Chroniques du vieux moulin - Tome 4 : Jusqu'à ce que la mort nous sépare
Chapitre quatre-vingt-neuvième
Ayzebel mena sa centaine de paysans vers le nord. Elle pensait d’abord emprunter champs et forêts, pour passer inaperçus mais elle se rendit compte qu’il était difficile de faire avancer autant de monde en pleine nature, surtout avec les quelques chariots qu’ils avaient récupérés à Castel-à-bois avant de l’abandonner. De plus, personne n’arpentait les routes, et les rares campagnards qu’ils croisaient leur indiquaient que tous les soldats avaient été envoyés à Landargues ou dans les environs, afin de combattre Grimm. Rapidement, elle regagna donc les grands axes de communication.
Bien lui en prit, car ils rencontrèrent bientôt plusieurs bandes d’errants. Des paysans, des serfs, des ouvriers même. Ceux-ci venaient de déserter villages et domaines, et cherchaient à rallier le Nord pour tenter leur chance auprès de Grimm. Il ne fallut guère de temps pour qu’Ayzebel et les siens deviennent le socle d’un exode vers Landargues et les combats des Septentrions. En une semaine, leur nombre doubla. Et chaque jour apportait son lot d’expatriés.
Cependant, un accroc les rattrapa rapidement : le manque de nourriture. Les maigres réserves qu’ils avaient emportées fondirent comme neige au soleil, et il s’avéra impossible de chasser ou de cueillir des baies pour autant de voyageurs tout en poursuivant leur avancée.
Les fermes se barricadaient à leur approche et, de toute manière, les exploitants étaient trop pauvres pour les sustenter tous. La solution s’imposa bientôt à eux sous la forme d’un village dont ils apercevaient les fumées au loin. Il leur fallait dérober la nourriture dont ils avaient besoin. Voler le peuple qu’Ayzebel désirait libérer, cela l’écœurait ; elle se donnait l’impression de ne pas valoir mieux que leurs bourreaux. Utiliser la violence qu’elle avait tant reprochée à Daogan s’avéra pourtant la seule échappatoire à leur portée. Elle devait imposer cette souffrance au peuple, pour parvenir ensuite à le sauver.
Les paysans qui l’accompagnaient rechignèrent d’abord, mais cela ne dura pas. Ils sentaient aussi, au fond, qu’Ayzebel leur proposait l’unique solution envisageable. Ils convinrent donc qu’ils tireraient les armes, mais pour inquiéter seulement : en aucun cas ils ne recourraient à la violence physique.
Quelques lieues plus loin, les rebelles s’avancèrent discrètement pour surprendre la bourgade. Néanmoins, à mesure qu’ils approchaient des quelques dizaines de maisons regroupées en un cercle grossier, ils se rendaient compte que quelque chose ne tournait pas rond.
Une voix, qui faisait frissonner Ayzebel sans qu’elle ne devine pourquoi, paraissait haranguer le village. Elle ne comprenait pas tout, mais il était question de guerre et de Sauvages. Ils s’approchèrent encore. La voix poursuivait son exhortation, mais peu importait les mots, car c’en était le timbre qui perturbait la jeune femme.
Ils dépassèrent les premières maisons sans croiser âme qui vive. Ce ne fut qu’une fois en face de la Grand-Place qu’Ayzebel dut se résoudre à cesser d’espérer avoir mal identifié cette voix qui la rebutait tant. L’homme qui se dressait au centre d’un troupeau de bourgeois cannirnos et de rouges réunis, silhouette drapée d’écarlate surmontée d’un crâne blanchi, n’était autre que le sanglant Emilphas, bourreau de Geraint. Plus vieux qu’alors, davantage ridé, mais toujours le même : sa courte chevelure, son visage maigre et ses yeux bleus de glace.
Ayzebel se figea, envahie par la terreur. Elle eut l’impression de plonger dans des cauchemars anciens. Plus anciens encore que ceux de Daogan tuant son frère.
« Ayzebel ? Ça va ? »
Ses compagnons ne comprenaient pas l’effroi qui se lisait sur son visage – le temps était passé, et rares parmi eux venaient de Geraint.
