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Antoine Bombrun

vendredi 30 avril 2021

Chroniques du vieux moulin - Tome 4 : Jusqu'à ce que la mort nous sépare

Chapitre quatre-vingt-douzième

Médéric se pressa contre une geôle pour passer inaperçu. Alphidore et Alphride poursuivirent leur chemin, sans se rendre compte que leur compagnon demeurait en arrière. Arrivés devant la grille qui menait à l’étage inférieur, ils patientèrent le temps que le garde vienne leur ouvrir. Alphidore fixait le vide, hagard, tandis qu’Alphride grommelait dans sa barbe des propos sans guère de logique. Il y était question, si les oreilles de Médéric ne le trahissaient pas, de son cousin Bélésaire et de ses amours dans une auberge du domaine Cachampgueux.

Alphride regarda le geôlier dans les yeux avant d’ajouter :

« Ah, il aurait dû y rester. Et moi, j’aurais dû le rejoindre… »

Le factionnaire hocha la tête, car mieux vaut ne pas contrarier un aristocrate, avant d’ouvrir la grille. L’instant d’après, le Souverain et le seigneur Viqueford descendirent les marches de pierre, et Médéric put respirer librement de nouveau. Il préféra tout de même demeurer contre la geôle encore un moment, pour être sûr de ne pas faire de bruit.

Un souffle dans son oreille le fit pourtant bondir l’instant suivant :

« Qu’y a-t-il, mon tout beau ? Tu cherches la compagnie de Gaudrière ? »

Les yeux fous de l’égorgeuse d’aristocrates dansaient sur lui comme si elle s’était trouvée à bord d’un navire, soumise au roulis d’un grain puissant. Elle lui susurra encore :

« Eh bien, je t’ai fait peur ? Dommage. Dommage que je n’aie pas de poignard sous la main, je t’aurais dessiné un deuxième sourire, en-dessous du premier… »

Le cœur de Médéric lui battait à toute allure dans la poitrine. Il comptait sur le trouble d’Alphidore et d’Alphride pour leur fausser compagnie, mais il aurait dû se méfier du sien, qui avait manqué de le faire tuer… Il n’avait vu en cette grille qu’une cachette, sans penser au monstre qui se dissimulait derrière.

Le noble se plaça au centre du couloir et détourna ostensiblement son regard de Gaudrière. Il lui fallait patienter un moment avant de mettre son plan à exécution, et il préférait le faire sans avoir à mener de conversation avec l’égorgeuse. Il se remémora l’étage auquel il avait vu celle qu’il souhaitait rencontrer, puis compta mentalement combien il lui en faudrait descendre avant de se trouver devant sa geôle.

***

Alphride jurait, tandis qu’autour de lui le peuple de Landargues courait dans les rues. Aux cris d’alarme avaient succédé des regards inquiets vers les murs, pour se muer en hurlements de terreur en découvrant que les créneaux, qui auraient dû regorger de gardes, se révélaient déserts.

Quelques soldats tentaient de rallier à eux la population, mais ils ne parvenaient à percer l’angoisse collective. Il leur manquait l’aura d’un meneur, l’aura que possédait Breridus, qui croupissait désormais en geôle. L’aura dont aurait assurément su faire preuve même ce fou de Daogan. L’aura qu’aurait pu avoir une figure aussi respectée que celle de Médéric Fonlantrame, peut-être…

« Médéric, où êtes-vous ? » retenta Alphidore.

L’aura que lui ne possédait certainement pas…

Un habitant en émoi percuta soudain le Seigneur Souverain et l’envoya à terre. Alphidore demeura couché, mais se roula en boule pour résister au flot des paniqués. Les coups de pieds pleuvaient dans son dos, dans sa nuque.

Un soldat s’immobilisa bientôt à côté de lui. Un garde, dont l’appel résonna puissamment :

« Cessez de fuir, nous devons organiser la défense de la cité ! »

Autour, personne ne prêtait attention à ses paroles.

« La fuite ne nous mènera qu’à notre perte ! Même en débordant la cité par toutes les portes, si nous ne possédons pas d’armée, Grimm n’aura qu’à nous faucher. Résistons, résistez avec moi ! »

Cette fois, son appel ne resta pas sans réponse. Un homme brisa une seconde sa fuite pour faire face au garde. Ou plutôt, il se trouva entravé par les bras tendus du soldat.

« Dégage ! Si tu veux te jeter dans la gueule du loup fais comme ça te chante, mais laisse-nous passer ! »

L’instant d’après, le militaire fut englouti par la foule.

