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Antoine Bombrun

dimanche 30 mai 2021

Chroniques du vieux moulin - Tome 4 : Jusqu'à ce que la mort nous sépare

Chapitre quatre-vingt-quatorzième

Médéric Fonlantrame fut réveillé peu après l’aube par la venue de Bélésaire Viqueford. Ce dernier, sans aucun effort pour atténuer sa grosse voix, parlementait avec les soldats de faction devant la tente.

Médéric entrouvrit donc la cloison et put vérifier que le soleil pointait à peine au bout de la plaine. Bélésaire l’aperçut et en profita pour contourner les gardes :

« Ah, Médéric, enfin ! Tes soldats ne voulaient pas me laisser entrer… »

Le seigneur Fonlantrame fit la grimace mais ne put empêcher le bedonnant Sénéchal de s’introduire et de s’installer confortablement sur sa couche en réclamant :

« Apportez-nous le petit déjeuner ! »

Les gardes se tournèrent vers Médéric, qui opina du chef en guise de confirmation. Lorsqu’un des soldats fut parti chercher la collation et que les autres eurent repris leur veille, le Fonlantrame questionna son compagnon :

« Tu es tombé du lit ? »

Bélésaire hocha la tête avec véhémence :

« Et pas qu’un peu. Je ne sais pas si c’est ma couche, des plus inconfortables – d’ailleurs, la tienne a l’air bien mieux – ou la situation tendue qui découle de l’échange d’hier, mais j’ai foutrement mal dormi…

— Les deux, très certainement », intervint Médéric.

Bélésaire dressa la tête, surpris, puis la remua de haut en bas avec douceur :

« Tu es sage, tu as probablement raison… Bref, toujours est-il que je me suis levé avant les premiers oiseaux. Le silence borné de Daogan, ainsi que son intervention finale, me résonnaient encore dans les oreilles, et j’ai eu envie d’aller lui tirer les vers du nez malgré l’heure matinale.

« Me voilà donc à errer dans le camp – les camps, devrais-je dire – à la recherche de sa tente. J’ai finalement pu mettre la main dessus, au milieu de quelques autres appartenant à des guerriers des Marches qui lui sont loyaux.

« Ni une ni deux, j’y entre – il n’y avait aucun factionnaire devant, pas comme chez toi, pour m’entraver le passage. Quelle ne fut pas ma surprise en pénétrant, de découvrir qu’elle était vide ! Les deux couches, celle de Jérémiah et la sienne je présume, étaient défaites. Leur barda avait disparu. »

Bélésaire marqua une pause pour recevoir le petit déjeuner qui arrivait, demander quelques ajouts indispensables, et s’avéra satisfait de découvrir Médéric pendu à ses lèvres.

« Mais alors, qu’as-tu fait ?

— Je l’ai cherché alentour et j’ai questionné les guerriers dans les tentes proches, mais rien. Personne ne l’avait aperçu. Les guerriers m’ont expliqué qu’ils l’ont vu se coucher hier soir et qu’il n’est plus ressorti de sa tente à leur connaissance…

« J’ai alors réfléchi et je me suis dit qu’il avait dû se lever plus tôt que moi encore, afin d’aller discrètement parlementer avec quelqu’un. Je suis donc allé voir Pétronelle Cachampgueux, car elle déteste les aristocrates autant que les Sauvages pour ce qui est arrivé à Elivard. Elle ferait ainsi une bonne alliée pour Daogan. Seulement elle dormait et m’a dit, lorsque j’ai réussi à passer sa cohorte de Vouges à cochon et à la réveiller, ne pas l’avoir vu depuis son départ de la réunion d’hier… »

À nouveau, Bélésaire laissa filer le temps et se contenta de déjeuner, mais Médéric ne l’entendait pas de cette oreille :

« Et ensuite, qu’as-tu fait ?

— Enchuite ? Oh, j’ai eu faim. Alors je suis venu te voir pour manger un bout et te laisser réfléchir à la suite des évènements… »

Ce fut au tour de Médéric de sombrer dans le silence, ponctué seulement par les mastications permanentes de Bélésaire qui profitait de l’aubaine pour se sustenter. Après trente secondes de ce manège, Médéric se redressa :

« Il faut aller voir Alphidore ! »

Il s’habilla en vitesse, tandis que le Sénéchal tentait d’engloutir toute la collation avec précipitation. Quelques minutes plus tard, les deux hommes se présentaient devant le jeune Seigneur Souverain – si le titre ne s’avérait plus d’actualité, ils considéraient encore Alphidore comme tel.

