Chroniques du vieux moulin - Tome 1 : Rupture
Chapitre quinzième
Fleurienne de Pal arriva devant la Couronne de pierre peu après midi. Une brume épaisse imbibait les rues de la capitale. La position géographique de Landargues, entre deux des bras de l’Audussont, rendait la cité imprenable mais la noyait par trop souvent dans le brouillard qui s’élevait des eaux. Comme une chasseresse surgissant d’entre les arbres, Fleurienne émergea au centre de la salle de garde. Les factionnaires levèrent les yeux, surpris. Un d’entre eux allait beugler contre cette arrivée impromptue, puis il reconnut la Demoiselle de Landargues.
La surveillance de la tour entrait dans les responsabilités d’Adonidas, le chef de la garde de la ville. Celui-ci était un homme prudent. Pas moins de huit sentinelles patientaient dans le hall, sans compter tous ceux qui arpentaient les étages. Lorsque Relonor Helvival avait fait enfermer Breridus, il avait statué que ce dernier serait détenu par des forces neutres, afin de s’assurer de son isolement. Son choix s’était porté sur la garde de la ville, qui maintenait la sûreté des rues de la capitale, mais dont la liberté d’action ne dépendait pas de la famille Souveraine. De plus, il avait décidé que les soldats de faction à la Couronne de pierre devraient se trouver en permanence sous l’autorité d’un gradé, soit le chef, soit son second. Adonidas partageait donc la surveillance de la prison de Breridus avec Oöb Bromadon.
Les deux meneurs, bien que détenant la même fonction, semblaient aussi dissemblables que possible. Si Adonidas possédait la droiture et l’élégance de l’officier, son second paraissait plus pirate que sentinelle. Oöb Bromadon était un homme de haute taille et à la barbe fournie. Durant toute sa jeunesse, il avait parcouru la Cannirnosk en tant que spadassin, recherchant les bagarres et louant sa lame au plus offrant. Son coup d’épée avait réglé bien des chicanes, mais entamé aussi bien des affrontements. Après une obscure affaire avec la justice, il s’était rendu à Landargues où il avait commencé une carrière de factionnaire. Il avait rapidement grimpé les échelons de la hiérarchie du fait de son adresse au combat. Bientôt, il fut nommé second de la garde de la ville, où il put assouvir son besoin de violence en toute légalité. L’homme était bourru et n’appréciait guère que l’on s’oppose à lui. Les soldats qui l’entouraient l’avaient compris et les blessés se faisaient désormais rares.
Les sentinelles de la tour prièrent Fleurienne de patienter le temps que son autorisation parvienne. Un d’entre eux sortit pour envoyer la demande par le conduit. La Demoiselle, au lieu d’accomplir les cent pas à l’écart, resta droite et froide, le regard braqué sur la troupe des soudards. Un silence indigeste s’imposa. Les factionnaires n’osaient plus bouger, comme s’ils craignaient de troubler le calme souverain. La partie de dés en cours demeura inachevée, chacun prit le temps d’examiner dans le détail le moindre de ses ongles. Le plus vieux des gardes s’était échappé dès l’arrivée de Fleurienne, sous prétexte de transmettre la demande à Elivard Cachampgueux, il n’était pas revenu. Les autres sentinelles, plus jeunes et moins au secret des venues de la Demoiselle, enviaient sa fuite et se promirent de la lui faire regretter. Tous auraient voulu le suivre, prétexter quelque activité, mais pour cela il aurait fallu parler, élever la voix et percer la bulle de tension contenue qui emplissait la pièce.
Seul le second Oöb Bromadon, confortablement installé sur une chaise, toisait le corps plaisant de la Demoiselle. Ce n’était pas que le malaise ambiant ne l’affectait pas, mais plutôt qu’il préférait admirer le spectacle. Une main fourrageant sa barbe noire, l’autre enserrant son broc, il mangeait des yeux les douces formes de la dame en visite.
