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Antoine Bombrun

mercredi 18 septembre 2019

Chroniques du vieux moulin - Tome 3 : Mariages et trahisons

Chapitre cinquante-septième

« Vous avez fait quoi ?! s’insurgea Emilphas.

— Ce que la sagesse et l’humilité requerraient, ce que votre rage vous refuse : j’ai accepté de parlementer. Dans trois jours, à midi, Théophore et moi aurons signé un traité de paix. »

Le grand prêtre dressa son poing, prêt à l’abattre de nouveau sur la table, mais le bras lui retomba finalement le long du corps. Les yeux de Sylvert étincelaient : ce dernier avait pris sa décision, et il s’y tiendrait. Il paraissait plus serein qu’il ne l’avait jamais été.

Sans plus une parole, Emilphas tourna les talons pour déserter la pièce. Il croisa LeNoblet un peu plus loin, qui n’avait suivi le grand prêtre dans sa course endiablée à travers les couloirs du palais qu’à pas lents.

« Alors ?

— Alors cet idiot de Sylvert est prêt à négocier avec son fils Théophore, qui veut la paix, soi-disant.

— Théophore ? Mais, c’est l’autre le fou, et pourquoi se soumettrait-il à une lubie de son cadet, lui qui cherche querelle depuis si longtemps ?

— Allez lui expliquer si vous avez du temps à perdre, moi je n’essaie même pas : il est si persuadé qu’il n’entendra rien… »

LeNoblet arbora une moue désappointée :

« Alors, il ne sert à rien que je lui parle des informations que je viens de recevoir sur le village de Rauvrour. »

Il secoua un billet pour souligner son propos.

« Quelles sont les nouvelles ?

— Nos soupçons étaient fondés : ils commercent bien avec Daogan. Mais bon, Sylvert refusera d’attaquer, maintenant…

— Pourtant, couper quelques doigts m’aurait fait le plus grand bien… », susurra le prêtre écarlate en caressant son moignon. Il s’éloigna sans se douter de ce que pensait LeNoblet dans son dos, sur le nombre de doigts qui pourrissaient déjà dans le tonneau à l’entrée de la forteresse.

***

« Mais que faisait-elle dehors, foutrecouille ! Je vous ai dit que je ne voulais pas qu’elle sorte ! »

La gifle sonna si puissamment qu’Alcédias n’eut pas la force de répondre avant le nouvel assaut :

« Vous étiez encore en train de prendre du bon temps et vous l’avez laissée sans surveillance ! Vous lisiez, au lieu d’enseigner à ma fille !

— Je vous assure, Monseigneur, nous recherchions de nouvelles essences pour notre herbier.

— De nouvelles essences, non mais je t’en foutrais moi, de nouvelles essences ! »

Alcédias, pâle comme la mort, la main pressée sur l’énorme bosse à l’arrière de son crâne, tenta de nouveau de se défendre :

« Tout se passait bien, mais j’ai soudain reçu un coup sur la tête. Quand je me suis réveillé, quelques instants plus tard, elle avait disparu. J’ai seulement trouvé la lettre, qui gisait dans l’herbe. »

La rage de Sylvert laissa inopinément place à un tremblement incontrôlable de sa lèvre. Il prit le pli pour le lire une nouvelle fois :

Ne t’inquiète pas, je prendrai bien soin d’elle… Et puis, cela te fera peut-être songer à la conséquence de tes actes.

Daogan le guerrier

De grosses larmes coulèrent sur les joues du prêtre vert :

« Je suis désolé, Monseigneur, je suis désolé… Je ne sais pas comment il a pu pénétrer dans les jardins… »

***

Emilphas demanda avec ingénuité :

« Mais cela n’a aucune logique, pourquoi enlever votre fille après avoir proposé la paix ?

— Je vais le tuer ! Je jure que je vais le tuer ! »

LeNoblet intervint :

« Ce n’est pas lui qui a voulu négocier, mais Théophore. Et là, Daogan nous montre ce qu’il pense de la paix…

— Je vais le tuer, l’étriper de mes propres mains, lui faire bouffer ses entrailles !

