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Antoine Bombrun

lundi 30 septembre 2019

Chroniques du vieux moulin - Tome 3 : Mariages et trahisons

Chapitre cinquante-huitième

La troupe de Daogan avait été accueillie en fanfare : une haie d’honneur s’étendait depuis le moulin jusqu’à la fourche patibulaire d’Estenius. Des paysans s’appuyaient sur cette dernière, s’y suspendaient même – oublieux de celui qui y avait lanterné peu de temps auparavant – afin d’acclamer le guerrier et ses hommes. Les Krzëe eux-mêmes avaient délaissé leur jalousie pourtant ardente de n’avoir pu participer au combat et claironnaient les louanges des soldats victorieux.

L’agitation était allée jusqu’à tirer Ayzebel de sa torpeur et à lui faire quitter son lit. Chancelante, courbée sur le pas de sa porte, elle clignait des yeux face au soleil.

Relonor rejoignit Théophore qui observait le défilé, à l’écart, la mine grave.

« Foutrecouille, je n’y comprends plus rien.

— Mon frère a défait un ost de LeNoblet, qui s’en était pris à Rauvrour…

— Je sais cela. Ce que je ne comprends pas, c’est le déroulement des évènements. Comment sommes-nous passés d’une lettre de paix à une opération militaire ? »

Théophore hocha les épaules d’un air fataliste :

« Je vous avais prévenu. »

Relonor ne s’attarda pas sur la rebuffade, et tenta de poursuivre son raisonnement :

« Je veux dire, votre père était d’accord pour parler de paix. Si LeNoblet a attaqué, c’est bien qu’il en a reçu l’ordre. À moins que… »

Théophore, l’attention fixée sur un groupe de guerriers en pleine fanfaronnade, leva tout de même un sourcil interrogateur.

« À moins que les de Pal n’aient pris en main le conflit. Cela voudrait dire que Breridus a foutrement recouvré du poil de la bête, car ce n’est pas dans les habitudes de ce nigaud d’Alphidore d’intervenir ainsi… Nous devons réécrire à votre père, Théophore, nous devons le supplier de ne pas s’abandonner aux de Pal ! S’il se range à notre avis, nous pourrons les contrer ! »

Le jeune aristocrate regarda le Seigneur de guerre, puis ricana d’une manière qui ne lui ressemblait pas :

« Quand vous proposez la paix et qu’on vous fout sur la gueule en réponse, vous prenez ça pour un bon présage, vous ?

— Il faut lire entre les lignes, riposta Relonor sans se démonter. Croyez-vous que je me sois contenté d’accepter docilement les refus de Grimm, lorsque je négociais avec les Sauvages ? »

La réplique de Théophore fut amère, son ton cinglant :

« Oh non, vous avez assurément pris ses offensives pour de bons présages. D’ailleurs, on voit la réussite de votre entreprise, avec la paix qui règne dans les Marches ! »

Relonor ouvrit la bouche comme pour répondre, mais il préféra finalement la refermer et tourner les talons.

Quelques heures plus tard, alors que les hourras avaient cessé de résonner, un cavalier esseulé se présenta devant les portes de Castel-à-bois.

« Tiens, un revenant ! » s’exclama un des soldats de garde.

« Alors, ma mignonne, renchérit un autre, on te manquait trop et ça t’a décidé à revenir ? »

Le portail s’ouvrit sans que le nouveau venu ait prononcé la moindre parole, et Daogan l’accueillit sans tarder :

« Que nous vaut le plaisir, Innocent ? »

Le jeune héraut déglutit difficilement, se passa les doigts dans sa tignasse de paille, avant de tendre un pli au guerrier. Il n’attendit pas même que sa lecture soit entamée pour glisser :

« Bon, je connais le chemin, ne vous dérangez pas pour moi… »

Daogan ne répondit rien. Ses yeux commencèrent leur lent va-et-vient sur le papier, et le messager en profita pour s’éloigner. Il n’avait pas fait dix mètres qu’un rugissement le cloua sur place :

« En effet tu connais le chemin, et tu vas le suivre jusqu’à ta geôle sans faire de détour ! »

La maigreur des traits du héraut fit ressortir la frayeur tapie dans ses yeux. Il se tendit un instant, puis s’abandonna à la fureur du guerrier.

