Chroniques du vieux moulin - Tome 4 : Jusqu'à ce que la mort nous sépare
Chapitre quatre-vingt-cinquième
Si Castel-à-bois avait perdu son allure de forteresse nordique, elle n’avait jamais autant regorgé de vie. Les membres de l’ancien peuple s’y entassaient, chaque jour plus nombreux.
Ayzebel y avait mené les survivants de la bataille de Hautesherbes, et ils s’y étaient terrés dans l’espérance folle que Sylvert ne lance pas contre eux d’assaut décisif. Le temps s’était alors figé, dans l’attente angoissée de la mort. Certains n’avaient pas perdu espoir et organisaient au mieux rondes et tours de garde, mais la plupart des paysans se contentaient de vivoter, léchant leurs blessures comme une harde de sangliers craignant la traque des chasseurs.
Dans les jours qui avaient suivi leur retraite, de nombreux nouveaux venus s’étaient présentés à leur porte. Chaque fois, Ayzebel pensait que leur fin approchait, montée sur de lourds destriers et l’épée en main. En définitive, il s’était toujours agi de membres de l’ancien peuple, comme eux, qui venaient chercher refuge dans la forteresse. À mesure que les villages alliés à Daogan apprenaient sa défaite, ils prenaient peur de subir le courroux aristocrate et fuyaient vers Castel-à-bois.
Les réserves de nourriture tombèrent rapidement, tandis que les tensions grimpèrent. La situation dérivait peu à peu vers l’implosion, alors qu’aucun ennemi n’avait encore été aperçu. Seule Ayzebel, qui avait naturellement été choisie comme chef, aurait pu sortir son peuple de ce marasme. Les plus clairvoyants prenaient conscience des difficultés et tentaient de faire réagir la jeune femme, mais celle-ci demeurait enfermée dans le vieux moulin.
Le lieu l’écœurait. Il lui donnait la nausée, et pourtant elle ne parvenait à le quitter. Elle se contentait d’y errer, entre la table et le lit, entre les traces de sang sur le sol et la porte. Elle y songeait à tout ce que sa vie aurait pu être si les évènements s’étaient déroulés différemment. Elle avait l’impression que chacun des choix qu’elle avait effectués s’était révélé le pire de tous, qu’elle n’aurait pu gâcher plus inutilement sa vie, celle de son frère, et de tout son peuple.
Avait-elle conscience du temps qui passait ? Avait-elle conscience de sa propre faiblesse et du danger qu’elle faisait courir aux siens ? Avait-elle conscience de l’influence néfaste de son apathie ? Même les rares à qui elle daignait ouvrir la porte n’auraient su le dire.
Une lueur avait instillé quelque espoir, avec la venue du Seigneur de guerre Relonor Helvival. Sa présence avait redonné quelques couleurs à la paysanne, puis son départ l’avait fait retomber dans la même bourbe, l’y avait plongée plus profondément encore. L’y avait enfoncée jusqu’à presque la noyer. Presque.
Il aurait fallu qu’un inconnu se dresse au centre de tous les autres. Qu’il s’impose comme chef. Seulement, personne n’en avait le courage, personne ne possédait la folie d’un Daogan, ou d’un Estenius.
La dépression dans laquelle s’enfonçait l’ancien peuple aurait pu le mener à sa perte, à petit feu ou dans un embrasement soudain, mais une nouvelle parvint à le tirer de sa torpeur.
Un enfant se présenta un beau jour devant les portes. Les guetteurs pensèrent certainement qu’il fuyait et cherchait refuge, car on lui ouvrit sans même l’interroger. Il dut crier pour se faire écouter, il dut attirer à lui l’attention de ces paysans que plus rien n’intéressait.
Ses premiers mots parurent fous, invraisemblables. On ricana jaune, ou noir. Puis, à force de s’entendre marteler la même vérité, les paysans finirent par y croire. Grimm, Grimm le Meneur des Sauvages s’était rendu maître de Landargues. Les Cannirnos ployaient devant les Sauvages nordiques…
La nouvelle rebondit alors de bouche en bouche. Elle se répercuta sur les gosiers et dans les cœurs. Chaque fois, elle gagnait en puissance. Chaque fois, elle électrisait un peu plus la foule. Les mots se transformèrent bientôt en appels, en cris, en hurlements. Ils mutèrent aussi en accès de colère, en disputes et en désaccords.
