3

Antoine Bombrun

dimanche 30 août 2020

Chroniques du vieux moulin - Tome 4 : Jusqu'à ce que la mort nous sépare

Chapitre soixante-seizième

Le père Mathurien avala les lieues qui le séparaient de ses proies. Il n’avait plus de chariot, volé par traîtrise ; il n’avait plus de compères, blessés ou mis en fuite par les paysans ; la fureur et la peur se révélaient ses seules compagnes. Ce furent elles qui lui fournirent l’énergie pour marcher trois jours durant, sans pause, presque sans manger. Elles lui permettaient de tenir. Il ne s’arrêtait que lorsqu’une présence humaine s’offrait à lui, pour s’assurer qu’il conservait la bonne direction. Par chance, des Sauvages qui gagnent le sud, ça se remarque, et il n’eut aucun mal à suivre leur piste.

Quand il s’effondrait, au cœur de la nuit, c’était sur le bord d’un chemin parce que ses forces le lâchaient. Il tombait alors dans un sommeil de mort, mais s’en réveillait avant que ne s’écoule une heure, dans un sursaut de terreur ou de colère. L’image de Grimm – sa chevelure claire, son long nez droit, sa corsèque – était un souvenir qui lui accordait plus d’énergie qu’une gamelle ou qu’une bonne nuit de sommeil.

Dans l’après-midi de son quatrième jour, il aborda une petite bourgade sous la domination de la lignée Viqueford. Il comptait acheter une miche de pain, au moins, à l’auberge, et s’assoupir un moment car il se sentait sur le point de défaillir. Le désespoir le disputait à l’épuisement, mais il avait la présence d’esprit de soigner le second avant de s’occuper du premier.

Un étrange chariot attira néanmoins son attention non loin du relais. Il ne s’agissait que d’une charrette à bestiaux, cagée pour transporter les animaux à la foire ou chez le seigneur du lieu, mais les formes qui l’occupaient lui paraissaient étrangement claires. Comme des… chevelures sauvages.

Un autre chariot patientait devant, il s’en rendit compte en approchant. Nul doute : c’était le sien !

« Foutrecouille de foutrecouille ! Je les aurais rattrapés ? »

Il s’avança à pas redoublés vers les véhicules. Son empressement, ainsi que les mots qu’il mâchonnait fébrilement, s’avérèrent suffisamment bruyants pour que les occupants du chariot l’entendent approcher.


Wilhjelm se jeta contre la grille arrière du chariot. Le cri d’effroi lui échappa sans qu’elle n’ait aucun contrôle dessus :

« Il est là ! Il est là ! »

Gardomas se tassa lui aussi au fond, dans une pause à peine plus protectrice que terrifiée.

Mathurien gagna le chariot en quelques-unes de ses longues enjambées. Si l’ogre des grands chemins, du fait de sa carrure, avait toujours été impressionnant, il était désormais tout à fait inquiétant. Une barbe de plusieurs jours lui rongeait le visage, noyant sa barbichette, autrefois délicatement tressée, dans le désordre d’une mer blanchâtre. Ses deux yeux ressortaient par-dessus : rouges, injectés de sang, ils fouillaient le contenu du chariot d’un air hagard. Sa bouche postillonna quelques mots, tremblante :

« Je l’ai trouvée ! Je l’ai enfin trouvée ! »

Même sa vêture, qu’on devinait avoir été soignée par le passé, se couvrait de terre et de déchirures.

Il empoigna la grille à deux mains et dévoila sa dentition où brillaient les chicots en or :

« Wilhjelm Helvival, enfin ! »

Il fit le tour pour l’attraper, mais l’épouse des Marches s’enfuit à nouveau de l’autre côté du chariot, et Gardomas lança un coup de pied vers les barreaux de métal avant de la rejoindre.

« Cesse de fuir, sale garce. Tu es à moi. Grimm m’a donné tout pouvoir sur toi ! »

Wilhjelm semblait trop épouvantée pour lui répondre. Elle se contentait d’éructer de perçants cris de terreur.

Après un tour du chariot, Mathurien posa la main sur la chaîne qui maintenait la grille fermée. Un cadenas de bonne taille en assurait le verrouillage. Il l’attrapa et le serra entre ses doigts énormes, comme pour le briser. Il l’observa un instant :

« La clef. Je dois trouver la clef… »

Une voix résonna derrière lui, depuis la porte de l’auberge :

« C’est ça que tu cherches, étranger ? »

Mathurien se retourna d’un bloc, désorienté, et cligna des yeux pour arriver à faire la mise au point sur son interlocuteur malgré le soleil.