Le Souverain les accueillit dans une petite tente aux couleurs de sa lignée. Les cernes sous ses yeux prouvaient la nuit agitée qu’il venait de passer, le sourire qu’il arborait la joie de recevoir ses alliés. Médéric brisa le sourire par une annonce sans préambule :

« Daogan a disparu. Aucune trace de lui dans sa tente, ni de Jérémiah, et les hommes ne l’ont pas vu partir… »

Pétronelle Cachampgueux arriva à ce moment, accompagnée par Jaladelline Vignonel, et déclara :

« Peut-être parce qu’il n’est tout simplement pas parti. Bélésaire, tu m’as bien dit qu’aucun garde ne faisait le planton devant sa tente ? »

Le Sénéchal acquiesça d’un hochement de tête, trop occupé à reprendre son souffle, mains sur l’estomac, pour ouvrir la bouche.

« Nous autres en avions. Alors écoutez… »

Elle baissa le ton et se pencha en avant, en bonne conspiratrice :

« Grimm n’aurait donc pu aisément s’en prendre à nous, alors qu’il lui était facile de faire disparaître Daogan… »

Chacun soupesa l’idée en lui-même, tandis qu’Alphidore le faisait à voix haute :

« Vous dites qu’il y aurait trahison ? Vraiment, je suis prêt à vous croire. Lors de la prise de Landargues par son armée, il m’aurait exécuté sans remords si ce n’avait été la présence d’Orphiléa Helvival et nos fiançailles. Alors pourquoi reculerait-il devant le meurtre d’un guerrier déchu et renié par sa famille… »

Bélésaire souffla un grand coup avant d’intervenir :

« C’est un Sauvage ; cela paraît logique qu’il en utilise les méthodes…

— Il est bien plus intelligent que ce que vous semblez penser, s’interposa Jaladelline. Je ne crois pas qu’il prendrait autant de risques. Ou alors, nous aurions tous eu la gorge tranchée, à l’heure qu’il est…

— Tu as raison, acquiesça Alphidore, ne le sous-estimons pas…

— Et pourtant, grogna Bélésaire, nous ne pouvons le laisser faire impunément, si c’est bien lui…

— Mais comment faire, nous n’allons quand même pas lui demander ? »

La question de Médéric les mit tous dans l’embarras, jusqu’à une nouvelle intervention d’Alphidore :

« Faisons venir Orphiléa. D’une, elle représente une lignée aristocrate, mais surtout elle connaît davantage Grimm que nous. Enfin, elle ne le connaît pas personnellement, mais elle le comprend mieux que nous… Elle partage son sang.

— Allez la chercher si vous voulez, mais de mon côté je fais mettre sur le pied de guerre mes Vouges à cochon, s’emporta Pétronelle. Je ne désire prendre aucun risque ! »


En définitive, si Alphidore et Jaladelline se rendirent à la tente d’Orphiléa, les trois autres allèrent rassembler leurs soldats. Le camp entra immédiatement en ébullition malgré les tentatives des aristocrates pour ramener le calme. À chaque regard inquiet que Médéric jetait au cantonnement de Grimm, il voyait les sentinelles observer leurs mouvements, et il s’époumonait davantage à voix basse pour que ses gardes se déplacent avec discrétion.

Quand les six représentants des lignées nobles ainsi que les trois Sacerdoces se retrouvèrent engoncés dans la tente d’Alphidore, une petite armée la bordait de toutes parts. Elle arborait de nombreuses couleurs, mais la principale demeurait celle des Cachampgueux.

Soudain, une trompe annonça que quelque chose se passait. Médéric et Bélésaire, le nez collé à la paroi, s’écrièrent d’une même voix :

« Ça bouge chez Grimm !

— Une armée ? s’inquiéta Pétronelle.

— Si c’est le cas, trembla Alphidore, nous sommes perdus ! »

Orphiléa se rencogna contre son promis.

« Non, c’est un homme seul qui descend la colline. Grimm, si j’en crois mes yeux…

— Seul ?

— C’est étrange…

— Mais, pourquoi ?

— Qu’en sais-je, s’emporta Bélésaire, je ne fais que vous dire ce que je vois ! »


C’était bien Grimm qui s’avançait, désarmé, et qui traversa le camp des Cannirnos jusqu’à la tente d’Alphidore. Il se planta alors, poings sur les hanches, pour clamer :

« Nous avons à parler ! »

Alphidore sortit d’abord sur le seuil, bientôt suivi par tous les autres.

« Vous êtes tous ici, parfait. Ça m’évitera de répéter. Oh, même toi, Orphiléa ; vous êtes décidément bien attentionnés ! »

Personne ne lui répondit. Le doute ne quittait pas les visages.