Après plusieurs minutes, le vieux soldat revint avec la réponse. Il ne prononça pas un mot, mais désigna les escaliers d’un geste du bras. Sans un remerciement, Fleurienne se dirigea vers les marches. Lorsqu’elle fut sortie, la salle de garde demeura silencieuse un moment. Les factionnaires restaient mal à l’aise, comme s’ils craignaient qu’au moindre bruit la succube ne surgisse de nouveau. Puis l’on entendit racler la chaise d’Oöb Bromadon, rouler un dé, et le charme se dénoua.
Fleurienne entama la montée de la tour. D’une main, elle soulevait sa longue robe vert pâle pour ne pas la salir. Chaque rayon de soleil qui filtrait par les meurtrières scintillait sur elle. Dès le premier étage, sa présence engendra des sifflements. Les détenus s’affalaient sur les grilles pour mieux la contempler. Plus d’un quémandait, soit de sortir avec elle, soit qu’elle entre pour leur tenir compagnie.
Fleurienne détestait devoir se rendre dans cette prison. Dans tout Landargues, elle aurait fait pendre les brutes pour moins que ça. Mais ici, sous la domination de la garde de la ville, elle ne possédait aucun pouvoir. Tempêter n’aurait servi qu’à s’humilier davantage, alors la jeune femme poursuivait sa route sans réaction. Pis, à chaque palier il lui fallait montrer patte blanche. Sa seule arrivée ne suffisait pas à déverrouiller la grille, elle devait se présenter ainsi que l’objet de sa visite. Patienter le temps que le garde ravale son regard coulant de désir, prendre racine pendant qu’il cherche sa clef.
Enfin, elle parvint en haut du grand escalier. La dernière claie grinça et se referma dans un claquement. Ultime outrage avant la rencontre avec son frère, Fleurienne devait ouvrir elle-même la porte. Elle la poussa brutalement et entra. Elivard Cachampgueux l’attendait derrière le battant. Lorsqu’il la vit, son nez se retroussa comme le groin d’un porc. Elle imagina son mufle qui la reniflait, parcourant son corps, visitant son intimité. Le petit homme s’inclina et tendit le bras. Fleurienne n’eut d’autre solution que de lui offrir sa main, que le geôlier baisa longuement. La Demoiselle frissonna au contact du bec-de-lièvre contre sa peau, mais elle ne dit rien. Elivard se redressa. C’était l’être le plus repoussant que connaissait Fleurienne. Tout en lui faisait horreur. Une petite taille, de grandes oreilles, gras, sans parler de sa déformation des lèvres. Même son nom n’échappait pas à la malédiction : Cachampgueux ! Plus que toutes les autres, la famille Cachampgueux sombrait dans la décadence. Entre les mariages consanguins, les épousailles avec les gens du peuple et divers scandales, il y a longtemps qu’elle avait perdu sa crédibilité. Pour Fleurienne, son destin était fixé dès le départ. Comment, en effet, une lignée spécialisée dans l’élevage porcin pouvait-elle aspirer à la grandeur ?
Elivard était l’aîné de l’actuel chef de famille. Il était aussi le seul Cachampgueux à vivre dans la capitale. Ces deux raisons expliquaient son influence sur le domaine de Mottevieille. Ainsi, malgré la distance qui le séparait de la propriété paternelle, Elivard dirigeait une bonne part de son activité.
Le geôlier ouvrit la bouche, libérant des miasmes de charcuterie faisandée et d’ail :
« Ma chère Fleurienne, que me vaut le plaisir de votre visite ? »
La Demoiselle se força à sourire et répondit tout aussi aimablement :
« Mon cher Elivard, je viens pour un tête-à-tête avec mon frère.
— Je vois. »
Fleurienne jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule du geôlier. La porte qui menait aux appartements de Breridus était fermée. Elivard se rendit bien compte que la Demoiselle lorgnait vers l’arrière. Il feignit alors l’empressement et s’écria :
« Suivez-moi vite dans mes appartements, je m’en vais chercher la clef pour vous ouvrir ! »
Sur ce, il s’élança. Fleurienne resta immobile. Quelques instants plus tard, la voix du geôlier lui parvint de la pièce adjacente :
« Vous êtes sûre de ne pas vouloir venir, je ne sais pas où j’ai fourré mon trousseau. Comme cela, vous pourrez patienter assise.