— Je n’avais pas vu les choses comme ça, opina le grand prêtre. Mais… vous ne croyez pas que si on attaque, il pourrait la blesser ? »

Sylvert souffla longuement pour apaiser sa colère, puis se tourna vers LeNoblet :

« Je vous confie mes hommes, chef de guerre. Mon épaule ne me permet pas de chevaucher à vos côtés, mais mon courroux vous accompagne. Emilphas, vous resterez ici, car il faut que des troupes protègent Hautesherbes.

— Bien monseigneur, comptez sur moi. Rauvrour brûlera avant la tombée de la nuit. »

LeNoblet tourna les talons et s’en fut, emplissant la pièce par les cliquetis de son armure. Sylvert congédia le grand prêtre de la main, puis héla un serviteur :

« Astien, apportez-moi une plume et du papier à lettres. Et plus vite que ça, nom de Dieu ! »

Emilphas quitta le petit bureau, et traça droit vers les caves du palais. Il croisa au passage Bélésaire Viqueford, qui paraissait en sortir, les bras chargés de victuailles. Le gros Sénéchal trouva nécessaire de se justifier :

« Quelle horreur, cette situation… J’ai besoin d’un peu de réconfort. »

Emilphas hocha la tête en retour :

« Affreuse : Daogan n’a décidément aucune morale… »

Bélésaire serra contre lui ses trésors, puis reprit son chemin.

Après les celliers, le grand prêtre tourna à gauche. Il passa ensuite les anciennes stèles funéraires, qui ne contenaient plus que des restes d’ancêtres trop lointains pour être encore honorés, et parvint finalement dans une partie inutilisée des souterrains.

L’éclat de sa lanterne se reflétait sur les vieilles pierres, et rencontra bientôt le visage hâve du vermeil lieutenant :

« C’est affreux, mon maître, affreux… »

La lippe retournée sur elle-même, le rouge rongeait son frein en même temps que ses lèvres.

« Qu’est-ce qu’il t’arrive encore ?

— Enfermer ainsi une petite innocente. Ah, quelle horreur ! »

Emilphas s’énerva dans un murmure :

« Je t’ai déjà expliqué l’intérêt de la manœuvre : c’est pour mettre en rogne le père. Le pousser dans ses retranchements, lui sortir les doigts, l’obliger à se bouger…

— Oui, oui, j’en comprends la politique. Mais une enfant. Une enfant…

— C’est la guerre, Ansphride, et je ferai tout pour la gagner ! La petite va bien ? Elle a su dompter sa frayeur ? »

Le vermeil lieutenant hocha la tête en agitant un morceau de tissu :

« Elle a cessé de pleurer et de hurler, oui. Je lui ai donc ôté son bâillon et donné à boire.

— Quoi ? »

Emilphas se jeta une pèlerine grise posée non loin sur le crâne, et poussa la porte de la cellule.

Plutôt qu’une cellule, il s’agissait d’une ancienne cave à vin abandonnée à cause de son humidité. Les toiles d’araignées couvraient les murs et pendaient du plafond en lourdes grappes. Parsemées pour certaines d’une multitude de gouttelettes, à la manière d’une motte de mousse sous la rosée du matin. Çà et là, de petites boules blanches accrochaient le regard : des araignées mortes et moisies à cause de l’excès d’eau.

Terrée dans coin, pelotonnée autour de sa carafe, Mélorianne sanglotait en silence. Elle leva brusquement la tête en entendant la porte :

« Pourquoi suis-je ici ? Je n’ai rien fait !

— Chut.

— Laissez-moi partir. J’ai peur, j’ai froid, je veux voir mon papa…

— Chut, j’ai dit. »

Mélorianne se tassa plus encore contre le mur, tant devant la remontrance que devant les deux bras que le prêtre tendait vers elle.

La fillette poussa un cri lorsqu’il la toucha, vite étouffé par le bâillon rattaché d’un geste expert. Ses membres furent aussi habilement entravés.

Un instant plus tard, ignorant les lourdes larmes et les coups de pieds dans le vide, Emilphas avait regagné le couloir et fermé la porte derrière lui :

« N’as-tu aucune réflexion ? Le Sénéchal a fait des celliers sa seconde demeure, sans parler des serviteurs qui viennent ici chercher de quoi cuisiner. Si une seule personne l’entend, une seule, tout mon plan sera à fiche à l’eau… et nous avec !

