J'irai boire du thé sur ta tombe
Chapitre 10
Les jours se suivent et se ressemblent sans que ton moral n’évolue. Tu te lèves le matin, avec difficultés. Tu n’as plus d’appétit, mais tu te forces à manger, au moins un peu. Tu essaies de prendre soin de toi comme tu le ferais pour une personne chère. Ta créativité est au point mort ; tu laisses l’élaboration de nouvelles pâtisseries de côté. Ton apathie t’agace, tout comme ta douleur. Parfois, tu voudrais détruire tout ce qui se trouve autour de toi. Tu fais de ton mieux pour faire preuve de bienveillance : tu sais qu’un tel chagrin paraît similaire à un deuil, tu vois ça comme un cheminement. Accepter la fin d’une relation, la façon dont les choses se sont déroulées… s’habituer à l’absence. Pour le moment, tu t’endors toujours en pleurant. Tu ne peux t’empêcher de te remémorer les instants de bonheur que vous avez vécus ensemble, la force des émotions que tu as ressenties, et ton amour, débordant, qui ne semble pas se tarir.
Tu arrives à retrouver une contenance quand tu travailles, une certaine neutralité, et même si tu n’y mets pas autant d’énergie qu’avant, tu parais aimable. Tu te plonges d’ailleurs à cœur perdu dans tes tâches pour focaliser ton esprit sur autre chose. Tu prépares plus de pâtisseries, au point de devoir réapprovisionner tes ingrédients plus tôt que prévu, et accorde trois fois plus attention à ton montage, aux détails, aux boissons. Lorsque quelqu’un te demande du latte art, ta gorge se serre toujours douloureusement. Tu le guettes, régulièrement, à travers la vitrine de ton salon, et tu en as honte. Comme si tu pouvais l’apercevoir, comme s’il allait revenir ici. Il n’aurait ni cette audace, ni cette cruauté.
Tu as répondu à son message le deuxième jour. En substance, tu lui as expliqué clairement que tu comprenais ses raisons, mais que tu regrettais qu’il ne se soit pas senti suffisamment en confiance pour parler de cela avec toi, et que tu ne pouvais cautionner ce que tu estimais être un manque flagrant de courage. Tu regrettais aussi son indécision, qu’il se flagelle, et son incapacité à faire face à ses sentiments. Tu as essayé de rester le plus neutre possible, polie, presque, tout en faisant en sorte que ta colère, ta tristesse, ta déception se ressentent. Tu as conclu en soulignant à quel point tu avais apprécié ton temps avec lui, et en appuyant sur le fait que tu étais parfaitement en mesure de choisir tes fréquentations et de prendre les bonnes décisions pour toi-même, sans que quelqu’un d’autre doive le faire à ta place en pensant te protéger. C’était moins neutre et moins poli, mais tu éprouvais toujours beaucoup d’agacement et cela t’apparaissait légitime. Tu as failli terminer en lui souhaitant de trouver quelqu’un pour qui il ne ressentirait pas autant, mais tu as retenu ta main au dernier moment : si ton cœur était d’humeur mauvaise, il restait à ta tête encore un peu de bon sens. Tu savais qu’il subissait lui aussi cette rupture, et ça n’était pas la peine d’en rajouter.
Au bout de deux semaines, te lever devient moins dur. Tu souffres toujours, mais la douleur qui irradie dans ta poitrine te semble plus supportable. Tu sens que tu avances et tu t’en réjouis, parfois. À d’autres moments, tu le regrettes. Tu ne veux pas l’oublier, tu ne veux pas t’extraire de cette relation, de toute la force de ce que tu éprouves pour lui. Le fait que tes poumons se froissent, que les larmes te montent aux yeux dès que quelque chose te le rappelle trop, te rassure sur ce point-là.
Un début d’après-midi, tu sens ton cœur plonger soudainement dans ta poitrine : Forseti vient de franchir le seuil de ton salon. Tu ne sais comment réagir, et tu n’arrives pas à retenir un regard peiné. Tu commences à raviver ton anglais. Au comptoir, il te salue, plus sérieux qu’à l’accoutumée, mais aussi amical qu’avant.
« Hey. Est-ce que ça te dérange si je commande ? » te demande-t-il.