Alphidore enroula les mains autour de son cou afin de le protéger. Quelqu’un trébucha contre son corps et s’affala sur lui. Leurs crânes se heurtèrent. Le cri arraché à la fillette par la douleur fit ouvrir les yeux au Souverain. Un instant, ils se regardèrent. Les grands yeux de la petite, d’un marron clair comme la terre sèche, cillaient à toute vitesse. S’il avait eu le temps, Alphidore lui aurait souri. S’il avait eu le temps, il aurait essayé de la rassurer, mais le flot incessant des paniqués poursuivit son œuvre, les chocs reprirent. La fillette fut arrachée à lui par les pieds aveugles, projetée à nouveau dans la foule en mouvement.

Alphidore se déroula un peu pour la voir rouler entre les jambes multiples, se rattraper, esquiver quelques coups, puis reprendre pied. Une main se tendit à elle. Celle d’un homme — son père, au cri de la fillette :

« Papa ! »

L’homme lui sourit et la tira. Elle dans ses bras, ils se laissèrent emporter par la foule. Alphidore aussi, pouvait le faire. Il pouvait venir en aide à son peuple terrorisé, qui fuyait vers une mort certaine. Il devait le rassurer, le sauv…

« Ouch ! »

Un coup de pied le cueillit dans le creux de la mâchoire. À présent, il se retrouvait couché sur le ventre, piétiné par le peuple qu’il souhaitait protéger. Le cri monta du plus profond de sa poitrine. Un cri inarticulé, qui lui donna la puissance nécessaire pour se mettre à genoux. Les coups tambourinaient dans son dos mais, à présent, ceux qui chutaient n’étaient plus lui. Les paniqués qui le percutaient finissaient engloutis par les autres. Il était comme un roc au milieu d’une tempête. Un roc et eux les flots brisés en écume fébrile.

Son cri se poursuivit, ses jambes se tendirent, son dos se redressa. Il se tenait debout. Criblé de heurts mais debout. Son cri cessa. Lui restait le plus difficile.

Au lieu de tenter de rebrousser le flot comme il l’avait prévu, il partit en oblique, vers une venelle qu’il apercevait entre les têtes, et qui lui paraissait plus calme. Une hanse préservée de la tempête.

Quelqu’un le reconnut et entama une exclamation muette, avant de se faire emporter. Alphidore, lui, ne quittait pas des yeux son objectif. Peu importait qui l’entourait, il ne devait s’en détourner, même un instant, ou le flot humain dévierait sa trajectoire et tous ses efforts se révéleraient vains.

Ce fut en posant le pied hors de la marée qu’il se rendit compte du vacarme qu’il quittait. Le silence, dans la venelle, se présenta à lui comme solide. Derrière, les cris, les heurts, les appels et les hurlements tonnaient à lui rompre les tympans. Devant, le silence résonnait plus violemment encore.

Alphidore ne fixa la rue qu’un instant, essuya du revers de la manche le sang qui lui coulait d’une lèvre, le temps que se gravent en lui comme sur un tableau les visages écartelés de terreur, les grands piétinant les petits, les gardes emportés par la masse ou la peur. Le temps que le tableau se remette en branle, Alphidore n’était plus là : il galopait déjà dans la venelle.

Il enfila les ruelles, esquiva au mieux les avenues où se pressait le peuple terrorisé. Il ne put néanmoins éviter un bain de foule peu avant d’aborder la grande porte. Les soldats qui avaient résisté au désir de s’ensauver s’y massaient, mais ils ne parvenaient à endiguer les fuyards qui entassaient leurs richesses sur des chariots, dans les sacoches d’un âne ou sur leur dos dans de lourds sacs.

Un garde l’aperçut et un sourire traversa sa frayeur :

« MonSeigneur ! »

Alphidore ne put que s’arrêter devant lui. L’espoir de l’homme lui revenait, ses épaules se redressaient, son armure paraissait moins lourde, son épée plus féroce.

« Mon Souverain, donnez des ordres et nous repousserons Grimm ! »

Sa voix, cependant, trahissait un doute persistant. Il lâchait ses mots comme autant de supplications.

Alphidore demeura un instant face à lui, bras le long du corps, souffle court, puis il ordonna :

« À la porte, il faut ouvrir la grande porte ! »

La joie du soldat le déserta sans délai. Un voile de linceul parut recouvrir ses traits.

« Comment ? Mais… »

Alphidore frissonna. Il devait le protéger, lui comme tous les autres, et il n’y avait pour cela qu’un seul moyen. Il devait éviter le bain de sang. Sa cervelle lui sembla geler tant son émotion s’avérait intense. La froideur lui durcit les épaules.