Ils retentissaient tant qu’Ayzebel elle-même les perçut, depuis le fin fond de l’antre du vieux moulin et de son marasme. Ils percèrent la paroi de pierre et de tristesse qui la cernait. Les mots se frayèrent un chemin dans sa tête et y agitèrent ses espoirs autant qu’ils agitaient son peuple au-dehors.
Elle fit venir le gamin jusqu’à elle. Ce petit garçon crasseux de rien du tout, dont la simple présence allait bouleverser nombre de vies.
Soudain, la porte du moulin éclata sous sa poussée. La paysanne était pâle, elle était frêle, ses cheveux secs et éteints lui collaient au crâne. Elle s’avança pourtant vers son peuple qui s’agitait sur la grande place, en deçà du moulin. Elle se dressa, mains embrassant le ciel, et s’époumona.
Alors, le soleil perça les nuages et inonda sa chevelure de traits ardents. Elle flamboya, comme l’étendard qui avait sauvé les siens lors de la débâcle de Hautesherbes. Elle flamboya et capta l’attention de tous :
« Ancien peuple, toi qui as trop longtemps été persécuté, il est l’heure de prendre ta revanche. La parole des Cannirnos a toujours été mensongère, et ce n’est pas ce fumier de Daogan qui nous a prouvé le contraire. »
Les paysans firent taire disputes et désaccords : ils étaient pendus à ses lèvres.
« Grimm, par contre, Grimm nous mènera à la victoire. Il nous mènera à la liberté ! Mes amis, allons prêter main-forte à Grimm, le Meneur du peuple ! »
Cette fois, les paysans unirent leur voix comme s’ils n’avaient attendu que cela. Un cri joyeux fusa de la grande place.
***
L’éclaireur se pressait d’aller présenter son rapport à Emilphas. Il avait pertinemment conscience que la colère du rouge allait s’abattre sur lui, mais il savait aussi qu’il valait mieux se débarrasser au plus vite de l’information, comme on retire une flèche avant que la blessure ne gangrène. Il traversa donc la cour à grands pas pour se rendre dans les écuries que le prêtre avait transformées en quartier général, puis toqua avec toute la fermeté dont il était capable.
« Entrez. »
À la manière dont ce simple mot avait été susurré, l’éclaireur sut que le rouge était en rogne. De toute manière, depuis la victoire de Hautesherbes, les moments où il s’était révélé de bonne humeur se comptaient sur les deux doigts de sa main gauche. À en croire ses coups de colère, la raison en tenait à l’attitude du maître de maison envers ses ennemis – entre les paysans abandonnés dans leur forteresse et le lieutenant de Daogan accueilli à bras ouverts – mais l’éclaireur soupçonnait autre chose. Bien sûr, le vieux prêtre ne l’avait jamais laissé paraître, mais la mort de son acolyte, le vermeil lieutenant, lui pesait sur le moral. Sans lui, il n’avait plus personne d’assez loyal (ou d’assez bête), pour se laisser malmener à longueur de journée. Sans lui, aussi, il n’avait plus d’ami…
L’éclaireur passa la porte et se figea devant le regard glacial, comme un lapereau paralysé par le serpent.
« Qu’est-ce qu’ils manigancent ? »
Après une seconde d’hésitation, le soldat secoua la tête et se jeta à l’eau. C’est comme après une grosse cuite : il faut que ça sorte.
« Ils sont partis. La forteresse du vieux moulin a été totalement vidée de ses occupants.
— Ils nous attaquent ?
— Non, ils… ils sont partis dans la direction opposée. Vers le nord.
— Vers le nord ? Mais pourquoi ? »
L’éclaireur haussa les épaules pour signifier qu’il n’en avait aucune idée. Emilphas se prit la tête dans ses longs doigts afin de se masser les yeux. Après un moment, sans relever le chef, il fit signe au soldat de quitter la pièce d’un mouvement irrité des phalanges. L’éclaireur ne se fit pas prier.
Dans la cour, alors qu’il s’éloignait à pas aussi pressés qu’à son arrivée, mais avec en plus la joie sautillante d’avoir échappé au pire, l’éclaireur croisa un soldat qui venait en sens inverse. Il le salua et allait continuer son chemin, quand l’autre lui demanda :
« Tu viens des… appartements d’Emilphas ?
— Oui, pourquoi ?
— Je… Dans quel état est-il ? Je veux dire, il est de bonne humeur ? »
L’éclaireur esquissa un sourire :
« Je crois qu’il ne l’était déjà pas avant mon arrivée, mais à présent je suis sûr que non.
— Merde.