Tu hésites quelques secondes. En réalité, le voir ravive ta douleur. Tu acceptes cependant ; il s’est toujours comporté de façon adorable avec toi. Même si, pour le moment, sa présence te fait du mal, c’est le genre de personne que tu aimerais un jour avoir comme ami. Après tout, tu n’as personne autour de toi, ici. Ailleurs non plus, te souffle une petite voix.
« Bonjour, Forseti. Pas du tout, qu’est-ce qui te ferait plaisir ? »
Il prend le temps de regarder ta vitrine, et tu sens qu’il aurait préféré que Máni l’ait accompagné pour choisir à sa place. Il a la délicatesse de ne pas le formuler à voix haute.
« Un thé, avec du lait. N’importe quel mélange que tu penses qui m’ira. Et… une de ces tartes au chocolat. »
Tu hoches la tête, lui fais signe de s’installer, puis tu lui apportes sa commande. Il en profite pour te glisser quelques mots.
« Est-ce que tu aurais un peu de temps après la fermeture ? On pourrait aller manger quelque part, si tu es d’accord. »
Il te paraît plus délicat que d’habitude, mais tu sens que le sujet de conversation principal risque de ne pas te plaire. D’un autre côté, tu apprécies sa compagnie, et tu n’es pas sorti de chez toi depuis… tu as perdu le compte.
« Si tu es venu expliquer le comportement de ton frère, ou plaider sa cause, tu peux t’en aller tout de suite, déclares-tu d’un ton empli de défiance.
— C’est pas pour ça que je suis venu, te répond-il placidement.
— Est-ce que tu peux me promettre que si je viens avec toi, on ne parlera pas trop de… tu sais.
— Je ne peux pas te promettre de ne pas du tout l’aborder, vu que je ne réfléchis pas toujours avant de parler, mais je peux promettre d’en parler très peu. Est-ce que ça fera l’affaire ? »
Tu prends ta décision. De toute manière, tu ne pourras pas éviter le sujet à l’infini. Une part de toi se raccroche aussi à cette proposition comme à une trace de ton ancienne vie avec Máni. De ton début de vie.
« Okay. Mais je suis végane, juste pour rappel. Trouve un endroit chouette. »
Tu retournes à tes commandes. L’après-midi s’écoule dans le calme, même si ton anxiété grimpe parfois soudainement à l’idée de la soirée qui s’annonce. La tristesse qui t’étreint le cœur n’est pas non plus en reste. Forseti s’en tient à sa table, pianote sur son ordinateur ; tu supposes qu’il travaille. Lorsque tu t’apprêtes à fermer, il se propose pour t’aider à ranger et nettoyer. Tu acceptes sans protester. Ton énergie n’est pas ce qu’elle était, en ce moment. Vous sortez ensuite dans la nuit glaciale, et tu regrettes de ne pas rentrer chez toi immédiatement. Forseti te conduit à travers quelques rues, jusqu’à un petit restaurant qui, de l’extérieur, ne paie pas de mine. Tu te demandes s’il a volontairement évité tous les endroits où tu as pu aller avec Máni. Vous entrez et tu comprends que c’est un genre de fast-food, rien de particulièrement raffiné. Tant mieux.
« Y a pas plus adapté que le gras quand on est triste. Le meilleur remède que j’ai jamais trouvé », te déclare-t-il.
Tu hoches la tête.
Vous vous asseyez, et tu lui demandes d’une voix neutre :
« Qu’est-ce qui te laisse penser que je suis triste ? Je pourrais déjà être passé à autre chose.
— Tu pourrais, te rétorque-t-il d’une voix tout aussi neutre. Mais je sais que tu l’aimais. Beaucoup. Et de mon humble expérience, ça fait sacrément mal. »
Tu sens les larmes te monter aux yeux et détournes le regard vers le menu affiché. Tu ne réponds pas. Après tout, c’est toi qui a posé la question.
Beaucoup de plats avec de la viande, mais tous semblent accompagnés d’une alternative végane. Le serveur s’approche de vous et tu commandes un burger avec du seitan pané, une crème à la ciboulette et du concombre mariné. Par amitié pour toi, Forseti choisit un burger végétarien.
« Alors ? Qu’est-ce qui t’amène ? lui demandes-tu. Je ne pensais pas te revoir. »
Il cherche ses mots durant quelques secondes, comme s’il ne savait par quoi commencer.