Ce dernier l’attrapa par le cou et le traîna à sa suite :

« Alors comme ça je m’en serais pris à ma petite sœur, hein ? Comme ça je ne mérite pas le nom de Groëe ? Je fais honte au sang qui coule dans mes veines ? Je suis la risée des ancêtres ? »

Innocent, freinant des quatre fers, bredouillait des excuses :

« Je suis navré que vous ayez eu à lire ceci. Mais je n’y suis pour rien, c’est votre père qui… Moi je ne pense aucun mal de vous, je… je… »

De lourds sanglots entrecoupaient la voix du pauvre héraut, qui voyait avec terreur la petite cabane attenante au moulin se rapprocher de lui.

« C’est votre père. Mais je suis certain qu’il ne le pense pas, c’est sa crainte qui le fait parler ainsi…

— Ah parce que tu lui trouves des excuses ?! »

L’aboiement raidit Innocent de tout son long. Il pendait au bout du bras de Daogan, comme un lapin dans le poing du chasseur.

« Attends, je sais, nous allons faire un détour par le bucheron ! »

Daogan changea de direction avec tant de fougue que le héraut se retrouva presque à l’horizontale. Sous les regards ébahis de la roture, sous celui amusé des guerriers du Nord, les deux hommes rallièrent prestement la baraque des charpentiers.

Un coup de pied en ouvrit la porte, et la voix de Daogan couvrit le fracas des outils :

« Fabriquez-moi des fourches, une bonne dizaine. Allez, au boulot ! »

Les ouvriers levèrent des yeux dubitatifs de leur ouvrage :

« Des fourches ?

— Patibulaires, nom d’une robe de bure, pas pour faire les foins ! »

***

Jérémiah arriva comme Daogan jetait Innocent dans sa cellule. Le messager se ramassa lourdement au sol, pris par une quinte de toux. Il toussa tant et si bien qu’il régurgita soudain une espèce de boule blanchâtre.

« Que se passe-t-il ?

— J’ai reçu une lettre de mon père. Entre les insultes, je crois deviner qu’il m’accuse d’une chose ignoble.

— Et quelle est-elle ?

— Je n’ai pas réussi à comprendre, mais je pense que ça a un lien avec Mélorianne…

— Votre sœur ? »

Daogan, déjà en train de s’éloigner, acquiesça d’un grognement.

« Je peux jeter un œil au courrier ? »

Le guerrier fit volte-face, le groin retourné par un sourire, les yeux comme deux billes rouges :

« Non.

— Euh… pourquoi ? »

Daogan eut un geste vague en direction de la geôle :

« Je le lui ai fait bouffer. »

Chefs de guerre et lieutenants se massèrent devant le vieux moulin. Relonor toqua à la porte :

« Daogan, nous devons parler. »

Comme aucune réponse ne lui parvint, le Seigneur de guerre poussa l’huis. Ce dernier branla, mais ne s’ouvrit pas : le loquet était fermé depuis l’intérieur. Il frappa une nouvelle fois, avant de se tourner vers ses compagnons. Jérémiah secoua la tête, Marjobert et Kaaomar haussèrent les épaules. Seuls Théophore et Kryaä s’avancèrent.

« Je vais essayer, peut-être qu’il voudra bien m’écouter…

— Laissez ; je sais parler aux hommes. »

La trappeuse toqua à son tour :

« Daogan, c’est moi. Ouvre, j’ai besoin de te voir. »

Le timbre rageur du guerrier fusa en réponse :

« Un moment, merde. Je suis concentré !

— Je peux t’aider ? demanda Théophore d’une petite voix.

— Vous allez vraiment me faire chier jusqu’au bout ! »

Le fracas d’une chaise renversée résonna en même temps que la fulmination, puis de lourds pas se rapprochèrent de la porte. Le loquet fut tiré, et le mufle de Daogan franchit l’ouverture.

Un sifflement jaillit d’entre ses lèvres. Il traversa le petit groupe sans un regard pour eux, tendit un pli au soldat qui venait à lui :

« Apporte ça à Hautesherbes, et fissa. »

Le Nordique acquiesça avant de tourner les talons.

« Qu’est-ce que c’est, Daogan ?

