Chroniques du vieux moulin - Tome 1 : Rupture
Chapitre huitième
Dans la petite salle à manger de Hautesherbes, les fenêtres avaient été ouvertes en grand pour accueillir la douce chaleur du soleil. L’automne roussissait déjà la verdure, mais la température demeurait estivale. Un léger courant d’air, qui entrait avec la lumière, emmenait même le chant délicat des oiseaux.
Astien, le serviteur personnel de Sylvert Groëe, apporta le petit déjeuner sur un large plateau. Il déposa le lait, le thé ainsi que le pain et la confiture au centre de la table, puis se retira. Autour de la collation se tenaient Sylvert, la petite Mélorianne et le prêtre vert Alcédias. Théophore ne s’était pas présenté, alléguant qu’il était rentré tard de son expédition. Le maître de la maison, rasé de frais et vêtu d’un pourpoint finement taillé, s’adressa à sa fille avec la prévenance qu’il manifestait toujours pour elle :
« J’ai fait venir la marmelade de mure tout spécialement de Ronceraie, Mélorianne, je sais que tu l’aimes beaucoup ! »
Arborant un sourire jusqu’aux oreilles, l’enfant se servit une grosse tranche de pain qu’elle gratifia d’une épaisse couche de confiture. Une mure presque entière se décrocha de la cuillère et roula sur la table, traçant une traînée violacée sur la nappe blanche. Alcédias arrêta la petite d’un regard dur. Méloriane se reprit, ramassa le fruit du bout des doigts et le déposa sur le coin de son assiette. Puis, saisissant fourchette et couteau, elle entreprit de découper délicatement sa tartine. Le prêtre vert se redressa, le visage pénétré d’une légère satisfaction.
Sylvert remarqua un pli placé à côté de lui et s’adressa à son serviteur. Astien, pour ne pas déranger, s’était retiré dans le fond de la pièce.
« Qu’est-ce ? Je ne vois pas de cachet… »
Le domestique s’approcha, puis répondit obligeamment :
« Monseigneur, votre fils Théophore a déposé ce document tard dans la nuit. Il a bien précisé de vous le remettre à la première heure. Cela semblait important…
— Merci, Astien, vous pouvez disposer. Alcédias, voulez-vous bien dire la prière du matin. »
Le prêtre vert commença à égrener les noms du Dieu et des ancêtres, préliminaire à toute prière. Pendant ce temps, Sylvert décacheta la lettre et la déplia. Mélorianne, libérée de l’attention vigilante du clerc, saisit ce qui restait de sa tartine et y croqua à pleines dents. Dans la litanie qui s’écoulait de la bouche de l’ecclésiastique, les yeux de Sylvert tombèrent avec perplexité sur les barbouillages qui maculaient le papier. Il mit quelques instants avant d’y découvrir les mots, plus encore pour comprendre que les vagues formaient des phrases. Il déchiffra en ânonnant. Sa lecture lui prit la moitié du bénédicité, au milieu duquel il se leva en gueulant :
« Ah, le fot-en-cul ! »
Fulminant dans sa barbe et lâchant de grossiers jurons, il quitta la tablée à grands pas. Le sourire de Mélorianne, couvert de confiture, se figea. Elle baissa tristement les yeux. Alcédias cessa sa lecture et referma violemment son livre : il n’y a donc plus aucun respect pour la prêtrise dans cette maison !
Sylvert courut à son petit cabinet. La porte claqua derrière lui et la clef tourna dans la serrure. Le seigneur de Hautesherbes jeta la lettre sur son bureau. Son geste fit s’envoler les documents qui s’y tenaient, maladresse commentée par une nouvelle bordée d’injures. Il entreprit d’arpenter la pièce, sacrant dès que ses yeux se posaient sur les pattes de mouche de son fils. Soudain, Sylvert s’immobilisa : il venait de songer à Laval. De se pencher sur une seconde contrariété calma le vieil homme. Cette information le concernait aussi. Il s’arcbouta contre le châssis de la fenêtre pour mieux réfléchir. En face de lui, des prairies encore verdoyantes s’étendaient et, vers la droite, on apercevait le moutonnement de la mer en contrebas.