« J’ai beaucoup hésité. J’étais inquiet pour toi. Pas parce que je pense que tu n’es pas capable de t’occuper de toi-même, c’est juste que… ce genre de période… c’est pas facile. Je voulais juste voir comment tu allais. J’espère que c’était pas trop… douloureux de me voir.
— Si, rétorques-tu. Mais j’apprécie l’intention. »
Tu lui offres un demi-sourire.
« Est-ce que… Máni sait que tu es là ? » le questionnes-tu.
Prononcer son prénom à voix haute te fait mal. Plus mal que ce que tu pensais.
« Nop. Il n’a pas besoin de tout savoir, si ? » te questionne-t-il d’une moue rieuse.
Cela te rassure sur le fait qu’il ne soit pas venu te voir uniquement pour évoquer son frère. De ton côté, tu ne demanderas pas de ses nouvelles.
« Comment vas-tu ? t’enquiers-tu finalement.
— Boarf, toujours pareil. La routine. Je ne te retourne pas la question, je suppose. Sauf si tu veux en parler. »
Il te jette un regard en biais, interrogateur.
« C’est dur. Mais ça passera. »
Cela te fait du bien d’avoir quelqu’un avec qui discuter, même si tu ne dis pas grand-chose.
« J’en suis sûr. Tu t’en sors, avec ton café ?
— Oui, ça va. Pas parfait, mais ça va. Comment vont les autres ?
— Tout le monde va bien ! Je pense que tu risques de croiser Liz’ un de ces jours. Elle n’a pas osé venir, mais si tu es d’accord, je peux lui dire que ça ne te dérange pas. »
Tu considères sa proposition quelques instants. Après tout, pourquoi pas. Pourquoi te priver de personnes que tu as rencontrées et appréciées seulement parce qu’elles sont liées à lui ? Il n’est pas obligé de venir quand tu les vois. Tu avais bien dit que tu comptais créer de nouvelles relations, fournir des efforts en ce sens.
« Bien sûr. Je l’apprécie.
— Cool ! Ça lui fera plaisir. Quand elle a appris, elle était dans tous ses états. Dieux merci Máni n’était pas là, je pense qu’elle l’aurait étranglé », te raconte-t-il en riant.
Tu esquisses une grimace lorsqu’il évoque son nom, et il t’offre un sourire d’excuse.
Passée la douleur d’entendre parler de votre rupture, tu lui rends finalement son sourire, content de savoir que quelqu’un d’autre que toi s’est senti en colère contre lui. Tu ne pourrais pas dire pourquoi exactement, mais cela te fait du bien. Comme si cela confirmait qu’il avait été le fautif dans l’histoire. Une pointe de culpabilité émerge tout de même, car tu as conscience, rationnellement, qu’il est quelqu’un de décent, tu as pu le constater, et tu sais qu’il souffre, mais ta colère te permet de continuer à avancer pour le moment.
« Ça ne m’étonne pas. Elle a l’air d’avoir du caractère. Comment vous vous êtes rencontrés ?
— Máni. Il l’a croisée de temps en temps à travers le boulot, ‘me semble. Il ne lui a probablement pas adressé la parole, mais tu l’as vue, elle a dû essayer de lui parler la deuxième ou troisième fois. Peut-être même la première ! Un jour, elle était là, à une réunion entre amis. Il y avait moi, Val’, peut-être Fernando. Mon frère a dit qu’elle ne lui avait pas laissé le choix et je le crois volontiers. Elle n’est jamais repartie, après ça. Je l’ai tout de suite adoré. Et je pense que c’était le coup de foudre avec Fernando. De son côté à elle, en tout cas. Ça a été un super ajout au groupe.
— C’est une belle histoire », déclares-tu, songeuse.
Tu imagines sans mal la scène, et Máni, trop embarrassé pour empêcher sa nouvelle amie de venir avec lui alors qu’elle l’avait décidé. Involontairement, cela t’attendrit. Tu aimerais avoir la confiance d’Elizabeth, ou la capacité à faire semblant, au moins.
