Chroniques du vieux moulin - Tome 4 : Jusqu'à ce que la mort nous sépare
Chapitre quatre-vingt-troisième
Jamais la route entre Hautesherbes et Landargues n’avait paru si interminable à des voyageurs. L’effectuer à pied, déjà, rallongeait considérablement le trajet, mais à coups d’une heure ou deux par jour – au terme desquelles Relonor sombrait dans un sommeil lourd et sans rêves – cela devenait un véritable périple.
Point positif, Gardomas avait le temps de chasser, et chaque repas comprenait donc sa portion de viande. Malgré la quantité, Relonor rechignait à en distribuer à Fleurienne, qu’il ignorait superbement. Gardomas, lui, se joignait à Orphiléa pour lui glisser sa part en cachette. Si le Seigneur de guerre n’avait pas interdit qu’on la nourrisse, il leur paraissait préférable de rester discrets pour conserver la paix relative qui les unissait.
La Demoiselle, qui chérissait elle aussi cette silencieuse sérénité, ne se plaignait jamais, ne parlait que peu et exclusivement lorsque Relonor n’était pas là, ou bien profondément endormi. Elle le faisait alors à voix basse, consciente du risque qu’elle prenait en ouvrant la bouche.
Le grand nombre d’heures de sommeil allié à une nourriture très carnivore redonna des forces à Relonor, qui parvint à se mouvoir de plus en plus longtemps. À la fin de leur périple, il tenait presque la journée entière.
Au bout de trois ou quatre semaines de marche, la cité fortifiée de Landargues fut enfin en vue. À la mélancolie et à la colère qu’éprouvait le chef de guerre vint s’ajouter une espèce de contentement meurtrier : Breridus allait payer.
* * *
Lorsque les voyageurs se présentèrent à la porte, ils furent étonnés de la trouver close. Un homme à la chevelure étrangement blonde et à l’accent nordique leur refusa l’entrée de derrière une petite grille insérée dans l’huis, sous prétexte qu’une autorisation était nécessaire.
Relonor eut beau insister, la réponse négative les poussa bientôt à refluer d’une centaine de mètres afin de prendre du champ.
Autour d’un repas frugal, Fleurienne seule quelques pas derrière eux, ils tentèrent de trouver une solution.
« Crois-tu que nous parviendrons à entrer en cachette ? commença Gardomas. La ville possède peut-être d’autres portes, ou des passages secrets… »
Relonor rit à cette proposition :
« Oh, toi tu as vécu trop longtemps dans les Marches. Tu ne connais pas l’organisation des gens du sud. Pas d’autre entrée, car ils désirent pouvoir tout contrôler. Ils préfèrent embourber les rues de monde, créer une file d’attente devant la porte, mais ils demeureront droits dans leurs bottes. Contrôler pour mieux régner. Ah, douces Marches… »
Ils grignotèrent en silence avant que le Seigneur de guerre ne reprenne la parole :
« Tu as vécu un temps ici, Orphiléa, n’as-tu pas une amie à qui nous pourrions demander de l’aide ? »
La jeune femme glissa un regard vers Fleurienne avant de répondre :
« Il y a bien Ildoria Vignonel. C’était d’elle dont j’étais la plus proche. Mais… je ne suis pas certaine qu’elle ne dévoile pas tout de suite mon identité à Breridus, avant même de nous faire entrer. Être amis, à Landargues, peut posséder de nombreuses variances… »
Relonor, qui avait perçu le regard de sa fille pour la Demoiselle, s’écria soudain :
« Je sais ! Nous avons le laissez-passer idéal avec nous depuis le début ! »
Il se tourna vers Fleurienne.
« Nous dirons que nous l’avons, elle ! Sûr qu’ils seront contents de lui mettre la main dessus et ils nous laisseront entrer ! »
La réponse d’Orphiléa lui sortit de la gorge comme un cri du cœur :
« Non ! »
Elle se rassit, un peu honteuse de sa réaction, et parla à voix basse pour ne pas attirer l’attention des gardes de la grande porte :
« Je t’interdis de la mêler à cela. Si tu la livres, Breridus la tuera !
— Au moins un point sur lequel nous serions d’accord, lui et moi, sourit Relonor.
— Je te l’interdis, ou alors je dévoilerai mon identité moi aussi ! »
Relonor se frappa le front de la main :
« Mais bien sûr ! »
Il se redressa en vitesse et, après avoir rassemblé ses paquetages, il progressa à grands pas pressés vers la porte. Gardomas suivait à bonne allure, tandis qu’Orphiléa, sur les talons de son père, lui répétait de ne pas la mêler à cela. Fleurienne marchait plusieurs mètres derrière, comme à son habitude.