Comment annoncer au seigneur Vignonel que leur si belle lettre était un cuisant échec ? Il s’était inquiété de n’avoir plus de nouvelles du héraut Innocent depuis qu’ils l’avaient envoyé, mais la connaissance de ce qui lui était arrivé se trouvait bien pire que de ne pas savoir. Une telle défaite allait lui faire perdre le soutien de Laval, c’était certain. Alors que Sylvert roulait ces mauvaises pensées dans sa tête, quelqu’un toqua à la porte de son bureau. Le maître des lieux se tourna vers l’entrée et renvoya l’inconvenant d’un cri. Il attendit quelques secondes afin de s’assurer que le malotru avait bien déguerpi, puis baissa le regard sur la lettre de Daogan. En la voyant, il décida de la relire, peut-être quelque détail lui avait-il échappé, camouflé dans les sinuosités de la graphie incertaine. Il se pencha donc une nouvelle fois sur le pli et en déchiffra l’écriture brouillonne :
Très chers seigneur des poissons & son écailleux voisin,
J’ai peiné à trouver un second messager pour pallier la déficience du premier. Le héraut Innocent s’est en effet senti si bien dans la forêt qu’il a préféré s’enfermer lui-même dans une cage plutôt que d’être renvoyé à vos côtés. J’ai bien tenté, et par de multiples moyens je vous jure, de le faire changer d’avis, mais le malotru a décidé de cesser de manger pour me convaincre. Il a si bien agi que je me suis finalement rangé à ses arguments. Je le conserve donc et vous le réexpédierai lorsque j’aurai quelque chose d’important à vous communiquer, non de simples politesses comme je le fais aujourd’hui.
Seigneur Laval, comme je crois que l’affaire vous intéresse, sachez que les travaux avancent bien et que la construction du mur va bientôt commencer. La place forte de Castel-à-bois sera solide, tout comme la volonté que je porte de la diriger avec toute la justesse et la droiture possible.
Votre dévoué Daogan le guerrier, seigneur de Castel-à-bois.
Sylvert tapa du poing sur le bureau, finissant d’envoyer voler les derniers feuillets qui le recouvraient. Rien, il n’y a décidément rien de bon ! Il allait balancer le courrier, quand il se rappela la lettre que le héraut Innocent avait acheminée à son fils. La vocation de celle-ci était d’effrayer Euphème, plus que de posséder un contenu pertinent. Sylvert en était resté là, si bien qu’un élément lui était sorti de l’esprit. Ils avaient écrit, si son souvenir s’avérait exact, que s’il ne quittait pas les terres du vieux moulin, plus jamais il ne porterait le nom de Groëe. Donc, si Euphème n’obéissait pas, il n’avait qu’à le renier. Avec cela c’était certain, Laval Vignonel demeurerait dans son camp et ne l’accuserait pas de complaisance envers son fils et sa traîtrise. Le seigneur de Vignevaux connaissait trop l’importance de la famille dans les milieux aristocrates pour cela.
Sylvert se rassura en tournant cette pensée dans son esprit. Répudier un enfant n’est pas une mince affaire, mais il se sentait si éloigné de son aîné que cela ne lui paraissait finalement pas si dramatique. Et puis, entre ce Daogan le guerrier et la conservation de son alliance économique avec Laval Vignonel, il n’y avait pas à hésiter !
* * *
Trois jours étaient passés. Sylvert Groëe avait écrit à son voisin de Vignevaux pour lui transmettre le refus de son fils ainsi que sa détermination toujours ferme de le renier. Il avait terminé en expliquant que cette perte de son rejeton ne serait plus qu’une formalité dès que le Seigneur Souverain leur aurait communiqué son soutien, comme il l’avait promis à Laurendeau.
Messire Laval Vignonel avait répondu par un courrier plein d’humour comme il savait si bien le faire. Néanmoins, on y sentait percer à la fois la joie de posséder des enfants qui, eux, suivaient le droit chemin ; ainsi que le regret de voir son ami en si fâcheuse posture. Il lui faisait aussi part de ses embarras, concernant la ville de Geraint. Ces difficultés, comme il disait, l’éloigneraient pour un temps de chez lui.