Sa main empoigna le col du garde, sa bouche se rapprocha de la sienne et ses mots jaillirent, glacés comme le reste de son corps :

« Obéis, soldat ! Je suis ton Souverain et je te l’ordonne ! Rassemble tes hommes et ouvrez la grande porte ! »

Le militaire recula d’un pas. Il chancelait.

« Dois-je le répéter ? »

Le soldat se mit au garde-à-vous, puis bondit vers la grande porte. Alphidore tremblait de tous ses membres : sa folie n’allait-elle pas tous les faire tuer ?

Le garde rassembla son unité et tous se rendirent à la porte. La traverse chut bientôt, fut déplacée plus loin.

Derrière les lourds battants, Alphidore percevait la rumeur des Sauvages qui approchaient. Les cris de guerre, le galop des chevaux. Alphidore tomba à genoux, à dix mètres de l’entrée.

Les soldats s’arcboutèrent et la porte grinça. Par l’entrebâillement, la lumière pénétra avec les imprécations des Barbares. Un nuage de poussière accompagnait la charge féroce. Le faciès dur des Sauvages, Grimm, lui-même, qui brandissait sa corsèque, prêt à faucher quiconque se trouverait sur son passage.

La porte n’était pas ouverte à moitié que les soldats prirent la fuite : la terreur piétinait les ordres de leur Souverain et se riait d’eux. Les Sauvages, eux aussi, riaient de voir qu’on faisait béer la porte de la bergerie à la horde des loups en approche.

Les chevaux s’encastrèrent dans l’ouverture et poussèrent les battants de leur corps. Une seconde, la meute se trouva bloquée, compressée, puis elle éclata dans les rues de Landargues.

Cette fois, Alphidore eut l’impression qu’un poids s’effondrait sur ses épaules : ils étaient tous perdus…

Les corsèques et les haches de jets fusèrent. Le sang coula, les hurlements résonnèrent. Quelle folie ! Alphidore les avait tous condamnés.

Toujours à genoux, il vit les sabots d’un cheval s’immobiliser devant lui, puis des bottes de cuir usé piétiner les pavés. Il leva les yeux. Grimm se tenait là. Le tonnerre du combat sembla se tasser sur lui-même, écrasé par le charisme du Meneur des Sauvages. Malgré les tués autour de lui, malgré le carnage en cours, Alphidore fut happé par le regard du Barbare.

« Est-ce toi qui nous as fait ouvrir les portes ? »

La voix grave de Grimm résonnait avec puissance, couvrant sans mal le hurlement de la guerre. Son sourire tranchait au milieu de son visage comme une lame d’os, comme les crocs d’un fauve devant sa proie.

Alphidore releva la tête. Il aurait voulu imprimer une lueur de défi dans son regard, mais ne parvint qu’à darder deux yeux inquiets sur le Sauvage. Sa voix perça tout de même les chocs et les coups qui balafraient l’entrée de la cité.

« Oui. Nous nous rendons, Grimm. Tu as gagné. Je t’en prie, rappelle tes soldats. »

Grimm éclata d’un rire féroce :

« Bien sûr que j’ai gagné ! Tu crois que j’ai eu besoin que tu m’ouvres les portes pour cela ? »

La grimace tremblante qui agitait les lèvres du Souverain remua un peu plus vite : c’était une erreur. Il avait condamné plus sûrement encore son peuple en voulant le sauver.

« Épargne-les, Grimm. Épargne mon peuple, je t’en supplie. »

***

Lorsqu’il fut certain qu’Alphidore et Alphride eurent quitté la Couronne de pierre, Médéric Fonlantrame entreprit de descendre les étages. Il abandonna avec délice la compagnie de Gaudrière, l’égorgeuse d’aristocrates, dont la voix susurrante n’avait de cesse de lui murmurer des mots doucereux. Elle y mêlait sensualité et gore avec une déstabilisante assurance. Quatre niveaux en dessous, Médéric trouva la geôle qu’il cherchait. Une chevelure claire s’y alanguissait de désespoir.

***

« Que j’épargne ton peuple ? »

La joie de Grimm lui illuminait le visage jusque dans les moindres traits.

« Que j’épargne ton peuple, comme il a épargné le mien durant la grande Invasion ?

— Je… heu…

— Que je me montre aussi clément avec les tiens que vous l’êtes avec les serfs que vous exploitez ? J’ai tenté une solution plus pacifique. Je voulais travailler à vos côtés pour unir nos peuples, mais vous avez tout organisé pour m’en empêcher. Vous avez ourdi des complots, vous avez essayé de m’assassiner, vous avez fait entrer Breridus et son armée… »

Grimm marqua une pause pour embrasser du regard l’entrée de la ville, où les maigres défenses avaient déjà cédé.