« Que fait-on ? Pourquoi n’avances-tu plus ? »
« Tu sais qui c’est, ce rouge ? »
Un ancien du village fortifié de Geraint reconnut enfin le prêtre écarlate :
« Nom d’une pelleté de bouse, mais c’est Emilphas ! Qu’est-ce qu’il fout là, ce monstre ? »
D’entendre quelqu’un d’autre le reconnaître sans s’effondrer parut rendre à Ayzebel une part de ses moyens :
« Je… je ne sais pas, on dirait qu’il cherche à enrôler le peuple… »
Comme pour confirmer, le prêtre se lança dans une tirade particulièrement puissante :
« Bon peuple de Cannirnosk, laisserez-vous Grimm et ses Sauvages mettre en péril notre pays ? Ou alors vous rangerez-vous à mes côtés afin de renforcer le mur de la civilisation ? Je connais votre valeur, et je sais déjà ce que vous allez me répondre… C’est pourquoi je vous en félicite, vous les bons patriotes ! »
La réaction du peuple réuni pour l’écouter s’avéra moins flamboyante que ce que le rouge semblait espérer, car il se vit forcé à ajouter :
« Allons, approchez ! Ne craignez pas de devenir meilleurs ! »
Ayzebel se tourna vers ses compagnons :
« Nous aussi on y va ? »
Les paysans ne comprirent tout d’abord pas ce qu’elle voulait dire, mais son sourire carnassier ainsi que l’épée qu’elle tira de son fourreau avec lenteur orientèrent rapidement leur déduction. Les braises de la violence furent embrasées par les chuchotis enhardis des anciens de Geraint, et l’on brandit les armes en silence. Les plus hésitants, ceux qui ne connaissaient guère Emilphas que par ouïe dire, finirent par se laisser emporter et, bientôt, les pas s’accélérèrent, puis Ayzebel hurla comme le peuple rassemblé sur la place s’apercevait de leur présence :
« À l’attaque ! Vengeons Geraint ! Vengeons tous les paysans tombés sous la folie de ce meurtrier ! »
Les Cannirnos qui se rapprochaient du rouge reculèrent violemment. Les soldats écarlates mirent quelques secondes avant de réagir – ils n’eurent le temps que de dégainer, puis ce fut le choc.
Épées contre armes de fortune, l’affrontement s’avéra funeste dès l’engagement. Une mêlée indistincte, loin des manœuvres stratégiques et des ruses, où seule la brutalité comptait. Si les prêtres étaient avantagés par leur armure et leur maîtrise du corps à corps, ils furent dépassés par le nombre de leurs assaillants. Sans compter que ces derniers se trouvaient enhardis par leur meneuse, Ayzebel, que la fureur embrasait toute entière.
Elle apparaissait pour les siens comme un étendard. Sa chevelure rousse flamboyait autour d’elle – indomptable incendie. Le soleil y brillait avec la même puissance que sur les feuilles claires d’un arbre illuminé par les premiers rayons du jour, avec plus d’intensité que la morne réalité alentour.
Le jeu des positions, ou peut-être la volonté propre des deux adversaires, rapprochèrent bientôt Emilphas et Ayzebel. Ils se foudroyèrent du regard au centre de la mêlée.
Le prêtre arbora un sourire éclatant :
« Après avoir tué ton père et ta mère, après avoir torturé ton frère, voilà que le destin t’offre à moi sur un plateau ! Quelle belle journée ! »
Ayzebel ne répondit pas, concentrée sur un soldat qui lui donnait du fil à retordre. Heureusement, ses compagnons la talonnaient et l’un d’eux lui vint en aide.
« Et d’ailleurs, où se trouve ton frère ? Ce bon ami Estenius… »
Ayzebel embrocha le crâne du rouge qui lui faisait face ; ce fut sa seule réponse.
« Oh, mais j’oubliais Charekon ! Ce salopard de gris qui m’a privé d’une main. »
Il agita son bras pour montrer ses doigts manquants. Deux mètres les séparaient encore.
Ayzebel grogna quelque chose entre ses dents serrées, mais aucun son ne parvint à s’en extraire.
« Pardon ? Plus fort, petite ! Que l’on entende tes derniers mots ! »
Leurs lames s’entrechoquèrent.
« Je disais que je vais te faire la peau. »
Ayzebel lui cracha une salive écumante au visage. Ses yeux flamboyaient autant, si ce n’était plus encore que sa chevelure. Emilphas la repoussa d’une manœuvre adroite.