« Vu l’agitation qui tient votre camp depuis l’aube, je pense que vous avez une idée de ce qu’il se passe. Néanmoins, si j’en crois vos armées sur le pied de guerre, votre analyse de la situation est erronée… »

Grimm se tut pour tous les observer, avant de poursuivre :

« Daogan s’est retiré de notre réunion et ne souhaite plus participer à aucun vote. Il est venu me voir, cette nuit, pour m’en parler.

— Mensonge, cracha Pétronelle.

— Nous avons longuement échangé, continua Grimm, imperturbable. Il pense, et il n’a pas tort, qu’aucun de nous ne lâchera prise. Je veux un Sauvage au pouvoir, et vous un aristocrate.

— C’est une déclaration de guerre ? »

Pétronelle grinçait des dents, tandis que Médéric semblait s’être détendu, comme s’il pressentait que la suite ne pouvait s’avérer négative.

« Daogan préfère s’épargner un débat stérile. S’il est parvenu à se contenir, hier, ça n’a été qu’au prix d’une grande violence intérieure – en témoigne sa langue charcutée. Il nous laisse donc nous déchirer jusqu’à la reprise inévitable de la guerre. C’est un échec, à l’en croire… »

Ce ne furent plus des mots qui agitèrent Pétronelle, mais sa main qui pianotait nerveusement contre sa cuisse.

« Cependant, avant de fuir lâchement – et je ne fais là que reprendre ses paroles – il m’a supplié de faire quelque chose. Je ne pensais pas l’écouter, je ne pensais ne suivre que mon idée comme je le fais habituellement. Puis, j’ai changé d’avis.

« Je ne suis qu’un guerrier Sauvage. Je ne sais que me battre. Je ne suis bon qu’à occire des Cannirnos. Alors à quoi bon ?

— Vouges, aux armes ! »

Au cri de Pétronelle, une forêt de lames se dressa vers le ciel, mais Grimm continua :

« Comme Daogan, je vais quitter le conseil. Je vous laisserai débattre au mieux, entre Cannirnos. Cependant, j’ai une condition. Honorez-la, et je partirai en paix. Refusez, et la guerre se poursuivra. Refusez, et la guerre ne cessera jamais. Sur les ancêtres, je vous le promets, nous nous battrons jusqu’à ce qu’un de nos deux peuples disparaisse, jusqu’à ce que la mort nous sépare… »

Médéric s’avança de deux pas, leva un bras :

« Parle, Grimm, nous t’écoutons. »

Le Meneur des Sauvages laissa s’étirer une paire de secondes avant d’obtempérer. Autour de lui, les Vouges à cochon demeuraient immobiles.

« Une reine gouvernera les terres unifiées de la Cannirnosk et des septentrions Sauvages. Une reine veillera sur l’intégrité du royaume. Une reine couronnée par mon torque. »

Grimm décrocha le bijou d’argent qui lui ornait le cou.

« Une reine accompagnée par un roi, couronné lui de votre couronne aux sept gemmes. Chacun veillera sur son peuple, chacun veillera sur les peuples.

« Moi, et les plus Sauvages des miens, nous demeurerons dans l’extrême Nord. Nous serons les gardiens du passé. Nous nous assurerons que plus jamais les erreurs que nous avons commises ne se reproduisent. Craignez notre fureur. »

Le silence succéda à ses dents blanches, dévoilées en signe de défi, durant lequel il observa chacun et chacune. Enfin, il dressa le bras qui tenait son torque :

« Orphiléa Helvival, fille des deux peuples, approche. »

La jeune femme jeta un regard à Alphidore, puis s’exécuta.

« Je te couronne, fille des deux sangs, épouse des Marches. Veille sur les peuples. »

Le torque alla trouver place sur le front d’Orphiléa, qui vacilla un instant sous son poids – ou sous la responsabilité.

« Alphidore de Pal, ancien Souverain, approche. »

Le jeune homme n’avait pas de regard à jeter, mais c’est une pensée qu’il projeta loin de lui, vers Anya, son amour de toujours. Vers Anya au ventre plat, vers Anya la grise.

« Je ne peux te couronner ; je laisse aux tiens le soin de le faire. Néanmoins, je t’en abjure, demeure aussi sage et bon qu’Orphiléa le prétend. Veille sur les peuples. »

Alphidore vacilla à son tour. Puis, son regard obliqua sur la gauche, vers celui d’Orphiléa, avec lequel il s’entremêla.

Le temps que leurs yeux se tournent de nouveau vers Grimm, celui-ci avait fait demi-tour et regagnait la colline. Là-haut, le camp avait été déserté…

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