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Antoine Bombrun

mercredi 30 septembre 2020

Chroniques du vieux moulin - Tome 4 : Jusqu'à ce que la mort nous sépare

Chapitre soixante-dix-huitième

Jactance s’était pourtant juré de n’avoir plus de contact avec les Hommes.

Rien de bon, comme il le pensait régulièrement. Ils ne m’ont rien apporté de bon…

Seulement, ce jour-là, alors qu’il vérifiait ses collets dans la grande forêt et qu’il avait bien senti une agitation vicieuse dans l’air, il n’avait pas écouté son instinct. Ses sens lui criaient pourtant de fuir : les animaux se taisaient, contrairement à leur habitude – depuis le temps, lui faisait partie de la famille de la forêt et les bêtes n’avaient plus peur de lui. Les animaux se taisaient et, à la place de leurs criaillements, on percevait comme une rumeur en direction du nord, du côté des Hommes. Il avait déjà entendu l’écho de voyageurs, ou dû se cacher de chasseurs, mais jamais un tel bruit ; un bruit qui ne lui disait rien qui vaille.

Pourtant, il avait tenu à finir le tour de ses pièges. Il ne voulait pas qu’un lièvre y reste coincé et souffre inutilement. Les animaux avaient comme lui perçu la rumeur, mais eux demeuraient prudents, alors Jactance ne trouva rien. Il s’acharna tout de même à achever la visite, jusqu’à son avant-dernier collet. Une proie peu commune s’y était pris la patte, avait tenté de se libérer puis, n’y parvenant pas, s’était effondrée.

Le paysan qui gisait là avait la vêture couverte de sang.

Jactance en fit le tour prudemment, sans l’avoisiner, mais ne discerna aucune trace de vie. Il avança alors un peu et le tâta de son bâton. Encore une fois, pas de réaction. Rassuré, le vilain s’approcha davantage pour délivrer le cadavre et récupérer son piège. Il frissonna à son contact. Pas de toucher un cadavre, car il savait que la mort fait partie de la vie, mais parce que ce dernier était encore chaud. Il prit sur lui et le libéra tout de même, puis le tourna sur le dos. Le paysan avait une plaie à l’abdomen et une autre à la tête. Il respirait néanmoins. Faiblement, mais il respirait.

Jactance demeura longuement à fixer l’homme. Il hésitait. Si cela avait été un animal, il l’aurait sauvé à coup sûr. Chaque fois qu’il prenait autre chose qu’une proie dans ses collets, il leur venait en aide, comme le renard du mois dernier. Mais là, un humain…

En définitive, ce fut l’idée du cadavre pourrissant dans le coin du bois où il vivait qui le poussa à agir.

Il laissa donc le paysan pour aller chercher sa planche à roue, celle qui lui servait pour transporter les objets pesants. Il y hissa l’homme et l’emmena jusqu’à sa cahute. Ce fut un rude labeur, car le paysan s’avérait bien lourd malgré sa taille, puis la roue n’était pas si ronde. Jactance y parvint tout de même.

Il installa le blessé sur la paillasse qui lui servait de couche, puis entreprit de le panser. Il avait bien quelques herbes et onguents qu’il avait concoctés avec les années, mais rien pour des plaies de cette dimension. Il fit néanmoins de son mieux, et s’attacha à endiguer le saignement.

Encore une fois, ce fut un rude labeur. L’homme des bois en sortit tout couvert de sang, et désireux d’abandonner pour de bon sa cahute. Il se lava au ruisseau, puis erra dans la forêt pour passer le temps. Quand le soir approcha, il fut saisi de l’envie de dormir dans les bois, dehors. Mais encore une fois, ce fut l’idée du cadavre, pourrissant cette fois dans sa masure, qui le poussa à rentrer.

Le paysan était toujours vivant, c’était ça de pris. Comme il était encore inconscient, Jactance se contenta de verser un filet d’eau entre ses lèvres entrouvertes, en prenant garde à ce qu’il ne s’étouffe pas. Repas frugal, mais au moins il avait avalé quelque chose, se targua le vilain.

Lorsqu’il fallut dormir, Jactance récupéra la couverture en peaux de lièvres qu’il avait confectionnée et s’installa à l’autre extrémité de la petite cahute, au plus loin du blessé.