« La clef, je veux la clef.

— Tu peux toujours courir ! Ces deux Sauvages sont nôtres. Nous partons demain à l’aube, afin de les vendre à Landargues à la lignée Souveraine. »

La nouvelle cueillit l’aubergiste comme un coup de poing au creux de l’estomac. Le temps de se reprendre, puis il rugit avec une seconde de retard :

« Ils sont à moi ! Ce sont mes proies ! Je les pourchasse depuis trop longtemps pour les laisser filer ainsi. Je veux la clef !

— Jamais, vieillard ! »

Le paysan gagnait en assurance depuis que deux ou trois de ses compagnons l’avaient rejoint sur le seuil de l’auberge.

La grimace que lui adressa Mathurien en réponse aurait fait frémir le plus féroce des guerriers du nord.

« Donnez-moi cette putain de clef, ou je vous étriperai tous pour l’avoir ! »

Les paysans commencèrent à douter devant l’annonce, et durent échanger entre eux avant de répondre :

« Non, ils sont à nous. »

« Mais nous pouvons vous les vendre. »

En messe basse :

« Non, c’est au de Pal que nous allons les vendre !

— Si ça peut nous éviter le déplacement, on est gagnants…

— C’est vrai, ça. Il faut seulement nous méfier du prix qu’il va nous offrir… »

De nouveau à voix haute :

« Alors, étranger, veux-tu payer pour ces Sauvages ?

— Jamais, s’emporta Mathurien. Ils m’appartiennent, et je me targue d’être trop bon commerçant pour payer ce qui est déjà à moi. Sur ma vie, donnez-les-moi ou je vous tuerai… »

Un instant de doute ébranla à nouveau les paysans, puis ils se serrèrent les coudes et clamèrent :

« Nous sommes tout un village, vieillard. Et nous avons des armes. Tu n’as aucune chance… »

L’incertitude étreignit cette fois Mathurien. Il roula les yeux, en pleine réflexion. Derrière lui, les deux Nordiques demeuraient pendus à ses lèvres, dans les bras l’un de l’autre, comme si ce que l’aubergiste allait annoncer pouvait leur sauver la mise.

Mathurien fouilla finalement sa grande poche, en sortit une bourse pleine et grogna :

« Quel est votre prix ? »

Le petit groupe des paysans s’attroupa en cercle et se mit à chuchoter. Quelques mots, prononcés plus forts, voletèrent jusqu’à Mathurien :

« Vingt ?

— T’es fou, pas moins de cinquante !

— Pourquoi ne pas monter plus haut, t’as vu la taille de sa bourse ? Il pourrait acheter un village, avec !

— Attention à ne pas trop en demander, il pourrait changer d’avis, sinon…

— Quatre-vingts, alors ?

— Attendez, attendez, j’ai une idée. »

Le groupe se serra encore davantage autour de l’homme, qui chuchota trop bas pour que l’aubergiste puisse entendre quoi que ce soit. Ils se redressèrent finalement, un sourire fier pendu aux lèvres :

« Donnez le contenu de votre bourse, et ils sont à vous. »

L’annonce arracha une grimace à Mathurien, mais il dressa les bras pour leur tendre l’argent sans hésiter. Ce ne fut plus un sourire, mais un rire qui agita les lèvres des paysans. Ils se rapprochèrent, goguenards. Ils allaient empoigner la bourse quand Mathurien la leur retira brusquement.

« Et je veux récupérer mon chariot. »

Il désigna de la tête son véhicule, rangé derrière celui avec la cage à bestiaux.

Le paysan darda son regard dans le sien, intensément, puis hocha le chef. Il tira la clef de sa poche pour clore l’affaire. D’un seul geste, l’échange se fit : bourse contre clef.

Les visages des deux hommes s’éclairèrent alors, et le villageois envoya une claque de joie dans le dos de l’aubergiste. Le glapissement de Wilhjelm, derrière, fut couvert par les acclamations des autres paysans.

Mathurien s’éloigna pour glisser la clef dans le cadenas. Elle entra avec peine, puis grinça au moment de tourner – le cri du fer, celui qui annonçait aux cochons l’arrivée aux abattoirs.

Wilhjelm se rencogna contre la grille, à l’arrière du chariot, tandis que Gardomas s’avançait pour la protéger.

La porte gémit à son tour. Mathurien laissa la clef dans la serrure et grimpa sur le chariot. Il dut se baisser pour passer l’ouverture, et Gardomas en profita pour lui foncer dessus. Il comptait le repousser hors du chariot et l’assommer en le jetant par terre. Ils tireraient parti de ses quelques instants d’inconscience pour s’enfuir.