Sylvert, pâle et amaigri, attendait impatiemment des nouvelles du Seigneur Souverain. Il jurait se porter à merveille, mais son attitude tendait à prouver le contraire. Il ne restait que peu en compagnie des autres membres de la famille et s’enfermait souvent avec Alcédias, le prêtre vert, pour prier dans sa chambre. Théophore s’inquiétait pour son père, espérant que tout rentrerait dans l’ordre dès que Daogan obtiendrait les droits de propriété pour le vieux moulin. Mélorianne, la petite, ne se rendait pas trop compte de ce qui se passait.
Cette attente forcée cessa un beau jour, lorsqu’Astien annonça la venue du Sénéchal Bélésaire Viqueford. Il n’était pas loin de midi quand le domestique prévint Sylvert de l’approche d’un bourrin monté par un ogre bedonnant. Le seigneur de Hautesherbes n’eut pas besoin d’y regarder à deux fois : il s’agissait bien du Sénéchal. Il réprimanda Astien pour sa description si peu flatteuse d’une personnalité aussi illustre, puis s’attela à ordonner tous les préparatifs pour son arrivée.
Quelques instants plus tard, la grande cloche tinta et le cavalier entra dans la cour. Bélésaire était un homme replet plus que musclé, pourvu d’une imposante barbe noire. Son physique le rendait facilement reconnaissable, si bien qu’il était connu dans toute la Cannirnosk. À sa mise en fonction, on s’attendait à voir son embonpoint disparaître rapidement à cause de la fréquentation intense des routes que sous-entendait son poste, mais son amour des auberges lui avait permis d’éviter ce sort.
Sylvert se présenta sur le perron et envoya Astien s’occuper de la monture. Le jeune homme dévala les marches et attrapa le licol du cheval. Large comme deux coureurs, la bête surmontait Astien d’une bonne tête. Le Sénéchal s’en laissa tomber lourdement. Sa chute souleva un nuage de poussière. Il en sortit, pantelant, et s’essuya le visage au moyen d’un épais mouchoir. Il marqua une pause au bas de l’escalier le temps de se tourner vers Astien pour l’exhorter de prendre soin de son pur-sang, avant d’entamer l’ascension, poussif et sacrant comme un diable. Sylvert, qui voyait son invité peiner dans la montée, hésita à lui porter secours puis se raccrocha à la bienséance. Il l’attendit posément sur le perron, l’air aussi digne que possible. Bélésaire Viqueford parvint finalement en haut, où il tendit les bras vers son hôte :
« Sire Groëe ! »
Sylvert, qui connaissait les mœurs du bonhomme et qui savait comment le prendre, le gratifia d’une accolade généreuse et l’invita pour une petite collation. À peine arrivé dans la pièce commune, les domestiques lui servirent du vin rouge, du pain et de quoi tartiner – fromage et jambon cru. Le Sénéchal s’affaissa sans cérémonie et commença à dévorer.
Le seigneur de Hautesherbes, debout en face de lui, espérait qu’il allait parler en mangeant, mais il n’en était rien. Après la disparition pure et simple de trois grosses tranches bien garnies, Sylvert décida de s’asseoir. Il se prépara une tisane en laissant infuser des fleurs d’aubépine. Le temps que l’eau s’imprègne des saveurs de la plante, il tenta d’engager la conversation. Il questionna Bélésaire sur son voyage et s’enquit de nouvelles de la capitale. Le Sénéchal lui répondit la bouche pleine, n’usant que de monosyllabes, si bien que l’hôte finit par se décourager. Ce qui se trouvait sur la table fut rapidement englouti et Bélésaire demanda lui-même à ce qu’on lui en fournisse de nouveau. Les serviteurs s’exécutèrent sans rechigner. Malgré la température, Sylvert se réchauffait les mains sur sa tasse. Il agissait par habitude plus que par réel besoin. Les yeux dans le vague, il songeait à son fils. Il voulut porter la tasse à sa bouche à plusieurs reprises, mais l’odeur du fromage imprégnait trop l’atmosphère pour qu’il puisse déguster sa tisane.