— Ma réponse, mon bon Jérémiah. Que veux-tu d’autre ? Je ne vais pas inviter ce vieux grippeminaud à une partie de pêche…

— Que lui as-tu renvoyé ? intervint Relonor.

— Que j’allais bien m’occuper de Mélorianne, et que lorsque j’en aurais fini avec elle, ça serait son tour.

— Mais… pourquoi ? Pourquoi une telle réplique ?

— Il me prend pour un abruti, je fais de même. Ne dit-on pas Tel fils tel père ? »

Le Seigneur de guerre, interloqué par une telle réponse, ne trouva rien à rétorquer. Ce fut Théophore qui exprima la pensée générale :

« Qu’est-ce que cette réponse apportera, si ce n’est un échauffement du conflit ? Réfléchis Daogan, tu donnes le bâton pour te faire battre.

— Réfléchir, réfléchir, j’en ai assez de réfléchir. J’ai suffisamment tergiversé comme ça, à présent nous allons agir. Venez voir, venez tous ! »

D’un bond de cabri, le guerrier s’élança vers la baraque des charpentiers. Au passage, il adressa un vigoureux signe du bras à Innocent qui, cramponné aux barreaux, essayait d’observer l’extérieur de sa cellule. Le pauvre héraut se dissimula aussi vite qu’il le put, la terreur fichée sur les traits.

Daogan ouvrit la porte de la cabane avec la même délicatesse qu’une heure auparavant, et ordonna d’un ton sans appel :

« Allez, sortez-la-moi. C’est l’heure de la présentation.

— Mais nous…

— Pas de mais. Vous n’allez pas vous y mettre vous aussi, hein ! Sortez-la et fermez vos gueules. »

Il fallut bien une heure aux charpentiers, aidés par tous les lieutenants et des paysans de passage, pour agencer leur création.

Deux énormes troncs couchés, fixés face à face par leurs extrémités, à moins d’un mètre l’un de l’autre. Montés dessus à la verticale et maintenus à grand renfort de planches et de cordes, deux mats s’élevaient, rejoints en haut par une épaisse traverse ronde. Un dernier tronc, percé de part en part par la traverse, creusé d’une mangeoire d’un côté et alourdi de l’autre par de pesantes pierres ficelées, se dressait comme une étrange cuillère.

« Voilà mon ouvrage secret. Celui qui m’a tenu éveillé de nombreuses nuits ! »

La remarque amusa Kryaä, qui ne put contenir un petit rire. Le guerrier se tourna vers elle pour ajouter :

« Plus de nuits encore que toi, trappeuse. »

Les lieutenants regardaient la construction d’un air désabusé :

« Mais… qu’est-ce que c’est ?

— Un outil de torture ? hasarda Kaaomar.

— Ou une nouvelle sorte de fourche patibulaire ?

— Non, trancha Relonor, c’est une catapulte… »

Daogan éclata de rire :

« Ah, enfin quelqu’un d’observateur ! Une catapulte, oui ! On en parle dans de nombreux romans, de souvenir d’aristocrate ayant reçu un semblant d’éducation, même s’il n’y en a jamais eu en Cannirnosk ! »

Il fit signe à tout le monde de se placer à l’arrière de l’engin :

« Tirez cette corde. Tirez-la tant que vous pourrez. Lorsqu’elle sera à fond, je déposerai un rocher dans la mangeoire, et vous n’aurez qu’à lâcher. Allez, au boulot ! »

Les lieutenants hésitèrent d’abord, pas certains que Daogan parle sérieusement. Puis, devant sa trogne de travers, ils comprirent que ce n’était nullement une plaisanterie. Les six chefs de guerre tirèrent alors de toute leur force, secondés par une demi-dizaine de paysans. Les charpentiers, eux, scrutaient la machine qui grinçait de toute part.

La corde se déplaça lentement, abaissant peu à peu la gigantesque cuillère. Chaque pas coûtait aux hommes un effort immense. La terre crissait sous leurs pieds, des mottes se décrochaient parfois, manquant de les ramener en arrière, mais leur progression continuait.

Un craquement retentit soudain lorsqu’une corde qui maintenait les mats lâcha, mais Doagan couvrit la voix des charpentiers par sa beuglante :

« Allez, tirez plus fort ! »

Après deux minutes entières, la cuillère se trouva enfin en position allongée. Daogan grimpa alors sur la catapulte, soulevant avec l’aide d’un charpentier un bloc de roche gros comme le torse d’un homme, qu’ils placèrent dans la mangeoire.