Le plan lui paraissait suffisamment bon pour pouvoir réussir, mais le cou épais de Mathurien heurta le haut de la porte et y resta bloqué. L’aubergiste prit alors appui sur ses vertèbres et les muscles de son dos pour renverser la situation. Gardomas vola. Son crâne fut projeté contre un des barreaux de métal, qui sonna clair comme une cloche, et le Nordique ne bougea plus.

Wilhjelm hurla à nouveau, tellement en émoi qu’elle ne parvint à se jeter sur son ami, et se contenta de se tasser encore davantage contre la grille.

Mathurien entra tout à fait dans la cage, à quatre pattes, comme une bête. Il rampa vers l’épouse des Marches. Il ahanait et soufflait comme une forge sous l’effort, grognait à chaque pas.

Bientôt, il fut à portée de bras de Wilhjelm, qui se mit à gémir de plus belle. Il lança la main en avant, batailla une seconde contre les gestes désespérés qu’elle esquissait pour se défendre, puis réussit à lui enserrer le poignet. S’engagea alors un demi-tour difficile, durant lequel il prit appui contre les barreaux, l’animal Sauvage arcbouté derrière lui pour résister.

Lorsque Wilhjelm renonça soudain, à bout de forces, et que l’aubergiste put enfin avancer, elle le bourra de coups de pied.

Mathurien parvint tout de même à s’extraire du chariot. Il posa pieds à terre, s’épongea le front sans lâcher le poignet de sa prisonnière qui avait de nouveau réussi à se cambrer – contre la porte de métal cette fois – pour empêcher la sortie.

Les paysans observaient la scène bouche bée, sans même penser à compter le contenu de la bourse. Bientôt, ils furent secoués par un petit rire nerveux.

Après avoir tiré une ou deux fois, l’ogre changea de méthode et lui balança de grandes claques qui lui firent lâcher prise.

Les doigts de Wilhjelm crochetèrent la porte par réflexe pour s’y retenir, tandis que tout son corps pendait au bas du chariot. Elle sentit alors la clef sous ses doigts, enfoncée dans le cadenas, et elle eut une idée. L’idée du désespoir.

Elle profita que Mathurien la tirait moins violemment pour contracter ses muscles afin de gagner un peu d’espace et d’extraire la clef du cadenas. Le grincement passa inaperçu car Wilhjelm s’effondra ensuite sur la route pierreuse. Elle serrait dans sa main la clef. Cette dernière n’était pas si grosse, mais dépassait tout de même de trois ou quatre centimètres de son poing. Ça devrait suffire.

Mathurien lâcha son poignet pour lui saisir le col. Il la souleva afin de lui présenter son sourire dont les dents, blanches et or, étincelaient au soleil. Il portait à cet instant on ne peut mieux son surnom d’ogre des grands chemins. Wilhjelm n’aurait pas été étonnée qu’il ouvre large sa gueule pour la dévorer. S’il l’ouvrit, cependant, ce ne fut que pour grincer :

« Je t’avais pourtant conseillé de ne pas fuir, Wilhjelm. Je t’avais prévenue que la mort t’attendait. Je t’avais prévenue, et à présent je vais mettre ma sentence à exécution ! »

Il la dressa plus haut encore, pendant que sa main furetait dans sa poche à la recherche de son couteau. Dans l’esprit de Wilhjelm, la silhouette de Relonor lui donna la force nécessaire, celles de ses filles le courage d’essayer. Un instant, elle empoigna l’espoir de tous les retrouver… et brandit la clef serrée dans son poing pour l’abattre sur Mathurien.

L’arme improvisée perfora le crâne dur et s’y enfonça. Trois ou quatre centimètres, cela s’avéra, en effet, bien suffisant, car l’aubergiste hurla de douleur, lâchant la Nordique pour porter les mains à sa tête. Il se retrouva l’instant suivant à terre, à rouler sur les pierres.

Les paysans cessèrent brusquement de rire. Ils peinaient à comprendre ce qu’il venait de se passer, et savaient encore moins comment réagir.

Wilhjelm en profita pour chercher à tâtons une nouvelle arme, car la clef était restée enfoncée dans la plaie, et mit bientôt la main sur une large pierre. Elle força pour la déloger du sol, mais sans succès. Elle gratta fébrilement autour, raclant avec les doigts, se brisant les ongles. Mathurien hurlait encore, les paysans ne remuaient toujours pas, et la pierre bougea enfin. Wilhjelm la tira violemment, l’arracha, la souleva, manqua d’être emportée par son poids.