Enfin, lorsque la table fut pillée pour la seconde fois, le Sénéchal sembla avoir assouvi sa faim et sa gourmandise. Il vida d’un trait son verre de vin puis se tourna vers Sylvert et lui dit, le plus naturellement du monde :
« Bon, ne mettons pas plus de temps entre nous et notre propos. Il me semble convenable à présent de débattre. »
Il fouilla dans son sac et en sortit une lettre. Il la décacheta, l’ouvrit et s’y plongea. Il semblait prendre mesure de son fond avant de la prononcer à voix haute, afin, sans doute, de ne pas se tromper dans l’intonation à donner. Sa bouche se mouvait en même temps que ses yeux happaient les mots, mais sans bruit. Sylvert ne parvenait à deviner que quelques syllabes simples, sans grande signification. Enfin, après un temps qui parut au maître des lieux une éternité, le Sénéchal Bélésaire Viqueford se racla la gorge et lut d’une voix monocorde :
« Cher seigneur Groëe, après étude de ce qui se déroule dans votre famille, il nous semble opportun de réagir, car telle querelle n’est pas bonne pour la Cannirnosk. Nous vous avons laissé, votre fils et vous, débrouiller cela seuls un temps, mais visiblement sans réussite aucune. Voilà pourquoi un pli a été envoyé à Euphème Groëe, lui intimant de se présenter à Landargues sous sept jours, afin de nous y rencontrer. Son courrier ne contient pas plus d’information, si ce n’est la connaissance intuitive que telle demande ne peut être refusée sans que de malheureux événements n’en résultent. »
Le Sénéchal marqua une pause pour remplir son verre de vin et le descendre goulûment. Il continua, une main sur la bedaine :
« Où en étais-je ? Ah oui, voilà. »
Il se racla la gorge. Sylvert écoutait, tête baissée pour mieux se concentrer.
« Néanmoins, nous donnerons ici plus de précisions : les actes de votre fils sont intolérables, tant pour votre famille que celle Vignonel qui se trouve amputée d’une part de ses terres. Punition lui sera infligée, dont la moindre, s’il s’associe à la vision de son Souverain, sera d’aller reprendre poste dans les Marches. Respectueusement, Alphidore de Pal, Seigneur Souverain. »
Sylvert leva les yeux de sa tasse et demanda :
« C’est tout ? »
Il portait sur le visage l’étonnement de l’ingénu. Bélésaire Viqueford remua du chef :
« Oui, monseigneur. »
La physionomie de Sylvert, après la surprise, marqua une joie juvénile :
« Merci, j’en suis heureux ! Ainsi mon fils ne pourra plus reculer : à ma volonté il peut s’opposer, mais pas à celle du Seigneur Souverain. Merci Sénéchal ! (Il s’avança et lui serra vigoureusement la main.) Rasseyez-vous, je vous en prie. Nous allons grignoter ; je suis affamé, pas vous ?
— Ma foi, messire, c’est bien là une proposition que je ne refuse jamais.
— Astien, de quoi nous sustenter voulez-vous. Et du vin aussi ! »
* * *
Les deux hommes firent bombance. Sylvert, un peu timide au début, se montra plus expressif après l’ouverture de la deuxième bouteille. La table fut bientôt recouverte de tranches de pain à demi mâchées, de verres vides et autres reliefs de leur gueuleton.
Le nez rougi et les mains sur le ventre, le Sénéchal répétait pour la quatrième fois qu’il allait décamper, qu’il ne devait pas s’attarder. Sylvert acquiesçait bêtement, fatigué par l’excès de boisson. Après quelque temps de repos, pendant lequel les deux nobles fixèrent l’espace devant eux d’un air vague, Bélésaire Viqueford se dressa brusquement : il partait !