— J’y avais songé, mon maître. C’est pourquoi je lui avais demandé de se tenir calme. »

Ansphride acheva sa phrase en caressant le manche de son petit couteau. Malgré son sourire béât, le grand prêtre n’eut pour lui qu’une moue de dégoût :

« Tu es un imbécile. »

Il pensa « Un imbécile heureux », mais ne l’ajouta pas ; la grimace confite du vermeil lieutenant prouvait un remord suffisant. À la place, il expliqua d’une voix satisfaite :

« Notre astuce fonctionne pour l’instant à merveille. Sylvert vient d’envoyer LeNoblet à Rauvrour. Et si j’enrage de ne pas y aller moi aussi, je suis ravi que l’on s’y batte !

— Sylvert n’y est pas parti ?

— Non, et cela m’a surpris. Je pensais que sa colère lui ferait oublier la douleur… Peut-être ne simule-t-il pas tant ! Mais tant mieux au final, au moins il n’y risquera pas sa vie. Nous avons besoin qu’il vive, pour défaire les rebelles de Geraint. »

***

Après avoir suivi la bordure de la forêt par l’est, les chevaliers lourds de LeNoblet parvinrent devant le village.

« Quelques baraques qui tiennent à peine debout, et ça se permet de se révolter contre la noblesse ?! »

Le chef de guerre observa le bourg quelques instants, dissimulé derrière des branchages. Il ordonna finalement :

« Faites le tour par la droite, pendant que nous longerons le bois. Attention que ceux qui travaillent dans les champs ne s’échappent pas : Sylvert a demandé qu’il n’y ait aucun survivant ! »

Puis, sur une injonction chuchotée de sa part, tous les destriers furent poussés en avant. Ils avalèrent le petit dénivelé, avant de lancer la charge. Leur cri de guerre résonna dès qu’ils furent repérés, rythmé par le fracas des épées contre les boucliers, doublé par les hurlements de terreur.

Ce fut un massacre. L’attaque s’était révélée tellement soudaine que, le temps que les paysans prennent les armes, la plupart d’entre eux étaient déjà tombés.

La bataille n’était pas achevée que LeNoblet ordonnait déjà que l’on mette le feu aux habitations. Aplatir les cultures demanda plus longtemps, mais comme le chef de guerre ne voulait pas prendre celui d’arracher chaque plant, de lourdes planches fixées par des cordes à des destriers lancés au galop dans les champs parut suffisant.

Les animaux d’élevage furent rassemblés, afin d’être convoyés jusqu’à Hautesherbes. Pas que LeNoblet souhaite éviter le gaspillage, mais plutôt pour empêcher les hommes de Daogan de les récupérer. Poules et canards encagés, cochons et autres bestiaux en laisse : l’ost ressembla bientôt à une maladroite troupe d’itinérants.

Tout cela n’ayant pas pris plus de quelques heures, LeNoblet décida de partir avant que la nuit ne tombe, et d’installer un campement à mi-chemin de Hautesherbes.

On mit ainsi pied à terre avec le coucher du soleil, on monta les tentes, on alluma le feu et on organisa des tours de garde. Les chevaliers, échauffés par le massacre, parlaient trop fort et leurs rires paraissaient forcés. LeNoblet, qui sentait bien leur tension, les calma rapidement avant d’ordonner le coucher :

« Je sais que nombre d’entre vous sont troublés par notre attaque sur des paysans désarmés, mais détrompez-vous. Nous n’avons fait que brûler le mal à la racine. Ces paisibles membres de l’ancien peuple, comme vous vous dites, étaient comme de l’huile sur le feu. Ils fournissaient Daogan, et leur village se vidait rapidement pour aller grossir les rangs du guerrier.

« Nous n’avons occis là qu’une armée en devenir ! Pour chaque homme tué, chaque femme, peut-être même chaque enfant, cela fera un soldat de moins à affronter lorsque nous prendrons Castel-à-bois. Si cela vous a semblé une tuerie, il s’agissait au contraire d’une action de guerre ! »

Alors que la nuit laissait défiler ses heures, lune grosse pour éclairer les chevaliers de garde, un craquement se fit entendre du côté des bovins maladroitement parqués.

« Sont pas censés dormir, les bestiaux ?

— Il me semble bien que si. Regarde nos chevaux, ils ne bronchent pas.