— Tu as une mauvaise nouvelle à lui annoncer ? »
Le nouveau venu regarda ses bottes :
« Oui, et pas qu’un peu. Les déchargeurs du port ont appris que Grimm avait pris le pouvoir à Landargues. Du coup, ils ont cessé tout travail. Ils se sont réunis dans un des entrepôts tous ensemble…
— Les déchargeurs de l’ancien peuple ?
— Oui, tu sais bien que pratiquement tous les autres ont été abattus par les Sauvages de Daogan durant la bataille de Hautesherbes… »
Le silence s’interposa entre les deux hommes. L’éclaireur le brisa en posant une main sur l’épaule de son compagnon :
« Bon courage, mon gars. Vas-y d’un coup. Sans réfléchir, sans hésiter. De toute manière, tu vas en prendre pour ton grade, alors autant pas tourner autour du pot ! »
L’autre hocha la tête, puis s’éloigna en traînant les pieds. L’éclaireur allait continuer sa route, mais il s’arrêta finalement. Un désir un rien malsain le poussait à demeurer sur place. Il tendit l’oreille en entendant que le soldat toquait à la porte, jusqu’à percevoir le « Entrez » qui sonna comme un glas, puis il s’en fut à toute vitesse.
***
Il ne fallut pas longtemps à Emilphas pour se rendre dans le petit salon du maître de maison. Sylvert y passait ses journées, désormais — qu’aurait-il bien pu faire d’autre ? Il s’y immergeait dans la généalogie de sa lignée et l’histoire de sa terre : se plonger dans le passé pour oublier le présent.
« Vous avez retrouvé Jérémiah ? » s’avérèrent les premiers mots que le maigre vieillard adressa au grand prêtre.
« Heu… Non. Et j’en ai… Enfin, ce n’est pas pour ça que je suis là ! »
Sylvert se contenta d’une grimace désappointée pour toute réponse, puis porta la main à sa tasse pour en vérifier le fond : ne restaient que quelques feuilles humides de thé.
« Il faut réagir, Monseigneur ! Les paysans d’Ayzebel Penderix qui, elle, n’a pas disparu subitement comme son frère, ont quitté le vieux moulin. Ils se dirigent vers le Nord ! »
Sylvert souleva le couvercle de la théière, mais là non plus, rien.
« Et même dans le port de Hautesherbes, les rues se vident. Vos déchargeurs foutent le camp, bon sang ! »
Le vieux seigneur Groëe leva une paire d’yeux fatigués sur le prêtre :
« Comment leur en vouloir ? Eux n’ont pas tout perdu, alors ils cherchent à sauver le peu qu’il leur reste. Pour moi, hélas, il est déjà trop tard… Si seulement je m’étais moins entêté, si j’avais réfléchi plus que ça… Si seulement feu ma tendre épouse m’avait légué un brin de sa jugeote !
« Théophore tient d’elle, c’est indéniable. À croire que c’est de moi qu’Euphème tirait sa bêtise… Quant à Mélorianne, la pauvre petite, on ne le saura pas : elle est partie trop tôt. Trop tôt pour avoir des erreurs à regretter… »
Emilphas, qui se mordait les doigts pour ne pas interrompre le maître des lieux, éclata soudain :
« Vos sujets désertent votre domaine, et cela vous est égal ? »
Sylvert sourit tristement :
« Il est des choses en marche plus grandes que moi-même ou que ma lignée. Tandis que ma rage envers Euphème m’aveuglait, la Cannirnosk a changé. Les familles fondatrices sont en train de s’effriter… Daogan n’était qu’un représentant de cette évolution, un aperçu des transformations à venir. Dans tout le pays, la gent paysanne prend les armes et ce n’est pas moi ni ma pitoyable bêtise qui pourrons y changer quoi que ce soit ! »
Sylvert attrapa une lettre sur son bureau pour la tendre à Emilphas :
« Lisez, puis sortez. »
Le pli portait le sceau de Vignevaux, et un coup d’œil à la signature confirma au prêtre que Laval Vignonel en était l’auteur.
Une fois encore, mon ami, je te transmets toutes mes condoléances. Rien ne s’avère plus dur que de perdre un des siens, j’en suis douloureusement conscient.
Malgré notre émoi, le monde n’en continue pas moins de tourner et nous laisse, antiquités que nous sommes, sur le bas-côté du chemin.