Les tireurs espéraient que le poids du projectile allait réduire la force de traction, mais il n’en fut rien. Suants à grosses gouttes, ils durent attendre plusieurs secondes que Daogan soit redescendu, et qu’il leur donne l’ordre de lâcher :

« Maintenant ! »

La corde fut libérée d’un coup et bondit en avant. Un des paysans qui s’y cramponnait encore fut entraîné, renversa tout le groupe des tireurs et s’éleva de presque un mètre avant de retomber.

La cuillère, elle, se dressa dans un craquement de tonnerre, remuant la catapulte comme s’il s’était agi d’un amas de brindilles, et envoya le projectile en avant. Sa course, horizontale, lui fit traverser le camp comme une flèche – boule hurlante de roche – jusqu’à la muraille extérieure, qu’il transperça de part en part. Il poursuivit ensuite son chemin sur plus de vingt mètres avant de s’effondrer au sol. Le rocher déchira alors les herbes, racla la terre et creusa un sillon à vif, puis s’immobilisa enfin, brisé en plusieurs morceaux.

Après un instant de silence, le rire de Daogan fit trembler Castel-à-bois. Énorme, tonitruant, il reflétait une joie à l’état pur ; l’émerveillement d’un enfant. Lieutenants, chefs de guerre et paysans se relevèrent avec difficulté, emmêlés les uns dans les autres, pleins de bleus et de bosses. Malgré leurs contusions, ils ne parvenaient à empêcher l’hilarité de déformer leurs lèvres.

Seul le paysan qui s’était fait emporter, le bras tordu dans un angle peu naturel, crachait de furieuses invectives :

« Daogan, putain de coquebert, tu me paieras ça ! »

La joie du guerrier retomba d’un coup lorsque l’injure lui parvint aux oreilles. Il retrouva son calme en une seconde, les yeux étincelants, le regard glacial. Déjà, il tenait l’homme par le col et lui grinçait au visage :

« Je vais demander à ce que l’on fasse redescendre la cuillère pour un second essai, mais le problème c’est que je n’ai plus de roche à disposition… À moins que tu ne préfères inaugurer les nouvelles fourches patibulaires que j’ai commandées ?

Il levait déjà le bras pour demander d’abaisser la mangeoire, lorsqu’une tape dans le dos de la part de Relonor lui fit tourner la tête :

« Merveilleux ! Avec un système d’attache pour fixer la corde et ne plus craindre de se laisser emporter, nous allons devenir la terreur des seigneurs fonciers ! Il ne leur servira plus à rien de se terrer dans leurs forteresses ! »

Daogan pivota vers le Seigneur de guerre, abandonnant sa victime qui tomba au sol dans un hurlement de douleur, puis il clama :

« Ils vont regretter de s’être mis à dos Daogan, l’attardé de la lignée Groëe ! Paysans de Rauvrour, vous serez vengés ! »

Marjobert et Kaaomar acclamèrent l’idée d’un hourra joyeux. Kryaä se roulait par terre, riant comme une folle, incapable de chasser de son esprit l’image du rocher fendant la forteresse.

« Théophore, s’exclama le guerrier, tu te rappelles du passage secret que nous utilisions, lorsque nous étions plus jeunes ? Je m’en suis souvenu il y a deux nuits, et ça m’a sauté aux yeux comme une évidence. Nous allons faire diversion avec la catapulte, et pendant ce temps nous emprunterons le passage pour gagner les caves du château. »

De nouveau, un rire le secoua.

« C’est étroit, mais cela suffira pour faire entrer nos soldats ! Sylvert, père ingrat, tu vas mordre la poussière ! »

Le rire muta en un hoquet hilare. Ses yeux fous roulaient dans leurs orbites.

« Énerve-toi, enrage, invente ce que tu veux sur cette pauvre Mélorianne, je n’en ai rien à foutre ! Je vais te faire la peau ! »

Entre deux hoquets, Daogan aboya aux menuisiers :

« Trouvez un moyen de renforcer tout ça, et ajoutez une fixation, comme a proposé Relonor. On part pour Hautesherbes demain matin ! »

Et soudain, ses pas l’entraînèrent vers le vieux moulin. Innocent, qui avait assisté de loin à la scène et qui voyait le guerrier approcher, baissa la tête, se dissimulant derrière la porte de sa geôle afin de ne pas se faire remarquer.