— Reste ici alors, je vais y jeter un œil. »

***

Ses éclaireurs lui ayant rapporté le départ du chef de guerre et de ses troupes, Daogan se trouvait déjà en route lorsqu’il aperçut les traînées de fumée noirâtre. Venaient avec lui quatre-vingts cavaliers des Marches, ainsi qu’une bande de paysans à cheval.

Les effectifs étaient réduits, mais le guerrier avait souhaité privilégier la vitesse à la puissance. Il espérait rattraper l’ost de LeNoblet et, s’il ne parvenait pas à le défaire, au moins enlever leur chef pour l’interroger.

Cependant, lorsque les fumées rayèrent le ciel, projetées vers lui par le vent d’ouest, Daogan comprit son erreur. LeNoblet ne retournait pas à Landargues, il dirigeait une opération militaire. Il ne lui fallut qu’un instant de plus pour deviner le lieu de l’incendie : Rauvrour, où lui et ses hommes se ravitaillaient régulièrement.

Il fit dévier la trajectoire de sa troupe, qu’il menait au nord, vers la capitale, afin de rallier le village au plus vite. Lorsqu’ils en découvrirent les ruines, désertées, Daogan ne songeait déjà plus à capturer le chef de guerre, mais bien à la vengeance.

***

Le chevalier allé inspecter du côté des bestiaux ne revint jamais. À la place, une ombre trapue se rapprocha du feu :

« Alors ? demanda le second soldat de garde.

— Chuuut. »

Inquiété, le veilleur porta la main au pommeau de son épée. Il n’eut pas le temps de dégainer qu’il s’effondrait, vidé de son sang, la gorge ouverte par le poignard de Daogan.

Au même moment, les chevaliers des trois autres postes de garde connaissaient un sort identique. L’instant suivant, des dizaines de silhouettes sombres infiltrèrent le camp – spectres silencieux aux lames nues.

Plusieurs tentes avaient déjà été visitées lorsqu’un des cavaliers se prit le pied dans un pan de tissu et s’effondra en grognant. Les chevaliers alentour se réveillèrent en sursaut, dressèrent la tête, sonnèrent l’alarme.

Le maladroit Nordique ne connaîtrait jamais le courroux de Daogan, car un coup d’épée l’empêcha à jamais de se relever. Au choc de son corps contre le sol succéda le cliquetis des armes.

Les chevaliers, bien qu’en surnombre, ne portaient pas leurs armures et se trouvaient encore engourdis de sommeil. Lorsque des poches de résistance commencèrent à se former, leurs effectifs avaient déjà été réduits des deux tiers.

Aux côtés d’une douzaine de ses soldats, LeNoblet tailladait comme un forcené. Par chance, sa tente s’élevait vers l’intérieur du camp, et les Nordiques n’avaient pas eu le temps de l’investir.

Comme un de ses hommes tombait à côté de lui, il se baissa pour ramasser son épée courte et, une lame dans chaque main, fit mordre la poussière à un Nordique.

Il ne se trouvait pas encore en difficulté, mais s’inquiétait car la nuit et la configuration du terrain l’empêchaient d’estimer le nombre de ses adversaires, ainsi que des survivants de son camp. Il avait choisi de ne pas élever la voix, laissant les siens le faire à sa place, afin de ne pas être repéré. Ce n’était pas le cas de Daogan, qui beuglait tout son saoul non loin de là.

Comme il plantait son cinquième Nordique, LeNoblet décida qu’il serait plus sage de prendre la fuite : malgré leur acharnement, ce combat ne tournerait jamais à leur avantage. Un chevalier sans son armure cueilli au pied du lit se défendait-il mieux qu’un paysan ? Il en doutait. Mais par rapport à un guerrier du Nord, il n’avait aucune hésitation : le chevalier se trouvait en deçà.

LeNoblet entraîna alors les hommes qui l’entouraient vers la bordure du camp. Pourvu que ce fot-en-cul n’ait pas détaché les chevaux !

Leur progression s’avéra difficile, jonchée de morts, mais ils parvinrent à aborder les destriers. Comme il grimpait sur une monture au hasard, le chef de guerre aboya pour la première fois :

« On se replie ! Abandonnez le camp ! Que tous les survivants gagnent Hautesherbes ! »

Daogan lâcha une bordée de jurons en entendant le cri de LeNoblet. Il s’élança dans sa direction :

« Tu ne m’échapperas pas, le foutriquet ! Je vais te faire bouffer ma vengeance ! »

Il transperça un chevalier qui lui faisait face, en décapita un autre qui prenait la fuite, et bouscula un paysan sur son passage avant de débouler dans l’enclos des chevaux.