Mes paysans ont quitté le domaine. Pas un n’est resté, des grattes-lopin jusqu’aux maîtres exploitants. Même mes valets personnels se sont fait la malle. Pire, ils ont tenté de prendre Vignevaux. Je ne possède plus d’armée, et ils y seraient parvenus sans mal si ça n’avait été Elzémie. Celle-ci, dont j’ai violemment critiqué la proximité avec la pécore dans mes derniers courriers, m’a finalement sauvé la vie. Ah, j’enrage de le penser, mais elle a senti mieux que moi le tour que prend notre époque. À croire que les lignées aristocrates sont finies !
Tu sais que j’aime à recevoir régulièrement des nouvelles du monde, et que les miens arpentent la Cannirnosk pour m’informer. Et bien figure-toi que mon cas est loin d’être isolé. Par tout le pays, plus un noble ne tient ses paysans. L’ancien peuple paraît décidé à se réapproprier les rênes de son destin depuis que ce Sauvage de Grimm a pris le contrôle de Landargues. Notre capitale tombée, et le peuple se pense au pouvoir. Le pire, c’est qu’ils n’ont peut-être pas tort… Qui donc parviendra à ramener la paix, si même Breridus de Pal y a échoué ?
Toi, il te reste les vestiges d’une armée, alors j’aime à croire que tes propres paysans ne tenteront pas ce que les miens ont eu l’audace de d’essayer…
Méfie-toi tout de même, car les plus fidèles valets de pied peuvent se transformer en assassins, de nos jours.
Ton ami, Laval
Sylvert rit doucement lorsqu’Emilphas lui rendit la lettre :
« Je sais que mon peuple s’enfuit. La preuve en est cette théière, vide depuis des heures ! Et encore, si elle n’a jamais été pleine, c’est grâce à la bonté d’Alcédias, mon vert. Mais lui-même, restera-t-il à mes côtés bien longtemps ? »
Le prêtre ne prit pas la peine de répondre et déserta le petit bureau d’un pas énergique.
***
Emilphas ne mit pas longtemps pour rassembler tous les rouges encore présents sur le domaine Groëe. Une heure plus tard, ceux-ci se tenaient sur le port de Hautesherbes, tambours battants afin d’attirer la population du bourg.
Le grand prêtre regarda leurs chevelures sombres avec un sourire glacial : il s’agissait de braves Cannirnos. Il se tourna pour en adresser la remarque au vermeil lieutenant, mais un vide tenait la place du sourire béat.
Emilphas détendit au mieux sa grimace, puis s’adressa à la bourgeoisie rassemblée devant lui :
« Bons habitants de Cannirnosk, vous savez comme moi que l’ancien peuple s’ensauve pour rejoindre les Sauvages, au nord. Comme moi, vous savez que ces traîtres vous abandonnent à votre dur labeur, sans aucune reconnaissance pour tout ce que nous avons sacrifié pour eux. »
Des grommellements s’élevèrent de la foule des bourgeois.
« Comme moi, vous craignez qu’ils ne reviennent sous la bannière de Grimm, ce Barbare sanguinaire ! Vous craignez, et vous faites bien, que ce peuple que nous nourrissons ne se retourne contre nous et nous assassine… La folie de Daogan les a contaminés, elle a empoisonné notre pays. »
De nouveau les bourgeois acquiescèrent, et avec d’autant plus de hargne qu’ils se souvenaient de l’attaque des Krzëe et du massacre des leurs.
« Le seigneur Groëe, votre protecteur, semble avoir lui aussi contracté le mal de son fils. Il se terre dans sa forteresse, il ne s’intéresse plus à vous, ni à rien du tout d’ailleurs… Lui ne pourra pas vous sauver, mais vous, vous le pouvez !
« Comment, vous vous demandez ? Tout simplement en prenant les armes ! Mes rouges et moi-même allons remonter vers le Nord, et défaire chaque harde paysanne que nous trouverons sur notre chemin. Lorsque nous parviendrons à Landargues, nous serons des héros – les sauveurs de la Cannirnosk ! Il ne tient qu’à vous de rejoindre mes forces : la gloire à portée de vos mains ! »
Les bourgeois réagirent comme s’ils n’attendaient que de trouver un chef. Bon nombre d’entre eux se portèrent volontaires et se pressèrent d’aller chercher des armes et des provisions. Des hommes, jeunes et vieux, gros et maigres, mais aussi des femmes et des enfants. Chacun bien décidé à sauver la Cannirnosk.
Il fallut plus qu’une heure aux bourgeois pour se préparer. Mais le lendemain, lorsqu’Emilphas se dirigea vers le nord, le nombre de ses hommes avait doublé.