— Je suis très bien debout, riposta Fleurienne. Et puis, je ne voudrais pas vous déranger dans votre recherche. »
Le bec-de-lièvre du petit homme apparut dans l’ouverture de la porte :
« Je ne saurais vous faire patienter debout. Il ne sera pas dit que j’ai laissé poireauter la Demoiselle de Landargues ! »
Fleurienne soupira. Elle savait très bien où voulait en venir Elivard Cachampgueux. Elle se souvint d’un proverbe de Mottevieille : Rien n’est trop bon pour les cochons. Ce fot-en-cul d’Elivard adaptait la sentence pour sa propre personne… Seulement, elle ne pouvait rien entreprendre pour l’en empêcher : elle devait voir son frère. Elle pénétra dans les appartements du geôlier. La petite salle contenait un bureau, quelques étagères et un grand lit. Sur les murs, des tableaux champêtres mettaient en scène verrats, truies et porcelets. Lorsque Fleurienne fut entrée, Elivard fouilla la pièce du regard et se tapa le front du dos de la main. Sa langue filtra dans la fissure de ses lèvres :
« Quel ignoble hôte je fais, pas une chaise pour vous accueillir ! J’ai fait descendre la mienne pour la rempailler ! »
Le geôlier proféra son mensonge avec un sourire qui lui entrebâilla le bec-de-lièvre.
« Allons, asseyez-vous sur mon lit. Il est propre et frais. »
Fleurienne s’exécuta. Elle rageait intérieurement. Elle écumait de voir la même scène se reproduire à chacune de ses visites, elle s’exaspérait de n’avoir jamais trouvé de parade. Dès qu’elle fut assise, Elivard se précipita vers elle :
« Mais vous avez chaud ! Allons, prenez vos aises ! »
Il se pencha et lui retira ses souliers. Il allait faire de même avec son châle, mais la Demoiselle se recula un peu. Elivard expliqua :
« Vous savez, nombre de gens crachotent sur ma manière de vivre. Ce n’est pas parce que je ne descends jamais de la tour que je ne le sais pas. Geôlier, quel abaissement pour un aristocrate, qu’ils disent. Quelle humiliation, qu’ils profèrent. Eh bien non. Au contraire, cette position me donne le pouvoir. Je puis refuser la visite à qui je veux. Il me suffit d’un mot, d’une signature, pour qu’un visiteur soit à jamais banni de la prison. Alors, pour ceux qui désirent entrer, ils doivent entrer dans mes bonnes grâces… »
Fleurienne baissa les yeux, résignée devant tant de chantage, et Elivard répéta :
« Entrer dans mes bonnes grâces… »
Fleurienne retira son châle et le posa à côté d’elle. Le geôlier, debout devant le lit, la dépassait d’une tête. Il se pencha vers elle et la Demoiselle ferma les yeux. Profites-en, immonde porc, profites-en. Un jour je te ferai empaler pour ce que tu oses…
* * *
Un quart d’heure plus tard, Elivard Cachampgueux déverrouilla la porte qui menait aux appartements du félon. Fleurienne de Pal s’y introduisit, pendant que le gardien retournait à son lit. Il était d’humeur rêveuse.
Lorsque la Demoiselle entra dans le salon, Breridus y lisait sur son gros fauteuil. Fleurienne fut étonnée de ne voir aucune torche ni lanterne, mais l’éclat du soleil. Breridus y baignait, comme une apparition de légende. La geôle du traître à la couronne se juchait tellement haut qu’elle surplombait la brume, plus proche des cieux que n’importe quelle autre demeure de la capitale. Breridus articula sans lever les yeux de son livre :
« Bonjour, Fleurienne, comment vas-tu ?
— Bien, mon frère, merci. Et toi ? »
Le félon ne répondit pas. Il se contenta de terminer sa ligne, de soigneusement placer son signet et de fermer son ouvrage. Il le reposa sur la petite table basse. Depuis leur enfance, les gens de la cour avaient pu observer la perpétuelle compétition qui opposait le frère et la sœur. Ils avaient aussi pu remarquer que Breridus en sortait continûment vainqueur. Ainsi, leurs rencontres ressemblaient plus à des joutes qu’à autre chose. Affrontement sempiternel, de Fleurienne pour l’honneur, de Breridus pour la victoire. Malgré cette concurrence, les jumeaux avaient toujours comploté ensemble. Ils poursuivaient les mêmes desseins, ceux de Breridus dans lesquels Fleurienne, bon gré mal gré, s’impliquait pleinement.