Un destrier quitta alors son champ de vision. La lame de Daogan, projetée avec hargne, le manqua d’un bon mètre. Le guerrier bondit sur une monture et piqua des deux, pourtant persuadé que la nuit l’empêcherait de rattraper son ennemi.

LeNoblet se coucha presque sur l’encolure afin de prendre de la vitesse. Le fracas de sabots se faisait entendre derrière lui. Il pressa encore son destrier : Pas que je sois couard, mais il ne sert à rien de crever ici. Je dois prévenir Sylvert, et continuer la guerre à ses côtés !

Son cheval lui paraissait aussi large qu’une barrique, si bien que Daogan peinait à s’y maintenir :

« Foutrecouille, comment manœuvrer un animal pareil ! Pourquoi n’ai-je pas l’un de nos fins coureurs ?! »

Contraints d’avancer à pied pour ne pas être repérés, les hommes des Marches avaient dû abandonner leurs montures à bonne distance du camp de LeNoblet.

Daogan pestait encore à voix basse quand il perçut devant lui comme une cavalcade. Il ravala ses mauvais mots et se laissa envahir par les instincts du chasseur.

Pas de doute, quelqu’un s’ensauvait non loin  :

« Je ne suis donc pas si lent, sur mon cheval de trait ! J’arrive, LeNoblet ! »

Les pieds du guerrier heurtaient avec violence les côtes de sa monture, qui bondissait un peu plus à chaque coup, si bien qu’une ombre mouvante se matérialisa bientôt devant lui.

Il cavala encore quelques instants, puis se dressa, pieds sur la croupe, afin de se projeter dans les airs. Il voulait atterrir derrière son adversaire, l’étrangler, prendre le contrôle des rênes et s’en retourner au camp, mais l’obscurité le fit bondir maladroitement.

Il s’effondra de travers sur le destrier, empoignant sa victime comme il le pouvait. Le cheval, effrayé par le choc, fit un écart qui projeta son double chargement au sol.

Daogan roula par terre. Il regrettait d’avoir gaspillé sa lame pour rien. Il se retrouva en garde, pendant que son adversaire se redressait plus lourdement. Il l’empoigna dans une mêlée confuse, enchaîna les coups de poing avant de le basculer au sol, mains serrées sur sa gorge :

« Crève, LeNoblet, crève. »

Une éclaircie entre les nuages fit naître chez lui un doute en laissant apparaître un visage ensanglanté. Jeune, trop jeune…

Lorsqu’il s’estima suffisamment loin, LeNoblet retint son destrier pour que ses chevaliers puissent le rattraper. Un seul membre de leur petit groupe ne le rejoignit pas : un gamin probablement trop blessé pour survivre, de toute manière…

***

LeNoblet parvint à Hautesherbes au petit matin. Prévenu par un serviteur, Sylvert l’attendait en haut des marches. Ce dernier le questionna à voix forte, alors que l’arrivant passait à peine devant le tonneau d’entrée de la forteresse en fronçant les narines :

« Qu’est-il arrivé ? »

Le chef de guerre descendit de son destrier, tremblant, frigorifié par sa course nocturne. Il paraissait maigre et pâle sans son armure, comme si le blanc de la chemise et de la culotte qu’il portait pour toute vêture avait déteint sur lui.

Les neuf soldats qui l’accompagnaient n’arboraient pas meilleure mine.

Ce ne fut qu’après avoir gravi l’escalier qu’il répondit :

« Daogan a attaqué notre camp en pleine nuit. Nous n’avons rien pu faire.

— Vous êtes partis avec cent chevaliers hier matin, et vous voilà revenus à dix ? Vous vous moquez de moi ?

— Je n’ai perdu qu’un homme à Rauvrour. Les autres ont péri durant l’offensive de Daogan. Mais j’ai bon espoir que des survivants nous rejoignent pendant la journée. »

Sylvert fit la moue :

« C’est Daogan qui a défait votre ost ?

— Oui, il nous a attaqués en pleine nuit je vous dis. Nous dormions et nous n’avons rien pu faire.