Vous continuez à discuter de choses et d’autres, de la vie de Forseti. Tu en apprends plus sur lui, sur sa famille, ses relations. Sans surprise, il connaît un nombre incalculable de personnes, s’entend avec tout le monde, et préfère les activités en extérieur. Il t’est difficile de poser des questions tout en évitant d’aborder Máni, mais tu t’en sors plutôt bien, et il te fait la grâce de ne le mentionner que rarement. Tu apprends aussi qu’il n’est pas du genre à s’engager dans des histoires d’amour traditionnelles. Tu comprends, à demi-mots, qu’il préfère vivre seul, et avoir plusieurs relations stables, qu’il voit de temps en temps. Il utilise le terme « polyamour », et se sent obligé de préciser que toute personne impliquée a donné son consentement libre et éclairé, et qu’il ne prend personne en traître. Tu ne l’aurais de toute façon pas imaginé comme pouvant tromper délibérément quelqu’un. Cela ne t’étonne pas non plus qu’il ait plusieurs relations : il a toujours l’air d’aimer tout le monde, de vouloir tout découvrir. Tu ne peux t’empêcher de te questionner, et de l’interroger :
« Je ne demande pas ça de manière offensante, mais… est-ce que vous avez un problème avec l’engagement, dans ta famille ? »
Il te regarde d’abord avec perplexité, puis éclate de rire. Ses tressautements se muent en fou rire, et il n’arrive plus à s’arrêter. Maintenant, c’est toi qui te sens un peu vexé.
« Oh dieux, désolé, souffle-t-il finalement. C’est juste que quand tu connais ma famille, c’est vraiment… hyper drôle. Je vais t’expliquer. Donne-moi une minute. »
Il s’essuie les yeux, puis vide un verre d’eau d’une traite.
« Wouaw. Désolé. Bon. Je pense que ce que tu es en train de dire, c’est que Máni a un problème avec l’engagement. Et pour être honnête, oui et non, mais c’est un autre sujet. Je peux comprendre pourquoi tu penses que je suis du même genre, mais je peux t’assurer que je suis parfaitement engagé avec chaque personne que j’aime. De l’extérieur ça peut rendre perplexe, mais je suis lié à chacun·e, et je trouve un équilibre pour essayer de faire en sorte que tout le monde soit heureux. Je n’ai pas envie de vivre avec quelqu’un, ou de rester seulement avec une personne, mais ça n’implique pas que je veuille échapper aux responsabilités. C’est pas comme ça. Je veux être quelqu’un de stable et de fiable. À propos de ma famille maintenant, c’est très drôle que tu dises ça parce que mon père a passé toute notre enfance à nous rebattre les oreilles de l’importance de l’engagement et de prendre ses responsabilités. Il est, allez, à peu près l’homme le plus responsable du monde, toujours à parler de devoir ci et de devoir ça. Je l’aime beaucoup, mais il est vraiment saoulant. Ma mère est plus subtile, mais globalement, elle partage ses convictions. Donc non, on n’a définitivement aucun problème avec l’engagement dans ma famille, c’est plutôt l’inverse. Maintenant, Máni, c’est autre chose. Tu veux savoir pourquoi ? »
Tu hésites. Après tout, quel intérêt de remuer le couteau dans la plaie ? D’en apprendre plus sur sa façon de voir les choses, de mieux le connaître. Tu n’as pas besoin d’appréhender sa perspective. Tu risques d’avoir de l’empathie pour lui, et cela te fera basculer définitivement du côté de la tristesse, et plus tellement de la colère. Malgré tout, tu veux savoir. Tu l’aimes, toujours. Tu veux le comprendre, comprendre chacune de ses pensées, comprendre comment vous en êtes arrivé·e·s là.
« Allez, vas-y.
— C’est pas tellement que Máni a peur de l’engagement. En fait, je pense qu’il est probablement le plus proche de notre père. Le devoir et tout ça, il comprend ces concepts mieux que moi. On dirait plutôt qu’il a peur de lui-même. Comme je te l’avais dit la dernière fois, il n’a pas eu une vie facile. Il a vu des choses… compliquées, et il a peur de les reproduire s’il ne fait pas assez attention. Je ne devrais pas dire ça sans son accord, mais il me pardonnera, on n’est pas frère de sang. Il avait cinq ou six ans quand mes parents l’ont adopté. Il n’a jamais vraiment parlé de comment c’était avant, à part avec son psy des années plus tard, mais je suppose que ce n’était pas très joli. Et je pense qu’il est complètement terrorisé à l’idée de reproduire les choses qu’il a vues. Comme un genre de… malédiction ? Peut-être qu’il pense que c’est dans son sang. La thérapie a beaucoup aidé, et je pensais qu’il avait fait la paix avec ça, mais apparemment pas. »
Tu l’interromps, la voix tremblante.