Le félon croisa les jambes et indiqua le second fauteuil. Fleurienne s’y assit. Elle lissa quelque peu sa robe froissée dans le silence. Enfin, Breridus lança la rencontre :
« Voyons, ma chère, tu me sembles bien tendue… Je ne comprends toujours pas que père et mère – paix à leur âme – t’aient choisi un nom aussi doux ! Il est aussi doucereux que tu es féroce ; aussi délicat que tu peux paraître éreintée… Allons, charmante sœur, ne fais pas ta ronce et dresse-toi plutôt sous les rayons de mon sourire. »
Fleurienne coupa court. Une défaite dans la journée suffisait, elle préférait ne pas se trouver acculée comme devant Elivard :
« Il suffit, mon frère. Je suis venue pour parler sérieusement, non pour t’entendre improviser tes vers malhabiles.
— Fort bien, fort bien. Je laisserai donc mes vers en terre et n’importunerai plus tes racines susceptibles : passons sans attendre à la manigance. Comment se déroule le conflit de la famille Groëe ? En est-on arrivé aux mains ?
— Pas encore, non. Le père menace de renier le fils, le fils de prendre la place du père. Cet Euphème me semble avoir pris le tempérament des Marches et je ne serai pas étonnée que cela ne mène la famille à l’affrontement guerrier. Reste à savoir dans quelles conditions…
— C’est-à-dire ? Quelle pièce refuse de prendre sa place sur l’échiquier ?
— Toujours la même. Les Groëe sont trop niais pour s’apercevoir que leur dispute peut avoir des retentissements nationaux, mais il est un personnage qui les dépasse en crédulité…
— N’en dis pas plus ! Mon neveu, le Seigneur Souverain de la Cannirnosk, désire mettre son grand nez dans leur histoire. Pourquoi a-t-il fallu que je choisisse le plus grand nigaud de la famille ? Pourquoi ? N’importe qui d’autre aurait tenté de tirer la situation à son avantage, et il aurait fait mon travail à ma place ! Mais lui est trop naïf, il cherche à arranger les choses. C’est bien ça ? »
Fleurienne hocha la tête :
« C’est bien ça. Notre neveu est inquiété par l’histoire. Il se fait un devoir de tenter de la régler.
— Quel sottard ! Il serait bien capable de les empêcher de se battre tellement il dégouline de bons sentiments ! Pire, il pourrait retourner leur colère contre notre famille !
— C’est ce que je crains, en effet. Il ne se rend pas compte, encore, qu’à chacune de ses actions il enfonce un peu plus cette famille dans le bourbier qu’elle a elle-même créé. »
Breridus ne répondit pas tout de suite. Les mains sur les côtés du front, il réfléchissait. Bientôt, il articula avec lenteur :
« Bien, nous allons nous servir de la querelle Groëe pour mettre mon plan à exécution. Pour cela, il faut que le sang coule, et pas qu’un peu ! Mais surtout, surtout, il faut qu’Alphidore veuille bien laisser ses longs doigts malhabiles loin de tout cela. Avec les Sacerdoces dans son dos, cela te sera difficile, mais il faut que tu calmes ses ardeurs.
— Je tâcherai de faire de mon mieux.
— Et comment avancent tes relations avec Rurik Helvival ? Le vieux seigneur des Marches est-il mûr ?
— Sur ce point, nos affaires sont en route ; il n’y aura pas de contretemps ! »
Un fin sourire étira les lèvres de Breridus :
« Parfait. Si tout se passe comme prévu, et si le sottard n’agit pas pour l’instant, lorsque nous le ferons ce sera déjà un cas si grave que nous pourrons affaiblir les Groëe. Les Vignonel sont impliqués aussi, on ferait d’une pierre deux coups ! Avec deux familles dans l’embarras, il suffira d’abattre quelques cartes pour déclencher une guerre civile ! Fleurienne, ma sœur, je sens que l’heure de mon retour approche ! »