— Donc, ce que vous essayez de me faire comprendre, c’est qu’en plus d’avoir perdu presque cent hommes, vous avez fourni à l’ennemi des montures, des armes et des armures, et même du bétail ? À l’aube d’une guerre ouverte, vous vous êtes sans doute dit que c’était le meilleur moyen pour nous foutre dans la merde ?

— Je… euh… je… »

LeNoblet ne parvint pas à répondre, tant il était interloqué par l’agressivité soudaine du vieil aristocrate.

« Et moi qui aie envoyé mon héraut hier pour railler Daogan, c’est lui qui doit bien rire à présent… »

Comme un bulot qui rentre dans sa coquille, Sylvert regagna l’ombre de sa demeure. LeNoblet eut un geste vague pour ses chevaliers, leur indiquant qu’ils pouvaient disposer, et se faufila lui-même entre les portes entrouvertes. Quelques instants après, il se glissait sous ses draps avec lassitude.

Des coups violents le réveillèrent, moins de dix minutes plus tard. Les yeux du chef de guerre traversèrent paresseusement la majestueuse chambre cédée par le maître de Hautesherbes pour aller se fixer sur la porte, mais aucune autre partie de son corps ne bougea.

Les coups redoublèrent, suivis par la voix douçâtre du grand prêtre :

« Ouvrez LeNoblet ; nous devons parler ! »

Pour recevoir une nouvelle série d’invectives, sans façon !

« Allons, ouvrez ! Je sais que vous êtes là ! »

Jamais LeNoblet ne s’était senti aussi humilié. Battu à plates coutures. Pris dans une chausse-trappe. Puis rabaissé par une crapule de seigneur foncier : le pompon.

« Ouvrez je vous dis ! Je ne vais tout de même pas devoir défoncer la porte ! »

Le chef de guerre enfonça la tête sous ses draps, puis tassa le monticule avec son oreiller. Installé de cette manière, les coups devinrent presque supportables.

L’esprit de LeNoblet divagua bientôt, à la lisière entre la veille et le sommeil. Ses pensées s’assemblaient ainsi à leur bon vouloir, presque au hasard.

Il songea à Daogan et à la manière dont il allait le tuer. Il s’amusa aussi de voir toutes les haines que cristallisait le guerrier. Il comprit que le retournement de Relonor Helvival était inévitable, car lui n’éprouvait aucune rancœur suffisamment puissante contre lui. Il se demanda si Laurendeau possédait une animosité suffisante pour demeurer dans leur camp, puis se rendit compte qu’il ne savait même pas si le gamin avait une raison personnelle de se joindre à eux, et se promit de le questionner à ce sujet.

Soudain, son esprit sauta de nouveau sur Daogan, sur sa forteresse, sur ses défenses. Ils devraient l’attirer à l’extérieur s’ils voulaient le vaincre. Et il leur faudrait suffisamment de soldats…

« Bélésaire ! »

Le sommeil avait fui totalement sur cette pensée. LeNoblet se retrouva debout, en train de se vêtir :

« Pour une fois que cet imbécile peut être utile ! »

Quelques instants plus tard, le chef de guerre écumait toutes les salles à manger du château.

Je dois demander de nouvelles troupes à Fleurienne. Je ne peux me contenter de la moitié d’ost stationné ici, j’ai besoin de plus. Mais elle n’acceptera pas sans bonne raison…

Comme il ne le trouvait pas, il poussa ses recherches dans les cuisines, où l’on s’affairait déjà pour préparer le déjeuner.

Mais si ma demande est appuyée par les observations de Bélésaire, ça peut fonctionner. C’est tout de même lui l’informateur du Souverain. « Ses yeux observent, sa bouche décrit, le Souverain agit. » C’est du moins ce que l’on dit, lorsqu’on ne parodie l’adage, comme bien souvent : « Ses yeux goutent, sa bouche mâche, le Sénéchal digère. »

« Vous n’avez pas vu le Sénéchal Bélésaire Viqueford ?

— Non, Monseigneur, il n’est pas encore venu aujourd’hui… »

Les garde-mangers dans les souterrains, il ne peut se trouver que là !

Il descendit les marches quatre à quatre, traversa la cour, poussa la lourde porte de bois, s’alluma une torche et pénétra dans le premier caveau :

« Bélésaire, vous êtes là ? »

Pas de réponse. LeNoblet s’enfonça davantage dans les profondeurs de la cave.