Sylvert se leva aussi, tangua un instant, puis se fit un devoir de précéder son hôte. Il trottinait un peu ridiculement au-devant du gros Sénéchal qui se déplaçait à pas pesants. Ils traversèrent salle à manger et couloirs sous le regard ébahi de la domesticité, Astien en tête. D’un claquement de doigts, Sylvert envoya un des employés de maison chercher le cheval de leur invité. Le pauvre jeune homme n’était que garçon de cuisine et non préposé aux bêtes, mais le seigneur de Hautesherbes ne voulut rien entendre. Le larbin courut donc aux écuries et tenta, cahin-caha, de harnacher le large bourrin de Bélésaire Viqueford. Les autres serviteurs n’osaient pas l’aider, de peur d’aller à l’encontre d’un ordre de leur maître. Sur le seuil, en haut des marches, Sylvert Groëe et le Sénéchal patientaient le plus noblement possible. Derrière eux, les domestiques se tassaient pour ne pas en rater une miette.
Après quelques minutes, Sylvert fit chercher des sièges. Il ne parvenait plus à rester debout et se trouvait gêné de devoir se rattraper à son hôte dès qu’il perdait l’équilibre. Le garçon de cuisine sortit des écuries au moment où les fauteuils arrivaient. Le Sénéchal se rua en avant, dégringola les degrés et caracola lourdement jusqu’à sa monture. Sylvert regarda les sièges avec nostalgie, puis suivit tant bien que mal son invité. En bas des marches, le bourrin était ficelé comme un saucisson : le sanglon rentré dans la panse et le pommeau un peu de travers. Bélésaire Viqueford sembla ne pas s’en rendre compte et ordonna à grands gestes qu’on lui cherche un marchepied. Le pauvre garçon de cuisine galopa derechef en trouver un. Sylvert, qui arrivait tout juste, proposa à Bélésaire de lui faire la courte échelle. Puis, considérant la carrure du Sénéchal, il beugla pour que l’on aille quérir Niziaire. Il bafouillait, tantôt à voix haute tantôt dans sa barbe, pour justifier son action :
« Vous allez voir, le gaillard est grand comme ça ! Il est bien un peu chauve, mais il vous portera comme si vous étiez une plume. »
En définitive, le garçon de cuisine, un peu emmêlé dans son tablier, parvint à sortir le marchepied. Le Sénéchal s’y hissa avec la grâce de l’homme qui aime la ripaille, salua l’assemblée d’un geste ample, puis s’en alla.
La quiétude retrouva sa place avec le départ de Bélésaire Viqueford. Les domestiques retournèrent à leurs activités, le petit valet se terra dans un coin, seul Sylvert resta au-dehors. Il regardait, songeur, la face un peu rougie, le gros cheval et son cavalier s’éloigner. Il se sentait bien d’avoir bu et mangé plus que son saoul. C’était chose rare, surtout depuis la mort de son épouse. Après cette perte, Sylvert s’était plongé, peut-être sous l’influence de son ami Laval, dans la consommation de thés, d’infusions, plus occasionnellement de liqueur. De nature, il n’était que peu porté sur le vin et la charcuterie. Cependant, une bonne muffée et une indigestion de cochon redonnaient du cœur !
Le seigneur de Hautesherbes se noyait ainsi dans ses pensées, appuyé contre le mur de la grand-porte, les cheveux voletant dans la brise, un peu mélancolique de se retrouver seul. Décidément, la vie est meilleure à deux ! Bientôt, son regard fut accroché par un ample nuage de poussière à l’opposé de celui formé par le Sénéchal. Ce mastodonte de fumée paraissait approcher, la queue battant au vent. Sylvert y fixa son attention et aperçut au travers les traits flous de quatre cavaliers. Au vu de leur direction, ils ne pouvaient cheminer que vers Hautesherbes, car la route qu’ils suivaient ne menait qu’à la forteresse. Les minutes passèrent et la distance qui séparait Sylvert de la troupe s’amenuisa. En forçant les yeux, le vieil homme crut reconnaître une figure connue.
« Non, ne me dites tout de même pas que… »
Comme il ne voulait décidément pas y croire, il sortit ses binocles de la poche de son pourpoint – celles qu’il ne chaussait habituellement que pour déchiffrer de vieux manuscrits –, s’avança de quelques pas et fixa de nouveau le groupe en approche. Une bordée de juron lui échappa : non mais qu’est-ce qu’il vient faire ici, celui-là !