« Où est-il, d’ailleurs ? Il me tend une embuscade dans la cité ?

— Non, il… J’ai compris que Breridus est un mal pire que toi, Grimm. Je l’ai fait enfermer dans la Couronne de pierre. Il a retrouvé son ancienne geôle, qu’il n’aurait jamais dû quitter.

— Ah ah ah, et tu crois que je vais avaler cette couleuvre ? »

Plusieurs Sauvages s’approchèrent, surpris par l’éclat de rire. Venaient entre autres Snorreï et son unité, qui avaient terminé de sécuriser la place. Les bras ligotés dans le dos, plusieurs prisonniers demeuraient à l’écart. S’il les avait regardés, Alphidore aurait reconnu le chef de guerre LeNoblet parmi eux.

« Ton mensonge ne fonctionnera pas, petit souverain de pacotille, reprit Grimm. Petit fétu de paille dans les rouages d’un monde qui te dépasse…

— Je te le jure, Grimm ! Crois-moi, je t’en prie. Je… je vais te montrer. Je peux t’emmener jusque là-haut ! »

Grimm secoua la tête de droite à gauche :

« Tu me déçois, Alphidore. Tu penses que je suis assez naïf pour tomber dans ce piège ? Vous êtes désespérés à ce point ?

— Ce n’est pas un piège, Grimm. C’est la vérité ! Crois-tu vraiment que s’il avait été libre de ses mouvements, Breridus t’aurait laissé reprendre la cité sans la défendre ? Qu’il m’aurait laissé ouvrir la grande porte ?

— Allons, pauvre Souverain, tais-toi. Nous avons déjà assez perdu de temps comme ça. »

Grimm s’approcha, ses bottes martelant les beaux pavés de la capitale, sa corsèque à bout de bras. Alphidore se tassa devant la figure de ce guerrier légendaire, devant la puissance qui suintait de chacun de ses mouvements.

« Prie les ancêtres, Souverain, car tu vas les rejoindre. »

Sans aucune autre parole, la corsèque s’éleva d’un mouvement implacable au-dessus du crâne d’Alphidore, toujours à genoux sur les pavés. Le Souverain de la Cannirnosk ferma les yeux pour savourer son ultime instant.

***

« Dame Orphiléa ? »

Médéric ne put empêcher sa voix de trembler un peu.

La jeune femme releva brusquement la tête et, quand elle le reconnut, elle se précipita vers les barreaux :

« Seigneur Fonlantrame ! »

Leurs mains se rencontrèrent sur le métal froid. Médéric aperçut, malgré la pénombre, des traces claires sur la poussière qui lui couvrait les joues.

« Ne pleurez plus, Orphiléa, je suis là pour vous libérer. »

Une lueur éclaira les prunelles de la jeune aristocrate :

« Je n’avais donc pas rêvé… C’est bien Breridus que j’ai vu être emmené en haut, tout à l’heure…

— Oui, c’est bien lui. Et à présent qu’il est enfermé, plus rien ne vous retient ici. »

Médéric se tourna vers le factionnaire :

« Garde, ouvrez cette grille. »

***

La corsèque allait s’abattre et mettre un terme au règne du Seigneur Souverain Alphidore de Pal, lorsque la voix d’Orphiléa se fit entendre :

« Grimm, c’est bien toi ? Mon… oncle. »

Derrière elle, Médéric, plié en deux, tentait de reprendre son souffle. La poitrine d’Orphiléa s’élevait et s’abaissait elle aussi à un rythme rapide.

« C’est bien moi. »

La corsèque de Grimm demeura en l’air, immobile, prête à fondre sur sa victime.

Alphidore, prostré en dessous, ne put empêcher un souffle de lui échapper :

« Orphiléa… »

« Grimm, mon oncle, je suis Orphiléa Helvival, fille de Wilhjelm et de Relonor.

— Je sais qui tu es, petite. Tu ressembles à ta mère… et à ton père aussi, malheureusement. »

Sans trop qu’elle comprenne pourquoi, cette pique redonna confiance à la jeune aristocrate.

« Il faut que tu fasses cesser l’attaque, Grimm. Vois, le seigneur de la ville se soumet à toi, le seigneur de toute la Cannirnosk, même. Tu as tout ce que ton peuple a toujours voulu, Grimm.

— Allons, ne me fais pas rire, Orphiléa. Tu ne vas pas me dire, toi aussi, que Breridus a été enfermé dans la Couronne de pierre ?