« J’ai besoin de vous parler, Bélésaire ! »

Il traversa de longues pièces emplies de bouteilles, d’autres chargées de meubles grillagés servant de garde-mangers, d’autres encore encombrées de vieux mobilier usé, mais aucune trace du Sénéchal.

Il poursuivit alors son exploration, vers d’arrière-salles contenant plus de toiles d’araignée qu’il ne l’aurait cru possible. Il frissonnait presque en repensant à des contes à dormir debout sur des créatures dévoreuses de chair humaine. Sa voix lui paraissait moins forte, moins assurée, comme assourdie par les mètres de fils blanchâtres qui manquaient de l’ensevelir :

« Bélésaire ? »

Il se répétait sans cesse « Encore une pièce, allons, une dernière… », dans l’espoir insensé de retrouver le proéminent Sénéchal.

Soudain, il lui sembla discerner un mouvement dans le noir. L’éclairage de sa torche ne portait pas assez pour le renseigner. Instinctivement, il approcha la main de la poignée de son épée, mais en vain : Merde, je ne suis pas armé !

« Bélésaire ? »

Il s’approcha à pas prudents :

« Allons, montrez-vous. Je sais que vous êtes là ! »

Encore trois pas et il fut arrêté par un cri de souris :

« Je n’ai rien fait, je vous le jure ! »

LeNoblet bondit en avant et empoigna une cape rouge :

« Ans… Ansphride ? Mais qu’est-ce que vous foutez là ? »

Comme il relâchait son étreinte, le vermeil lieutenant se plaqua contre la porte derrière lui.

« Euh… rien je… euh… j’avais besoin d’un peu de tranquillité.

— Au fond d’une cave ? Mais pourquoi pas dehors ?

— Oh mais euh… c’est parce que je… c’est à cause des oiseaux, je ne les supporte pas. »

Comme il recevait la justification avec scepticisme, LeNoblet fut pris d’un terrible pressentiment :

« Poussez-vous. Poussez-vous je vous dis, laissez-moi ouvrir cette porte. »

Ansphride allait s’y opposer, mais la torche de LeNoblet s’approcha trop près de lui à son goût et il préféra se jeter sur le côté.

Sa main s’acharna sur la poignée sans succès : elle était close à double tour.

« La clef. »

Le vermeil lieutenant, blanc comme un linge, ne se le fit pas ordonner deux fois.

L’huis s’ouvrit, LeNoblet entra, lâcha un chapelet de jurons :

« Mélorianne. Vous avez osé ! »

Il ressortit pour empoigner une nouvelle fois le prêtre par le col. Les pieds à quelques centimètres du sol, ce dernier éructait ses excuses :

« Ce n’est pas moi. Emilphas m’a forcé ! J’étais contre, la pauvre petite ! »

Une voix lui fit ravaler sa langue :

« Il y a quelqu’un ? »

LeNoblet cracha à voix basse :

« Merde, Bélésaire. »

Il lâcha Ansphride et se précipita :

« Bélésaire, ici ! »

Il quitta la petite cave, et en traversa une autre pour rejoindre le Sénéchal :

« Bélésaire, je vous cherchais !

— Ah, il me semblait bien avoir entendu des voix ! Mais avec qui parliez vous donc ? Et qu’est-ce que vous fichez là ?

— Venez, sortons d’ici. C’était à vous que je parlais, bien sûr : je vous cherchais ! »

Commentaires

"De nouvelles essences, non mais je t’en foutrais moi, de nouvelles essences !" : Sylvert m'avait manqué :')

Emilphas, enlever la petite ! Quelle ordure... je me doutais qu'il faisait preuve de bien peu de véhémence devant son père lorsque celui-ci a appris la nouvelle...

"c’est à cause des oiseaux, je ne les supporte pas" : non mais ce gars, ah ah !

... Ils vont libérer Mélorianne, quand même, hein ?
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mercredi 18 septembre à 18h57
J’écris tellement de bêtises que je ne me rappelais même pas des deux passages que tu as relevé ^^
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mercredi 18 septembre à 20h19
... j'ai dit la même chose à Aloyse quand elle m'a parlé d'Ocrit ^^'
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mercredi 18 septembre à 21h36