimerais beaucoup. Tu peux m’appeler quand tu veux. Je suis contente d’avoir passé la soirée avec toi. Et je suis vraiment heureuxse de t’avoir rencontrée, tu sais.
— Pareil, te répond-elle en riant. Bonne nuit, alors. Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit.
— Promis. Merci, Liz, murmures-tu. Bonne nuit. »
Lorsque tu raccroches, ton appartement te paraît curieusement vide. Finalement, tu n’auras pas regardé le film que tu avais prévu. Tu ranges ta table basse, fais la vaisselle, puis tu décides d’aller te coucher. Tu lis un peu avant de t’endormir, et tu soupires de soulagement car l’anxiété semble te laisser tranquille pour le moment. Cette conversation t’a vraiment fait du bien. Tu avais perdu l’habitude de discuter avec quelqu’un lorsque tu vas mal. Tu avais commencé avec Máni, mais évitais le plus lourd et prêtais trop d’attention à tes mots. En sombrant, tes dernières pensées se tournent vers lui, moins douloureuses que ces semaines passées. Ton sommeil reste paisible, comme si un poids t’avait été ôté.