— Si. »

L’assurance totale que la jeune femme mit dans ce mot unique parut ébranler Grimm. Il abandonna la suite de sa tirade acerbe pour se rapprocher de sa nièce. Son nez en bec d’aigle à quelques centimètres du visage sale et strié de sillons de larmes, il planta le regard dans celui de la jeune femme. Cela dura de longues secondes, sans que les yeux bleus ne cillent. Ni ceux clairs comme un ciel sans nuages ni ceux plus foncés, métissés, d’Orphiléa.

« Tu ne me mens donc pas…

— Non, je ne mens pas. Alors crois-moi lorsque je te dis qu’Alphidore est un homme bon, respecté par son peuple.

— Ce n’est qu’une poupée entre les mains avides de son oncle, ou de tout autre qui voudra accéder au pouvoir. Moi-même, je l’ai possédé un temps…

— Tu l’as possédé, et puis il t’a échappé. Il t’a mis en échec. Alphidore n’a pas le tempérament d’un guerrier, comme toi ou comme Relonor, mais il s’y entend pour gouverner avec sagesse. Il sait, au contraire de beaucoup, faire passer son peuple avant ses propres désirs. Je le sais, Grimm, car Alphidore est victime d’un grand amour dans lequel il ne peut se jeter. Il en aime une autre, passionnément, et elle l’aime aussi ; je le sens, je le sais. Cependant, pour le bien de son pays et de son peuple, il a préféré délaisser son amour et s’engager dans une autre union. Je comprends, à présent, la douleur qui lui irrite le cœur, et pourtant il possède la droiture de faire passer les siens avant lui-même !

— Que m’importe tout cela, Orphiléa, que m’importe sa droiture, ce n’est pas elle qui sauvera mon propre peuple, ce n’est pas elle qui me sauvera, ce n’est pas elle qui te sauvera…

— C’est là que tu te trompes. Sa droiture pourra nous sauver, car sa promise, c’est moi ! »

À nouveau, Grimm sembla ébranlé par sa nièce. Il riposta néanmoins avec hargne :

« Je n’ai que faire de cette maigre espérance, car c’est la guerre que je remporte aujourd’hui, et avec elle le pouvoir. Mon peuple ne sera plus en danger, si les Cannirnos ne sont plus… »

Le peu d’espoir qui tenait Orphiléa se rabougrit sur lui-même : elle ne parviendrait pas à le convaincre. Pourtant, elle s’écria tout de même :

« Briser les Cannirnos ne sera qu’un miroir inversé de la Grande Invasion. Tu étais victime, tu deviendras bourreau, mais à cent ans de guerre tu ne feras succéder que cent nouvelles années d’affrontement… Là, nous possédons une chance unique de faire naître la paix. Une vraie paix, sans perdants ni soumis… Grimm, prouve aux Cannirnos que les Sauvages sont un peuple avec qui une véritable alliance est possible. »

Plus qu’ébranlé, Grimm parut vaciller. Comme un géant de roc dont on aurait fragilisé le socle.

Un autre coup lui parvint par derrière, plus vicieux encore, car porté par un Sauvage de sang pur : Snorreï s’avança pour poser une main sur l’épaule de son Meneur.

« Rappelle-toi, mon ami, nous avons vu que l’union des deux peuples est réalisable. Nous l’avons observé ensemble… »

Grimm ne sembla pas comprendre.

« Tes nièces Tharcille et Ildoria en forment la preuve vivante. Et Orphiléa, à présent, vient de le confirmer. Elles doivent être pour nous des exemples, des modèles à suivre. »

La corsèque, que Grimm tenait encore fermement, s’abaissa lentement jusqu’à toucher terre à côté d’Alphidore. Les mots sortirent de manière presque imperceptible de sa bouche :

« Vous avez raison. La paix est toujours possible… »

Il ajouta ensuite, d’une voix plus forte :

« Snorreï, fais cesser ce massacre. »

Le Sauvage partit au pas de course.

Comme s’il avait attendu le dernier moment pour retourner sa veste, le chef de guerre LeNoblet se distingua des autres prisonniers par deux pas en avant, puis planta le genou en terre. Non loin, Alphidore demeurait prostré sur lui-même.

« Grimm, commença le chef de guerre afin d’attirer l’attention du Sauvage. Si je me suis toujours montré loyal envers la lignée de Pal, c’est surtout pour le pays de Cannirnosk et pour son peuple que je me bats. Alors, accepte mon épée, et je suivrai tes ordres… »

Commentaires

Où Alphidore a tenté un truc...
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mercredi 14 avril à 16h55
Ouais, tout le monde le critique, mais il essaie le pauvre...
 0
samedi 1 mai à 16h33