Alors qu’ils arrivaient devant l’entrée, le garde en faction, dont seul le visage dépassait de la petite trappe grillagée dans la porte, leur répéta qu’ils ne pouvaient passer sans autorisation.
« Je suis Relonor Helvival, Seigneur de guerre et protecteur des Marches. Je dois voir le conseiller Souverain de toute urgence. »
Le soldat ouvrit de grands yeux, sa bouche frisa un instant, comme si le rire menaçait de la percer, puis il s’écria :
« Mais putain c’est bien vrai ! Je vous reconnais ! Je… »
Il ne finit pas sa phrase et disparut. Moins d’une minute plus tard, la lourde porte tournait sur ses gonds. Derrière, quatre Sauvages les attendaient, en armes.
« Suivez-nous, nous allons vous conduire à lui. »
Relonor réfléchit durant tout le trajet qui les mena au palais Souverain, mais il ne parvenait à comprendre : par quel sortilège les gardes de faction pouvaient-ils être des Sauvages ?
Les rues s’avérèrent bien calmes, presque désertes. L’ambiance paraissait plus morne que le Seigneur de guerre ne l’avait jamais observée dans cette joyeuse cité pavée de blanc. Le peu de badauds qu’ils aperçurent de loin se détournait en voyant arriver les gardes, si bien qu’ils ne croisèrent personne. Même les boutiques en bord de rue, où quelques bourgeois faisaient affaire, se révélèrent aussi silencieuses que si elles avaient été vides.
À la porte du palais Souverain, sur quatre factionnaires, un seul ne portait pas la chevelure claire des septentrions.
Ils arrivèrent enfin devant la salle de la couronne. On leur ouvrit sans retard et on les fit entrer. Étrangement, le Seigneur Souverain était absent – personne sous la couronne suspendue dans les airs. Les Sacerdoces entouraient tout de même le trône, mais une petite moue piteuse qui ne leur ressemblait guère barrait leur visage, comme s’ils avaient quelque chose à se faire pardonner.
Les vieillards reconnurent immédiatement Fleurienne et Orphiléa, mais la neutralité succéda rapidement à leur stupéfaction. Ils se questionnaient pourtant assurément sur la raison d’un tel groupe : le Seigneur de guerre en compagnie des deux récentes fuyardes – dont celle qui avait abandonné le Souverain devant l’autel –, sans oublier cet inconnu visiblement sang mêlé. Trois hors-la-loi parmi les plus recherchés de Cannirnosk…
Derrière le trône délaissé, une silhouette penchée sur un bureau écrivait d’un geste lent. Relonor crut d’abord à Breridus, car la tunique turquoise et blanche correspondait en tous points aux couleurs de la lignée. Cependant, la stature ne paraissait pas tout à fait convenir, de même que la corpulence. Puis, l’homme prenait appui fermement sur ses deux pieds, alors que Breridus aurait porté sur la droite, vers sa jambe valide.
La chevelure finit de convaincre Relonor qu’il n’avait pas affaire au félon de Landargues. Trop longue, soigneusement nouée à la mode cannirnos, mais d’un blond terne. Définitivement pas Breridus.
Alors que tous les indices parvenaient presque à faire sens dans l’esprit du Seigneur de guerre, Grimm se retourna. Ses yeux couleur sable étincelèrent lorsqu’il sourit de toutes ses dents :
« Relonor Helvival, quelle joie de te recevoir ! »
Le Meneur des Sauvages contourna le trône pour s’approcher. Il prenait l’air désinvolte, à son aise, mais sa main qui ne quittait guère le pommeau de son épée cannirnos n’échappa pas à Relonor. Ce dernier, qui serrait à sa ceinture son poignard, se força à détendre le poing. Entre l’agilité du Sauvage et les gardes tout autour, ce n’était pas le moment pour lui sauter à la gorge. Sa vengeance comptait plus que tout, mais il ne voulait pas non plus mettre en péril la vie de sa fille pour elle.
Grimm ricana lorsqu’il arriva près d’eux :
« Tu as l’air surpris de me trouver ici… En tout cas, on peut dire que tu t’es jeté dans la gueule du loup !
— Surpris, certes. Mais pas de te voir ici, car je te cherchais. »
Relonor asséna son mensonge avec autant de véhémence que possible.
« Non, ce qui m’étonne, c’est de te découvrir si Cannirnos. Où est passé le Sauvage, le grand chevaucheur ? As-tu donc renié tes idéaux pour te travestir ainsi ?
— Ah, ne m’en parle pas. Cette coiffure idiote qui tire les cheveux, et ces vêtements inconfortables… Non, je tente seulement de montrer à ces imbéciles que je ne suis pas l’ennemi…
— Conseil d’un meneur d’hommes à un autre : évite de les insulter, si tu souhaites les convaincre. »
Relonor pointait du menton les trois Sacerdoces.