Les jours passèrent sur le modèle du premier : un minimum de bienveillance, allié à un maximum d’absence. Chaque matin, au réveil, Jactance regrettait d’avoir sauvé l’homme. Puis, il se convainquait qu’une vie était une vie, qu’elle soit humaine ou animale, et qu’il ne fallait pas la gâcher. Il espérait seulement que le blessé se remette au plus vite, puis quitte le bois.

Le paysan ouvrit les yeux au bout de cinq ou six jours. Il ne bougeait toujours pas, si ce n’étaient ses pupilles qui allaient de droite à gauche, mais Jactance sentit qu’il ne pouvait plus le laisser tout le jour durant. Un être vivant a besoin de compagnie.

Le vilain passa donc de nombreuses heures aux côtés du blessé, sans piper mot, sans le regarder, mais avec lui. Il le nourrissait d’une soupe claire et fade, et c’étaient leurs seules interactions. Puis, lorsqu’il n’en pouvait plus, Jactance quittait la maison pour aller vérifier ses collets ou veiller sur ses plantations.


La première fois que le paysan ouvrit les yeux pour les poser sur Jactance, il fut presque effrayé. La créature qui lui faisait face, et qui avait autrefois été un homme, était plus sale et repoussante que tout ce qu’il n’avait jamais vu. La crasse, d’abord, qui colorait sa peau d’un marron grisâtre, avec seulement une trace plus claire, presque beige, autour de la bouche, certainement à l’endroit où il s’essuyait d’un revers de la main après avoir fini de manger. Puis l’odeur. Une senteur forte de terre et de feuilles mortes, comme un concentré de forêt en un seul être.

Enfin, l’homme dissimulé dessous. Et lui-même possédait une apparence propre à ficher la trouille. Un nez comme un groin, épaté, tordu, avec une narine plus grosse que l’autre, comme fendue. On aurait dit un nez épais au sortir d’une bastonnade.

Le sourire édenté, plus retombant que dressé. Parmi les chicots qui demeuraient, la plupart avaient pris la couleur de la forêt : un jaune marronnasse. D’autres étaient plus simplement noirs, et devaient lui faire un mal de chien.

Autour, une barbe inégale, tant dans la découpe que dans la teinte. Et pour éclairer le tout : deux taches claires jaillissant de l’ombre. Des yeux vairons ; l’un vert l’autre marron, qui ne paraissaient pas regarder tout à fait au même endroit.

Malgré cette apparence pour le moins inhabituelle, le vilain ne semblait pas mauvais. Il faisait plutôt penser à un animal de compagnie retourné à l’état sauvage, qui serait effrayé par tout ce qu’il pourrait rencontrer.

Comme Jactance ne parlait pas, le paysan non plus ne lui adressa pas la parole. Les deux hommes apprirent ainsi à se côtoyer, à se découvrir l’un l’autre sans échanger le moindre mot. Par la simple présence. Respirer le même air, demeurer côte à côte. Puis par des regards, de plus en plus fréquents. Des petits gestes, minimalistes, qu’ils s’adressaient mutuellement.


Le premier à parler, à son grand étonnement, fut Jactance. Comme il n’était pas certain de savoir encore le faire, il conversa d’abord avec le ruisseau. Sa voix s’avéra un croassement rauque, dans lequel il n’identifia aucun mot. Il réitéra ses efforts jusqu’à parvenir à une phrase complète.

Quand il retrouva le paysan, pourtant, il n’eut pas le cœur de lui adresser la parole, alors il s’accorda une nouvelle journée d’entraînement. Après celle-ci, il se sentit prêt, brandit son courage à deux mains et le questionna :

« Quel est ton nom ? »

D’aucuns auraient demandé d’où il venait, et pourquoi il était arrivé blessé, à l’orée de la mort, mais le vilain n’en avait cure. Il avait déserté depuis longtemps la folie des Hommes et ne comptait pas s’y intéresser à nouveau. Il ne chercherait jamais à connaître la raison de ses blessures. Par contre, il en avait assez de ne pouvoir nommer celui qui occupait tant de ses pensées, et comme il n’avait pas assez d’imagination pour lui trouver un nom, il lui paraissait important de le demander.