D’une démarche rapide, bien que tremblante, il remonta les marches du grand escalier.
Daogan était heureux. Il humait le grand air et chantonnait à voix grave. Derrière lui, deux de ses soldats entouraient le héraut Innocent. Le pauvre homme, affalé sur sa selle, se cramponnait difficilement à la crinière de sa monture. Son visage, hâve et émacié, surmonté de sa touffe filasse, faisait peine à voir. Malgré cela, le jeune messager affichait un léger sourire, de celui que pouvaient arborer les prisonniers de guerre au sortir de geôle. Une face un peu folle, détruite, mais qui espérait un retour à la vie.
Les quatre cavaliers passèrent le portail. Sylvert les dominait, perché encore en haut des marches. Daogan arrêta son cheval au milieu de la cour et les hommes derrière lui l’imitèrent. Il donna un ordre que son père ne put entendre. Innocent pressa sa monture afin de la remettre au pas. Arrivé devant le grand escalier, le héraut se laissa tomber du coureur plus qu’il n’en descendit, rattrapé de justesse par un serviteur qui emmena ensuite le cheval dans l’écurie.
Innocent chancela un peu, puis se mit à marcher. Ses loques lui pendaient sur le corps, elles affichaient des traces d’usure et de déjection. Le jeune homme monta les marches une à une, tirant la grimace à chaque degré. En bas, Daogan portait un large sourire carnassier caparaçonné sur le mufle. Plus massif que ses compagnons, le manche de son épée jaillissant tel une défense, il paradait comme un sanglier de légende. Innocent parvint en haut de l’escalier. Les genoux tremblotants, il puisa dans ses dernières forces pour se couler entre Sylvert et le mur. Il murmura au passage. Sa voix tenait plus du râle que de la parole, éraillée et grinçante comme un vieux tour de potier :
« Bonjour, Monseigneur. »
Le maître de maison le considéra de par-dessus ses lorgnons. Incrédule, la bouche un peu ouverte, il avait vu son messager monter, puis le dépasser. Innocent franchit la porte et débarqua dans les corridors de la demeure Groëe.
Sylvert n’en croyait pas ses yeux. Il opéra à une violente volte-face et foudroya son fils du regard.
« Comment diable te permets-tu ! »
Il tremblait de rage, pâle, bras tendus et poings serrés. Daogan demeura imperturbable, le sourire toujours en travers de la trogne. Il croisa les pattes, leva le menton, mais pas un son ne lui sortit du gosier.
Dans le couloir, les serviteurs reluquaient Innocent à grandes billes. Il attirait plus l’attention qu’un animal de foire qui se serait faufilé dans les corridors de Hautesherbes. La valetaille se massa aux abords du salon principal. Tous admiraient ce claquedent qui progressait en s’appuyant sur les murs. Innocent fendit la foule, fraya avec les marches de l’escalier en colimaçon et aborda le premier étage. Il toqua à la porte de Théophore. Le jeune homme ouvrit et ses yeux tombèrent sur le héraut.
« Innocent, nom de Dieu ! »
Il se précipita pour le soutenir, mais le messager le repoussa d’un geste.
« Daogan veut vous voir, dehors, dans la cour… »
Théophore hésita un instant, puis se jeta vers l’extérieur. Il dévala les degrés, balaya les domestiques au passage, franchit le seuil et jaillit sur le perron. Son père, l’œil injecté de colère, toujours raidi par la rage, n’avait pas bougé d’un pouce. Théophore le dépassa sans oser lui jeter un regard.
En bas, Daogan toisait la forteresse tout entière. Les deux soldats à ses côtés retenaient leurs montures qui piaffaient, celle du chef de guerre demeurait aussi placide que son maître. En voyant son frère approcher, le guerrier sauta au bas de sa selle. Il tendit les bras et serra le jeune homme contre lui.