La lourde pierre s’immobilisa, à un mètre du sol. Wilhjelm prenait appui sur ses genoux pour gagner en stabilité. Puis elle frappa.

Le choc. Le craquement. Le sang qui gicla. Le hurlement. Le sien. À elle. Car lui raidit immédiatement. Son cri de douleur se replia au fond de sa gorge. Son souffle se tarit. Seuls quelques tremblements agitèrent encore les extrémités de ses membres.

Wilhjelm se redressa, lentement. Elle contemplait son œuvre, son… cadavre.

Elle ne se défendit même pas lorsque les paysans lui sautèrent dessus.


Des hurlements réveillèrent Gardomas. Ses oreilles bourdonnaient du choc qu’il avait reçu, si bien qu’il n’était pas certain de ce qu’il entendait. Sa cervelle remuée ne parvenait pas plus à faire la mise au point sur le timbre de la voix, et ce n’est qu’un appel, passé comme au hasard jusqu’à son intelligence engourdie, qui lui confirma ses craintes :

« Gardomas ! »

Le reste du cri ne fut plus qu’un gargouillis horrifié dans ses oreilles, mais le mot avait suffi : il avait identifié qui criait.

Il poussa de toutes ses forces sur ses bras pour se redresser. Elle avait besoin d’aide, Wilhjelm avait besoin de lui !

De se redresser, il eut l’impression que le liquide qui lui paralysait les sens se déplaçait, et libérait les routes jusqu’à son cerveau. Ses oreilles se débouchèrent, sa vue s’éclaircit.

Wilhjelm se tenait à vingt ou trente mètres de lui, debout sur un tabouret au centre d’une foule agitée. Au-dessus d’elle, un arbre, et à la plus grosse des branches une corde nouée qui descendait jusqu’au cou frêle de l’épouse des Marches.

Ils vont la pendre, par les ancêtres, la pendre !

Gardomas se releva et son crâne éclata une seconde fois. Il avait oublié qu’il se tenait dans le chariot à bestiaux, et il en avait heurté la grille avec force.

Il lui fallut quelques secondes pour retrouver de nouveau sa pleine conscience. Lorsqu’il put ramper dans la cage, il perçut une voix de femme, pas Wilhjelm cette fois, qui criait :

« Laissez-la ! Vous ne pouvez pas l’exécuter sans procès ! »

Un autre timbre, plus grave et emporté de colère, lui rétorqua :

« Et quand elle a tué ce digne Cannirnosk à coups de pierre, tu crois que c’était après un procès ?

— Les Sauvages ne méritent pas de procès, renchérit un autre, ils ne méritent que la mort lorsqu’ils s’en prennent à nous !

— Qu’ils demeurent dans les septentrions si ça leur chante, s’emporta un troisième, mais ici c’est nous qui faisons la loi ! »

Le premier reprit la parole et clôt le débat :

« Les procès sont faits pour les Cannirnos, pas pour les Sauvages. Maintenant, si tu n’es pas d’accord, dégage ! »

Et il appuya son avis d’une bonne poussée, qui éjecta la jeune femme hors du groupe.

Gardomas parvint enfin à la porte de la cage, à bout de forces, et se laissa tomber à l’extérieur. Le cadavre du père Mathurien trônait non loin, dans une flaque de sang et le cul d’une clef lui dépassant du crâne.

Gardomas se redressait à peine quand l’homme jeta à terre le tabouret d’un coup de pied.

La chute de Wilhjelm parut durer une éternité. Elle s’étira dans un silence engourdi, irréel. Le palefrenier se demanda si le temps ne s’était pas figé. Si les ancêtres lui permettaient de voler à son secours, de la sauver…

Un brusque retour à la réalité lui fit douloureusement comprendre que non, lorsque le craquement de la corde tendue et des vertèbres étirées fut noyé dans le cri de joie des paysans. Même son hurlement passa inaperçu, gouttelette de désespoir dans l’éclat de leur victoire.

La terre se fit dure sous ses genoux, ses ongles lui griffèrent les joues au rythme lent du balancement qui agitait la corde.

Elle était… morte. Morte. Tuée. Exécutée au cours d’un affrontement qui ne la regardait pas. Privée des siens, de sa vie, humiliée pour rien.

L’instant suivant, mais cela aurait pu être un jour à ses yeux, Gardomas courait de toute la force de ses jambes en direction de la forêt, poursuivi par la fureur des Cannirnos qui se croyaient justiciers.

Commentaires

Wilhjelm...
 2
dimanche 30 août à 15h58
Ce chapitre est terrible...
 0
lundi 31 août à 17h11
Ce qu'il devait arriver arriva...
 0
mercredi 2 septembre à 10h24