« Tu vas essayer, c’est certain ! Hélas ! même si Charekon m’a estropié, je suis toujours suffisamment habile pour te tuer ! »
Ayzebel hurla, se jeta en avant, et les menaces laissèrent place au fracas des lames. Ils échangèrent plusieurs passes d’armes, mais la jeune femme se rendit bientôt compte que le vieillard n’avait fait qu’énoncer la stricte vérité. Il la frappait violemment, tandis qu’elle ne parvenait qu’à serrer dents et garde. Le rire du prêtre la repoussait alors autant que l’acier de sa lame. Un coup de taille particulièrement retors passa soudain sa défense et lui fouetta le bras gauche. Le sang perla. La blessure n’était pas grave, la douleur guère intense, mais cela suffit pour dévorer la confiance d’Ayzebel : il avait raison. Le grand prêtre sanglant portait bien son surnom : il vivait pour et par le sang et, si le sien avait commencé à couler, il n’aurait de cesse avant de l’avoir égorgée sur cette petite place de village.
Ayzebel recula de deux pas pour éviter un coup particulièrement retors. Le rire du rouge tonna encore. Il prenait plaisir à la voir ainsi : sa mise à mort n’était qu’un jeu pour lui, qu’il prenait plaisir à faire durer. Quelques instants plus tard, le pied de la jeune femme se prit contre un cadavre étendu dans le sable et l’envoya rouler à terre.
« Déjà ? J’espérais te voir te débattre plus longtemps ! »
Malgré son exclamation, Emilphas se dressait déjà au-dessus d’elle. Ses yeux bleus la transperçaient comme sa lame le ferait dans un instant. Il ne riait plus, mais son rictus exprimait davantage encore sa joie de l’exécution.
Non loin, un des compagnons d’Ayzebel se rendit compte que leur meneuse était en piètre posture. Il se détourna de son adversaire un instant.
Emilphas dressa son arme. Il changea sa prise sur le manche, afin de pointer la lame vers le bas. Il allait l’achever comme on tue une proie à sa merci. Ne restait qu’à frapper…
Le compagnon d’Ayzebel se trouvait trop loin pour intervenir. Il n’eut le temps que de crier :
« Emilphas ! Je vais te… »
La fin de sa phrase ne connut pas l’air libre, car un coup dans le dos l’abattit sans chance de survie. L’appel, néanmoins, détourna l’attention du prêtre qui se retourna, avant d’éclater de rire. Ce rire qu’il avait si souvent eu, ce rire qui la glaçait, ce rire qu’elle rêvait de lui faire rentrer dans la gorge.
Emilphas pivota de nouveau vers Ayzebel, mais ce fut pour la découvrir armée. Ayzebel lui planta sa lame dans le ventre. Le rire du prêtre hoqueta. Le coup n’était pas très puissant – sa position ne le lui permettait pas –, mais suffisant pour faire tomber le vieillard à genoux. Ayzebel ressortit sa lame, puis la plongea derechef. Plus profondément cette fois.
Les yeux d’Emilphas se voilèrent. Pourtant, il voyait très clairement une silhouette s’approcher de lui. Écarlate. Il ne discernait pas très bien son visage, mais il la reconnut au sourire – un sourire béat, lèvres retroussées par la joie, dents sorties. L’euphorie à l’état pur, la face même du bonheur.
« Ansfrid ? »
Le vermeil lieutenant hocha la tête avant de répondre :
« Maître, ce que je suis content de vous voir arriver enfin ! Vous m’avez tant manqué ! »
Alors qu’Ayzebel frappait pour la troisième fois, jusqu’à la garde cette fois, le grand prêtre sanglant esquissa un sourire. Quelques mots sortirent de sa bouche, en même temps qu’une petite gerbe de sang :
« J’arrive, mon ami… »
Puis il s’effondra en avant, trépassé.
***
Le cheval qu’il chevauchait n’était pas le sien, l’épée qui battait à son côté plus longue que celle dont il avait l’habitude, sa tenue aussi s’avérait différente, mais Daogan se sentait bien. Seul avec Jérémiah, en pleine campagne. Enfin, seul… Avec le Sénéchal Bélésaire Viqueford aussi, bien entendu, mais après quelques lieues, les douleurs de son postérieur avaient fini par lui rabrouer le caquet. Enfin, le silence inaltéré de la nature…
C’était comme si les années passées et tous ces malheurs n’avaient pas existé. Hautesherbes s’éloignait, et ses préoccupations avec. Cependant, le brouhaha caractéristique du combat qu’ils perçurent à l’approche d’un village fit revenir le naturel au galop. Il pressa sa monture, jeta un regard rieur à son lieutenant, dégaina.