« Théophore, je suis venu pour te remercier encore pour ce que tu as fait pour moi. Vraiment, je ne sais que faire en échange de ce service que tu m’as rendu…
— Ne t’inquiète donc pas. C’est bien la moindre des choses ; tu es mon frère. »
Daogan partit d’un rire féroce. Théophore, qui ne comprenait pas l’origine de cette gaieté, arborait un sourire un peu chagrin. Daogan s’expliqua entre deux rugissements :
« Je ne crois pas que père serait de cet avis ! »
Théophore ne put retenir un bref éclat de rire, qu’un coup d’œil vers son père calma immédiatement. Le vieil homme restait tendu sur le seuil de sa demeure, plus raide qu’une gargouille. Daogan réprima son hilarité et enchaîna :
« Je voulais aussi te dire que je me dirige tout droit vers Landargues. Je vais rendre visite au Seigneur Souverain pour qu’il m’octroie la terre du vieux moulin. J’en aurai pour une dizaine de jours, guère plus, car je ne compte pas m’y arrêter plus longtemps que pour mon entrevue. J’ai transmis au lieutenant Jérémiah le commandement de Castel-à-bois, je lui fais toute confiance. À mon retour, je ne serai plus hors-la-loi ; je serai seigneur. Le changement est étrange, mais plaisant ! Rien de cela ne serait arrivé sans toi. J’ai toujours appris à me démerder seul, je n’ai pas la sagesse d’en conférer aux autorités. Je voulais donc te remercier, mon frère. »
Daogan se tut et planta le genou en terre. Sur les marches, Sylvert s’étrangla en voyant cela. Une froide coulisse lui dégoulinait dans le dos.
« Mon frère, je te prie d’accepter toute ma gratitude. »
Théophore s’empourpra. Toute la masse de ses connaissances lui reflua dans la face : jamais, dans toute l’histoire de la Cannirnosk, un soldat des Marches ne s’était agenouillé devant un seigneur foncier. Seul le Seigneur Souverain, et encore, coutume oblige, avait droit à cet honneur.
Le jeune homme hésita, les mains tremblantes. Il espérait que Daogan allait se relever, le prendre dans ses bras, lui serrer la pogne, qu’importe ! Mais non, le guerrier resta de marbre, rotule au sol, le regard levé. Théophore agrippa son épaule et articula :
« J’accepte, mon frère, avec émotion. Maintenant, relève-toi et embrasse-moi ! »
Daogan s’arracha lentement au sol. D’un geste brusque, il saisit Théophore et l’enserra étroitement. Puis, sans une parole, il se décrocha, se percha sur sa monture et héla ses compagnons. Les trois cavaliers talonnèrent.
Alors qu’ils s’éloignaient, Sylvert cria du haut de l’escalier :
« Euphème, mon fils ! »
Daogan tira les rênes et le trio s’immobilisa. L’homme qui s’était autrefois appelé Euphème ne se retourna pas, mais son assiette témoignait une oreille attentive. Sylvert poursuivit :
« Je me demandais, ne voudrais-tu pas que nous ayons un jour quelque occupation agréable, rien que toi et moi ? Nous pourrions par exemple faire une partie de pêche, ou même de chasse je me souviens que tu préfères… »
Théophore resta abasourdi devant une telle demande de la part de son père. Il leva les yeux pour dévisager le vieil homme qui avait retrouvé sa contenance et trônait, un fin sourire moqueur sur le visage.
Daogan se retourna, féroce, avant de lancer son cheval :
« Pas une partie de pèche, mon père ; j’aurais trop peur de vous y attraper, vous ou un de vos serviteurs, et de vous y dépecer par inadvertance. Par contre, si la forêt manque trop à votre héraut, n’hésitez pas à nous le renvoyer pour réitérer votre proposition. Adieu, ô Seigneur des poissons ! »
Alors que Daogan tournait les talons, le grand Niziaire se présenta devant Sylvert, la calotte à l’air.
« Vous m’avez fait demander, Monseigneur ? »
Sylvert se retourna brutalement, toute trace de la venue du Sénéchal Bélésaire Viqueford évanouie de sa mémoire.
« Qu’est-ce que vous foutez là, vous ?! Dégagez de ma vue ! »