« Il a dit quelque chose à propos de… l’intensité de ses sentiments, et la peur d’être une mauvaise personne, quelque chose comme ça…
— Yep, ça lui ressemble bien. Tu as probablement dû comprendre, maintenant, mais c’est quelqu’un de super anxieux et déprimé. En tout cas il était comme ça. Les choses se sont beaucoup améliorées, et ces dernières années il avait l’air… plus tranquille. Peut-être qu’il lui fallait plus de temps, ou autre, avant que ce soit vraiment le cas. Peut-être qu’il ne le sera jamais et qu’il devra apprendre à vivre avec ça. Je sais pas. Ce que je veux dire c’est que, et j’essaie pas de le défendre, il n’est pas juste peureux, il est flippé de manière irrationnelle. Et je suis vraiment triste qu’il pense devoir agir comme ça et abandonner son propre bonheur à cause de ça. Ça paraît débile. Et injuste. Je ne peux pas être en colère contre lui pour ça, parce que je comprends, mais je déteste les situations dans lesquelles il se met. Je ne peux pas imaginer ce qu’il traverse en ce moment. Je l’ai à peine vu ces derniers jours. Et le fait qu’il souffre n’excuse pas la douleur qu’il t’a causée, ce n’est pas ce que je veux dire. Mais c’est mon frère. Et je l’aime. J’espère juste que les choses s’amélioreront. Il n’est pas idiot, il a au moins appelé son psy. Je pense. J’espère que ça aidera. Et je suis vraiment désolé pour tout ce qu’il te fait subir. Je veux juste que tu saches que ses sentiments étaient sincères, c’est tout.
— Je n’ai jamais douté de ça », lui réponds-tu dans un souffle.
Tu avais raison, tu n’aurais pas dû demander. Maintenant, ton cœur se brise pour lui, tu voudrais le réconforter, l’aider à traverser ces épreuves, lui dire que tout ira bien. Mais il ne t’a pas laissé le choix. Il a délibérément décidé de t’écarter de sa vie et tu n’iras certainement pas pleurer à ses pieds pour le faire changer d’avis. Chacun est responsable de soi. Cependant, sa souffrance est ta souffrance. Tu comprends ce qu’il affronte. Tu as vécu des choses similaires, tu as franchi les mêmes étapes, et tu as fait la paix avec ton passé. Tu sais que tu ne peux pas exiger que tout le monde avance à un rythme proche du tien. C’est justement parce que tu comprends parfaitement ce qu’il ressent que tu voudrais l’aider. Tu es peut-être la seule personne autour de lui qui a expérimenté sa détresse de l’intérieur. Tu aurais aimé trouver quelqu’un comme cela près de toi dans les pires moments. Tu sais qu’il est bien entouré, que ses amis sont des gens bien. Son psychologue est certainement compétent. Malgré tout, tu ne peux t’empêcher de t’inquiéter, comme Forseti. L’évocation de toute cette douleur qu’il doit ressentir, des abîmes de désespoir où il erre peut-être, te brouille les yeux. Tu retiens le plus gros de ta tristesse, mais une larme, unique, coule sur ta joue.
« Je suis vraiment désolé, quel crétin, je n’ai pas dit ça pour que tu te sentes mal s’affole Forseti. Je ne dis pas du tout que tu devrais aller le voir ou essayer de le contacter ou quoi que ce soit du genre ! Je suis désolé, j’ai encore pas réfléchi avant de parler. Dieux, Máni me tuerait s’il était là. Et Liz’ aussi probablement. Je voulais juste… Je voulais juste parler avec quelqu’un de mes inquiétudes, et tu es devenu une des personnes qui le connaît le mieux et… j’ai baissé ma garde, désolé.
— Je comprends », réponds-tu.
Tu peux voir qu’il se sent sincèrement coupable.