À peine le corps d’Emilphas à terre, les rouges, déjà en difficulté face à tant de hargne, commencèrent à battre en retraite. Quelques passes d’armes cliquetèrent encore, mais il s’agissait pour les prêtres de repousser l’ennemi le temps de fuir. Les paysans, lorsqu’ils comprirent qu’ils avaient gagné, refluèrent vers le centre de la place dans une pose défensive, prudents. Les rouges en profitèrent pour prendre leurs jambes à leur cou.
Les villageois qui s’étaient dissimulés dans leurs bicoques au moment de l’attaque demeurèrent cachés. Ils ne savaient pas s’ils devaient se méfier des nouveaux venus, ou les acclamer. Seul leur chef, ainsi que quelques hommes armés de faux ou de fléaux, poussés par les regards insistants de leurs épouses, pointèrent le bout de leur nez. Ils n’osaient encore s’approcher des paysans et se contentaient de les observer de loin.
« Daogan, je crois qu’on a bien fait de dégainer, regarde. »
Le chef de guerre releva le groin pour découvrir une demi-douzaine de rouges arriver au pas de course. À leur démarche désordonnée, ils ne comptaient pas les attaquer. Aux regards inquiets qu’ils jetaient en arrière, ils devaient s’ensauver. Peu importait, du reste, car la teinte de leur vêture dictait la marche à suivre :
« Des gars d’Emilphas ! » beugla Daogan qui chargea les fuyards.
Ayzebel se pencha pour s’assurer qu’Emilphas était bien mort. Après quelques secondes à lui tâter le pouls, du même geste que lui avait enseignait Charekon il y a bien longtemps, elle se redressa. Sa voix était faible, mais le silence suffisamment pesant pour qu’on l’entende. Seuls quelques cris retentissaient encore depuis la direction qu’avaient empruntée les rouges.
« Emilphas est mort. Le grand prêtre sanglant, bourreau de Geraint, a enfin eu ce qu’il méritait ! »
Elle s’effondra à genoux :
« Maman, papa… Vous voilà vengés, enfin. Estenius n’aura pas réussi, mais les ancêtres m’auront permis de le faire… »
Ses pensées s’égarèrent depuis ses parents disparus jusqu’à son frère, tué par traîtrise. Le meurtrier de ses parents venait de périr, celui de son frère avait déjà mordu la poussière. Elle devrait se sentir mieux, et pourtant, un pressentiment néfaste ne la quittait pas…
« Foutrecouille, quel est ce bordel ? »
Ayzebel perçut l’entrée en matière, mais n’osa pas se retourner. Elle entendit le son mat de cavaliers qui mettent pied à terre, la démarche pesante d’un guerrier. Cela aurait pu être n’importe qui, mais… cette voix, cette verve grossière…
« C’est vous qui avez fait ça ? Vous avez buté des rouges ? »
Les paysans autour ne cessaient de jeter des regards interrogateurs vers Ayzebel. Eux avaient reconnu le nouvel arrivant, qui observait avec intérêt les cadavres des rouges, mais ils n’osaient intervenir.
« C’est du beau boulot, les gars ! Et leur chef, vous l’avez tué ? Cette puterelle d’Emilphas !
— Leur chef est ici. »
La voix d’Ayzebel n’était qu’un chuchotis, mais Daogan tourna vers elle son intérêt.
« Je l’ai planté afin de le punir pour ses crimes. »
Jérémiah parut ébranlé. Était-ce la voix ? Ou bien la chevelure ? La silhouette ? Il tremblait sur ses jambes. Son cœur s’emballa. Le chef de guerre, par contre, se montra inconscient à ces subtilités :
« Je te félicite, demoiselle. Allons, fais-moi face, ne crains rien. »
Jérémiah posa la main sur le bras de son ami. Il avait compris :
« Daogan, je crois que… »
Ayzebel se retourna. Les larmes lui dévalaient le visage, distordaient sa bouche en une grimace affreuse :
« Daogan… Daogan !
— Quoi… mais… Toi ? »
La mâchoire du guerrier parut se décrocher jusqu’à toucher terre. Jérémiah pâlit, son cœur manqua un battement. Le Sénéchal Bélésaire Viqueford, derrière eux, se massait le cul.
« Oui, moi, reprit Ayzebel. Moi qui pensais à toi, justement ! Je pensais à mon père et ma mère enfin vengés. À mon frère, tué par toi. À toi, que je pensais mort… »
Elle hurla ses derniers mots :
« Je pensais à toi, Daogan ! »
Elle brandit son épée pour se jeter en avant. Son cri n’était plus articulé – un long glapissement déformé par les larmes. Daogan se préparait déjà à réceptionner l’attaque, puis à riposter, très certainement, mais Jérémiah ne lui en laissa pas le loisir. Il intercepta l’offensive : les lames s’entrechoquèrent violemment. Celle d’Ayzebel fut déviée de son objectif, et la jeune femme suffisamment détournée pour que le lieutenant parvienne à lui saisir le poignet et lui imprimer une torsion assez forte pour la désarmer.