Daogan gravissait déjà le mamelon en haut duquel se dressait le donjon lorsque la voix de Théophore résonna :

« Tu vas donc te montrer encore plus sauvage que ce que pense notre père ? »

Le guerrier s’immobilisa, se retourna, lippe en avant.

« Cela fait longtemps que je doute de toi, Daogan. Parfois ton idéal me semble lumineux, et toi un homme empli de vertu. Et d’autres fois tu n’es qu’un monstre. Ton désir de liberté se fait dévorer par la rage, tu es un enfant aigri, un héritier jaloux, un noble de la pire espèce.

— Théophore, je te conseille de la fermer si tu ne veux pas le regretter… »

La réponse du guerrier avait été calme, trop calme pour que Jérémiah, Relonor et ses deux lieutenants ne bondissent pas en avant. Ils se placèrent à côté du jeune aristocrate pour le protéger. Kryaä elle-même avait cessé de rire et s’était redressée. Le souvenir d’Estenius demeurait gravé dans leur mémoire. Malgré tous ces mouvements autour de lui, malgré l’avertissement de son frère, Théophore ne musela pas son propos :

« Mais enfin, enfin je parviens à me figurer une image claire de tes desseins. Que t’importe d’être reconnu en tant qu’homme, d’obtenir la terre que tu mérites, ou même de libérer tous ces paysans que tu utilises. Non, tout ce que tu souhaites c’est accomplir ta vengeance. Tu veux détruire celui que tu estimes être la cause de ta déchéance.

« Tu crois vraiment que tuer notre père pourra te fournir du réconfort ? Tu crois que sa mort te rendra les capacités mentales dont tu manques, qu’elle effacera toutes tes fautes ? Non, Daogan, notre père a fait de son mieux pour toi. Mais c’est de ta faute si tu n’as pas pu devenir un homme comme les autres. C’est de ta faute si tes erreurs ont causé ton renvoi des Marches. C’est de ta faute, et de celle de personne d’autre. Alors s’il faut te venger, et occire quelqu’un, c’est toi-même ! »

À peine eut-il craché son dernier mot que Théophore s’éloigna à grands pas. Tout le monde fixait Daogan, prêt à le voir éclater, prêt à se jeter sur lui pour protéger son jeune frère. Au lieu de cela, le guerrier se contenta de demander :

« Alors, qu’en pensez-vous ? Si nous faisons diversion avec la catapulte et que nous empruntons le passage secret qui mène jusqu’aux caves, nous serons sûrs de vaincre ! »

Relonor ne répondit à la question que par une autre :

« Pourquoi cet empressement, Daogan ?

— Mon père a joué le premier pion en attaquant Rauvrour. S’il a lancé l’assaut, c’est qu’il est prêt au combat. Ne lui laissons pas plus de temps, et remportons la victoire !

— Je trouve ça louche, intervint Marjobert.

— C’est ce que je sous-entendais, acquiesça Relonor. L’offensive sur Rauvrour, cette histoire avec Mélorianne… j’ai l’impression que Sylvert cherche à nous pousser à attaquer.

— Et que tu fonces dans la gueule du loup sans prendre la moindre précaution. »

Daogan accusa le choc, mais se ressaisit rapidement :

« Je crois que vous réfléchissez trop. Et quand bien même, même s’il s’agissait d’un piège, entre ma catapulte et le souterrain, il n’a aucune chance d’en réchapper !

— C’est pour défaire Laval Vignonel que nous vous avons rejoint, et j’ai l’impression que ce dernier a été un peu oublié… »

Kryaä s’était rapprochée discrètement et son intervention étonna tout le monde.

« S’il s’avère que ce n’était qu’une ruse de la part d’Estenius pour nous rallier à vous, nous cesserons la lutte dès maintenant. Je t’ai offert le corps puissant de mes hommes, je t’ai même offert le corps langoureux de leur chef, alors c’est à présent à toi, Daogan, de m’offrir quelque chose. Offre-moi Vignevaux.