« C’est moi qui t’ai donné la permission d’en parler. Je suis triste, mais ce n’est pas la rupture. Enfin, si, aussi, mais ce que je veux dire c’est que comme toi, j’ai mal qu’il souffre. Et je suis vraiment triste de ne pas pouvoir être à ses côtés pour le soutenir. Je déteste le fait qu’il m’ait exclue de sa vie dans un moment où il a le plus besoin d’attention. Quel idiot. »
Devant ta réponse, Forseti se calme. Tu n’as pas l’air en colère, et tu ne t’apprêtes pas à fondre en larmes à nouveau. Comme la dernière fois, il paraît touché par la sollicitude que tu portes à son frère. Tu te demandes si, dans un monde idéal, tu pourrais devenir ami avec Máni dans le futur. Si tu pourrais continuer à jouir de sa présence, de la merveilleuse personne qu’il est. Ce qui est certain, c’est que pour le moment tu t’en sais parfaitement incapable. Tu crois honnêtement que ce seras toujours le cas, car tu ne visualises pas un univers dans lequel tu ne serais pas éperdument amoureuxse de lui. Trop pour te contenter d’une amitié simple alors que tu voudrais connaître toutes ses pensées, toutes ses souffrances, toutes ses joies. Faire partie de son quotidien, lui prodiguer tout un tas d’attention pour rendre sa vie plus belle, plus heureuse. Non, pour le moment, il est parfaitement inenvisageable de renouer avec lui ainsi.
« Je suis sincèrement désolé qu’il t’ait fait du mal. Vraiment. Je suis content de passer du temps avec toi, et j’espère qu’on pourra se revoir dans le futur. Évidemment je comprendrai que tu aies besoin de temps, et d’espace, ou si tu voulais couper tout lien avec quoi que ce soit en rapport avec Máni. Je veux juste que tu saches que j’aime ta compagnie, et que je serais heureux de te compter parmi mes ami·e·s. Voilà. C’est tout. »
Tu sens qu’il est gêné, et tu apprécies son honnêteté. S’il parle sans détour, évoquer ses sentiments est toujours une tâche plus compliquée, même s’il a l’air de mettre un point d’honneur à essayer. Tu aimerais devenir plus comme lui. Peut-être qu’à son contact, tu apprendras plus facilement.
« Merci, Forseti. Même si ça fait un peu mal, je suis content de te voir aussi, et je le serai toujours. Tu peux venir au salon quand tu en as envie, et je suis partante pour tout plan que tu aurais dans le futur, si ce n’est pas trop n’importe quoi. Je suis le genre de personne qui trouve difficile de rester en lien, mais je suis toujours touché si quelqu’un pense à moi. Contacte-moi quand tu veux. J’apprécie ta compagnie aussi », conclus-tu en souriant.
La soirée se poursuit et vous continuez à discuter de sujets plus légers. Vous ne revenez pas sur Máni. La situation est telle qu’elle est ; vous ne pouvez rien y changer. Forseti persévérera à le soutenir comme il le peut, alors que tu essaieras d’oublier du mieux que tu le peux.
Vous finissez vos repas, puis il te raccompagne jusqu’à ta rue. Il n’est pas encore très tard, mais tu travailles demain et ne veux pas rentrer à point d’heure.
« C’était chouette de te voir, énonce-t-il juste avant que vous vous sépariez.
— Merci, Forseti. Je crois que j’avais besoin d’un ami, et de sortir un peu. Et ça m’a fait du bien d’avoir quelqu’un à qui parler, même de ce qui est difficile ».
Il s’apprête à te serrer dans ses bras pour te dire au revoir, puis se ravise.
« Ah oui c’est vrai, tu es le genre de personne qui n’aime pas le contact. »
Il se retient d’ajouter « Sauf pour Máni ». Tu y as pensé en même temps. C’est un peu plus compliqué que cela, mais il est vrai que Máni était une exception. Tu chasses rapidement cette intrusion de ton esprit. Forseti tend son poing devant lui, et tu l’effleures avec le tien.
« À plus. Prends soin de toi. Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit, déclare-t-il en partant.
— Toi aussi ! » lances-tu dans son dos.
Tu rentres chez toi, et tu te sens un peu moins vide que les jours précédents. Tu décides de ne pas trop pousser ta chance et te couches rapidement. Pour la première fois depuis longtemps, tu lis quelques pages, sans revenir aux trois mêmes lignes en boucle. Tu t’endors peu après, sans ruminer. Tes efforts pour ne surtout pas penser à ce que t’a révélé Forseti ont porté leurs fruits.