« Oh, mais eux trois ce n’est pas la même. Ils sont vraiment idiots et ils le savent, je le leur ai bien fait comprendre ! Ils ont de la chance que j’aie besoin d’eux, sinon ils auraient fini leur vie au bout d’un pic. Comme si je n’avais pas assez d’ennuis comme cela, ils ont trouvé bon d’aider le Seigneur Souverain à fuir. Voilà dix jours que je me retrouve à faire croire qu’il est souffrant, alors que la rumeur court qu’il arpente la ville…
— Mon pauvre. Je te comprends, il est difficile de gouverner… lorsqu’on est un tyran.
— Ne joue pas trop au finaud, Relonor, et explique-moi plutôt ce que tu fais ici. »
Le Seigneur de guerre s’imposa de ne pas trop contracter les mâchoires pour répondre :
« Je viens pour une vengeance.
— Une vengeance ?
— Oui. Des cannirnos ont tué Wilhjelm.
— Pardon ? Mais qui ?
— Des paysans au nord d’ici. Ils l’ont assassinée à cause des manigances des de Pal. Je suis ici pour traquer les de Pal survivants, et les occire. Je me suis dit que nous avions un objectif similaire, alors autant se serrer les coudes !
— Oh oh, Breridus n’a qu’à bien se tenir ! »
Relonor sourit intérieurement : la discussion avançait bien, et Grimm ne devinait pas qu’il ne connaissait rien à la situation, il lui dévoilait même peu à peu ce qu’il avait besoin de savoir. Breridus était toujours vivant, bonne nouvelle : il pourrait se charger de le tuer !
« Mais dis-moi, pourquoi devrais-je te faire confiance ? Parce qu’aux dernières nouvelles, nous sommes ennemis, tous les deux.
— L’ennemi de mon ennemi peut parfois être un allié de valeur, rétorqua Relonor.
— Ou alors, mon ennemi peut mentir pour baisser ma vigilance, et me poignarder dans le dos. »
Le Meneur des Sauvages se méfiait : Relonor croyait-il vraiment que les de Pal étaient la cause de la mort de Wilhjelm, ou bien fabulait-il pour gagner sa confiance ?
« Je te respecte trop pour te tuer par traîtrise, Grimm. Et surtout, j’ai quelqu’un qui saura te prouver ma bonne foi, je pense… Approche, Orphiléa, approche. »
La jeune femme, surprise, hésita un peu avant de faire trois pas vers les deux hommes.
« Grimm, voici Orphiléa, mon aînée. Ta nièce. »
Le Sauvage la dévisagea avec scepticisme, puis ses traits s’éclairèrent :
« Je reconnais ton nez, oui. Et aussi ces petites fossettes autour des yeux, Wilhjelm avait les mêmes dans sa jeunesse. »
Il s’approcha pour attraper une mèche de ses cheveux avec une moue déçue :
« Tu tiens aussi beaucoup de ton père… »
Ses pas l’entraînèrent derrière le trône. Pendant qu’il réfléchissait, Orphiléa se colla contre son père, qui échangea un bref regard avec Gardomas. Les Sacerdoces, quant à eux, gardaient la tête basse.
Grimm s’arrêta bientôt devant ces derniers.
« J’ai besoin de votre avis, les sages. Comment Relonor est-il vu, dans cette cité ? Cela me sera bénéfique, s’il me rejoint, ou bien mon image ne fera qu’en pâtir ?
— Le Seigneur de guerre est vu comme venant d’une famille marginale, commença Vert. Il n’est pas considéré comme étant aussi majestueux que les aristocrates des autres maisons.
— Mais sa lignée est noble tout de même, ajouta Gris. Et le petit peuple les apprécie pour leur rôle de protecteurs. Ils ont conscience de leur importance, et ont moins à leur reprocher qu’aux autres lignées, qu’ils ne côtoient que trop. De plus, Helvival est synonyme d’exploit et d’aventure, de légende même… »
Rouge trancha avec brutalité :
« Sans tourner autour du pot, oui, sa présence à tes côtés sera bonne pour ton image.
— De toute manière, souffla Gris dans un sourire, pire image serait difficile à obtenir ! »
Grimm le flécha du regard, puis obliqua vers Relonor :
« Dans ce cas soit le bienvenu, vieil ennemi. Après tant de batailles l’un contre l’autre, ferraillons ensemble !
— Pour Wilhjelm, précisa le Seigneur de guerre en se baisant le dos de la main.
— Ne crois pas, en revanche, que ma méfiance à ton encontre sera amoindrie. Un faux pas, et tu pourras dire adieu à la vie… »