— Une fois mon père tombé, s’emporta Daogan, tu feras ce que tu voudras de Laval ! Lorsqu’il n’aura plus d’allié, il sera plus faible qu’un nourrisson ! »

Relonor s’avança et interposa une main dressée entre Daogan et ses interlocuteurs :

« Je crois que chacun a une raison de ne pas fondre tout de suite sur Hautesherbes. J’en rajouterai deux concernant la stratégie militaire, Daogan, qui devraient te convaincre davantage que des motivations personnelles. Tout d’abord, s’attaquer à Vignevaux nous permettra de tester ta catapulte.

— Mes catapultes : deux autres sont en cours de fabrication.

— Tes catapultes. En outre, l’alliance entre Laval et Sylvert tangue de plus en plus, surtout avec la fuite de Théophore lors du mariage. Ce devrait être une victoire facile, et cela privera ton père d’une partie de ses soldats ! »

Daogan fit la grimace devant les arguments, qui portaient visiblement. Il tourna le regard vers Jérémiah, comme en quête de conseils. Ce dernier, sans hésiter, hocha vigoureusement la tête.

« Merde alors ! Vous me les brisez avec vos tactiques à deux sous ! »

Le chef de guerre s’en fut à grands pas rageurs vers le vieux moulin. Les lieutenants pouvaient l’entendre mâchonner ses mauvais mots et ses insultes. Relonor haussa la voix :

« Alors, ta réponse ? »

Daogan lâcha sans se retourner :

« C’est d’accord. J’en parlerai aux hommes ce soir. »

* * *

Cela faisait maintenant deux jours qu’Ayzebel arrivait à se lever, et c’était le troisième repas qu’elle prenait en compagnie de Jérémiah. La fièvre semblait désormais tout à fait retombée, et la jeune femme ne confondait plus le lieutenant avec l’ombre de son frère perdu.

« Tu m’emmèneras voir sa tombe ? »

La question revenait de plus en plus fréquemment dans la bouche de la jeune femme. Jérémiah lui apportait invariablement la même réponse :

« Bien sûr, lorsque tu te sentiras mieux. »

Ayzebel baissait alors les yeux mais hochait la tête. Elle acceptait à contrecœur, sans trop savoir pourquoi. Jérémiah craignait qu’elle ne tarde pas à lui renvoyer qu’elle se sentait suffisamment bien pour s’y rendre, mais il ne parvenait à se résoudre à prendre les devants et à l’emmener. Il avait peur que l’émotion ne la fasse rechuter. Peur qu’elle ne reparte dans le délire fiévreux qui l’avait tenue si longtemps, et qu’elle y demeure jusqu’au trépas.

Il ajouta donc en lui tendant un bol et une cuillère, comme pour se donner bonne conscience :

« Allons, mange encore un peu. Ton corps a besoin d’énergie. »

Ayzebel les prit d’une main sans force, puis avala quelques bouchées du mélange de blé et d’orge cuits au lait en réprimant une grimace.

« Voilà, c’est bien. Encore un peu. Voilà… »

La dernière cuillérée passa mal, et la jeune femme s’étouffa violemment. Jérémiah bondit pour l’aider, renversa l’écuelle au passage, mais se trouva incapable de quoi que ce soit en parvenant à son contact, n’osant pas lui frapper dans le dos de peur de briser son corps affaibli. Après quelques secondes d’un râle inquiétant, la tousserie muta en éclats de rire :

« J’ai l’impression d’être un cheval ! J’avais un oncle qui parlait comme ça à ses bêtes. "Là, encore un peu. Voilà, c’est bien." Et tu sais ce qu’on disait de lui ? »

Jérémiah répondit par un grognement sourd.

« Qu’il ne faisait pas que les brosser, lorsqu’il leur tenait ce langage ! »

Le lieutenant, mi-piteux, mi-bougon, se baissa pour ramasser le bol et son contenu éparpillé. Ayzebel ne parvenait plus à retenir son rire, qui sonnait clair comme une cloche. L’air boudeur de Jérémiah céda bientôt la place à un grand sourire, mais il préféra le dissimuler en ramassant quelques grains de blé roulés dans un coin.