La lame d’Ayzebel tinta sur le sable caillouteux de la place. L’épée de Jérémiah ne tarda pas à la rejoindre, lâchée par son propriétaire, qui s’interposa encore quand la jeune femme voulut de nouveau se précipiter sur Daogan. L’écume aux lèvres, elle percuta le lieutenant et tous deux s’effondrèrent. Jérémiah parvint à lui saisir les deux joues pour la maintenir face à lui. Elle se débattait toujours, mais de garder ses yeux dans ceux du lieutenant amoindrit peu à peu sa rage, remplacée par une apathie peinée. Après quelques ruades bestiales, elle enfouit la tête dans son épaule. Les sanglots éclatèrent.
Daogan observait la scène, bouche légèrement entrouverte, sans comprendre. Autour, les paysans ne bougeaient pas plus. La place semblait embourbée dans une gangue épaisse qui gênait les mouvements comme les pensées.
Cependant, une voix brisa le charme :
« Daogan ? Je veux dire, Daogan le libérateur ? Celui qui a combattu contre Hautesherbes ? »
Le guerrier se retourna. Face à lui, à une dizaine de mètres, se tenaient le chef du village, un rien tremblant, et ses gardes dans un état guère plus glorieux.
À nouveau, le silence s’étira, rompu bientôt par le Sénéchal Bélésaire Viqueford :
« Daogan participa bien à l’offensive. Pire, il fut le meneur de la rébellion contre les aristocrates…
— Mais… il n’est pas mort ? »
Daogan s’avança de trois grands pas :
« Franchement, tu trouves que j’ai une gueule de cadavre ?
— Heu… Non, bien sûr que non… Mais, le rouge… enfin, le…
— Cette ordure de prêtre ? s’enquit Daogan en pointant la dépouille d’Emilphas.
— Oui. »
C’était un « oui » timide, auquel le chef de guerre répondit par un rire franc :
« Lui par contre, il est bien trépassé !
— C’est que… Il nous a parlé de votre mort, Messire. Et il nous encourageait à venir défendre Landargues et la Cannirnosk tout entière contre Grimm… »
Daogan leva le poing au moment du « Messire », mais la suite de la tirade lui fit oublier son intention meurtrière :
« Ah, il manque pas de culot, le coquebert ! »
Ayzebel frissonna violemment à ces mots. Ses doigts pressaient le corps de Jérémiah à s’en rompre, mais lui ne cédait pas.
« Et vous alliez le suivre ? reprit Daogan.
— Pas vraiment non, à part deux trois bourgeois qui ont du sang bleu, nous sommes tous de l’ancien peuple… Si on ne voit pas en Grimm la solution, car nous ne sommes pas des Sauvages, nous ne voulons pas non plus demeurer esclaves des nobles cannirnos. »
Il ajouta après une pause :
« Nous, la rébellion de Daogan, on y croyait… »
Le silence s’étira de nouveau. On entendait seulement les mouvements d’Ayzebel, toujours en proie à son courroux désespéré.
« Et vous seriez prêts à le suivre ? »
Le Sénéchal Bélésaire Viqueford s’interposa entre Daogan et le chef du village, mains toujours sur le postérieur :
« J’ai trop mal au cul pour vous faire la métaphore culinaire, puis la faim me tenaille de trop, mais je vais tenter d’être compréhensible. Daogan se rend sur la plaine de Lannanches, car nous pensons que l’heure d’une nouvelle réunion est venue. Il y a cent ans, et par deux fois, l’équilibre de Cannirnosk se trouva restauré grâce au Grand Conseil qui s’y tint. La première fois, lorsque Laredrimar Helvival y fit cesser les querelles intestines, la seconde quand il s’y soumit aux autres lignées aristocrates et qu’a été fondé le socle politique de notre pays.
« Le temps est venu d’y établir un troisième Grand Conseil. Sous la bannière du moulin écarlate, qui tourne avec le vent du changement, nous voulons rallier tous les mécontents de Cannirnosk et, ensemble, fonder un système plus juste, où chacun trouvera la place qui lui convient. Le temps de la guerre a assez duré ! »