Le paysan fut étonné. Pas tant par la question, mais surtout d’entendre Jactance parler. Il réfléchit un moment avant de répondre d’une voix faible :

« Je ne sais plus. »

Le vilain fit la moue. La réponse l’ennuyait passablement, car si le blessé lui-même ne savait pas son nom, il faudrait que lui se charge d’en trouver un. Et s’il était venu vivre ici, ce n’était certainement pas pour chercher des noms…

Le paysan demanda à son tour, comme si la première question avait libéré la parole.

« Et toi ?

— Je crois que je n’en ai plus, car cela fait des années que je n’en ai plus besoin. Mais, dans ma jeunesse, on m’appelait Jactance. »

Un rire douloureux agita le blessé :

« Pourtant, tu ne jactes pas beaucoup ! »

Le vilain haussa les épaules : il l’avait dit, ce nom n’était plus le sien.

La discussion mourut ainsi, et le paysan s’endormit.


La conversation ne reprit que le lendemain, après que les deux hommes eurent pu ressasser ce qu’ils s’étaient déjà dit. Jactance entra, et déclara en allumant un feu pour préparer le repas :

« J’ai décidé de t’appeler Parole, car ta présence me l’a rendue. »

Le paysan hocha la tête. Cela ne semblait pas lui importer, de ne plus posséder de nom. Il demanda, car lui n’était pas fermé au passé :

« Pourquoi vis-tu ici ? »

Jactance soupira. Il n’avait pas envie de répondre à cette question. Il n’avait pas envie de repenser à cette époque. Pourtant, comme cela comptait pour Parole, il obtempéra :

« Je vivais jadis dans un petit village, au nord d’ici, en compagnie des miens, membres de l’ancien peuple. Nous étions gouvernés comme tous par des nobles et bourgeois cannirnos.

« Je viens pour ma part d’une famille de prêtres de l’ancienne religion. Comme notre caste rattachait le peuple à ses racines, les Cannirnos ne nous aimaient pas. Ils tentaient de nous faire taire par tous les moyens. Certains d’entre nous étaient même tués dans des bagarres ou disparaissaient sans laisser de traces… »

Le vilain se tut un instant pour mâcher dans le vide afin de s’humidifier la langue. Trop de mots pour peu de salive… Cette pause ne retira cependant pas l’accent légèrement croassant que lui avait conféré tant d’années de silence.

« J’ai bientôt été l’unique… heu… Quel est le mot déjà ? Ah oui, l’unique survivant. Le dernier du village à porter encore la mémoire des ancêtres. Les pressions exercées sur moi se faisaient de plus en plus fortes. Pire, notre religion paraissait perdre sa consistance. Les plus jeunes ne s’y intéressaient plus, préférant les trois couleurs des cannirnos. Je risquais ma vie en continuant de prêcher, alors même que je ne prêchais déjà plus pour rien ni pour personne.

« Un matin, ça a été mon tour de me faire bastonner. Sans trop que je sache pourquoi, mes bourreaux se sont arrêtés avant ma mort. Ils m’avaient brisé physiquement, et je pense que ça se voit toujours, ajouta-t-il en désignant son visage. Ils m’avaient brisé, mais je vivais encore. »

À la raucité du timbre de Jactance vint s’ajouter une sonorité un peu ronde de certains sons : sa langue fatiguait.

« Je devinais qu’ils me tueraient la prochaine fois, alors je suis parti. J’ai abandonné les ancêtres, j’ai abandonné l’ancien peuple, j’ai abandonné les Hommes.

« Je suis venu ici, où j’ai délaissé mon nom pour trouver ma place dans la nature. Depuis combien d’années suis-je dans cette forêt, je ne saurais le dire. Peu importe, car j’y finirai mes jours… »

Jactance s’arrêta ici. Il paraissait épuisé par son monologue. Le paysan ne lui posa aucune question. De toute manière, le vilain n’y aurait pas répondu.

Jactance cuisina, puis les servit tous les deux dans la même gamelle – un grand galet un peu plat. Ils mangèrent en silence.

Commentaires

La description du « paysan » est parfaite
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jeudi 1 octobre à 18h49
Merci :)
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dimanche 4 octobre à 09h59