La manifestation de joie d’Ayzebel s’arrêta soudain, aussi brusquement qu’elle avait commencé. Elle plongea les yeux dans ceux du lieutenant, et débita d’une traite, comme si elle avait répété la tirade dans son esprit avant de la prononcer :

« Je lui ai pardonné, Jérémiah. Enfin, je le déteste, je lui en veux et je lui en voudrai toute ma vie, mais… je ne chercherai plus à le tuer. J’ai longtemps essayé de comprendre qui il était. Un homme, ou un enfant ? Une brute, ou un balourd ? Un homme bon, ou un affreux ? Et maintenant, je crois que j’ai la réponse.

« Il est un démon. Un monstre d’égoïsme, prêt à tout pour réussir. Mais un monstre avec un idéal. Et pour cela, je lui pardonne. Si la mort de mon frère peut mener l’ancien peuple à la liberté, je lui pardonne. Mais s’il nous trahit un jour, je serai là, sur son chemin, et je lui enfoncerai mon poignard dans le corps… »

Ayzebel blanchit soudainement. Ses forces parurent la déserter, elle s’affaissa en arrière, mais ajouta tout de même, fléchant le lieutenant du regard :

« Tu le lui diras ? »

Jérémiah n’arrivait à détacher son attention de la jeune femme. Il se sentait rougir, aurait voulu s’enfuir, mais il ne parvenait à bouger. Ayzebel s’effondrait de plus en plus. Seuls ses yeux le harponnaient encore, le reste de son corps paraissait se noyer à nouveau dans la fièvre. La sueur perla sur son front et son cou, ses lèvres devinrent aussi pâles que la chaux.

Le lieutenant articula faiblement :

« Je… »

Une voix venue de l’extérieur de la tente lui épargna une réponse maladroite :

« Jérémiah, tu es là ? »

Après un dernier regard pour Ayzebel, qu’il borda délicatement, le lieutenant se tourna vers l’entrée :

« Oui, je suis là ! J’arrive, Théophore. »

Le jeune aristocrate ne laissa pas Jérémiah sortir de la tente qu’il lui assenait déjà une question :

« Alors, qu’a décidé Daogan ? Il attaque mon père ?

— Je… euh… »

Le lieutenant secoua la tête pour se remettre les idées en place, et retrouva du même coup son assurance de guerrier :

« Non, Relonor et Kryaä ont fait dévier l’attaque vers Laval Vignonel. Nous partons demain à l’aube pour Vignevaux. »

Théophore chuchota quelques mots indistincts.

« Pardon ? s’enquit Jérémiah.

— Elzémie… Demain à l’aube ? Je serai parmi vous. Je ne puis laisser Elzémie courir le moindre risque ! La pauvre ne mérite pas cela…

— Votre promise ? Cella avec qui nous avons interrompu votre noce ?

— Elle même. La belle et malheureuse Elzémie… »

Le silence s’étira quelque peu après la déclaration de Théophore, mais ce dernier s’exclama bientôt :

« Jérémiah, promettez-moi que vous veillerez à ce qu’il ne lui arrive rien. C’est la femme que j’aime, Jérémiah. Vous comprenez ? Alors promettez-moi, je vous en prie, promettez-moi que vous ferez tout pour la protéger ! »

Le rouge monta à nouveau aux joues du lieutenant. Il allait balbutier une réponse, plus maladroite encore que celle qu’il aurait réussi à ânonner pour Ayzebel, mais un appel le ramena au mutisme :

« Théophore ! »

Les deux hommes se retournèrent pour voir le massif Daogan s’approcher. Le corps de Théophore se raidit instinctivement, comme pour affronter l’inéluctable violence qui allait suivre. Le guerrier fondit soudain sur lui, son énorme main tendue en avant. Ses doigts lourds empoignèrent l’épaule de son frère avant de la presser :

« Je suis désolé, Théophore. Je suis un abruti. Lorsque ce n’est pas ma faiblesse qui me rend la vie difficile, c’est ma connerie qui me la pourrit. Je ne veux pas tuer notre père. Je ne le tuerai pas. Tout ce que je désire, c’est d’obtenir ma liberté… »

Commentaires

Le héraut Innocent est un running gag assez cruel, mais toujours efficace ^^
Par contre, j'ai tout de suite eu peur pour Elzémie... j'espère qu'il ne lui arrivera rien
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lundi 30 septembre à 15h14