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Antoine Bombrun

mardi 30 octobre 2018

Chroniques du vieux moulin - Tome 2 : Batailles

Chapitre trente-huitième

Le mariage de Théophore aurait dû commencer depuis bientôt une heure. La famille Vignonel, déjà installée, patientait – tradition oblige – dans le pré à l’extérieur des murs. Une estrade de planches solides avait été dressée, recouverte de tentures aux armes des deux familles. Le gris argenté et le vert sombre se mêlaient avec goût : mélange des couleurs avant celui des sangs. Elzémie se tenait droite, devant l’autel, vêtue d’une longue robe verte. Ses yeux rougis, ceux de quelqu’un qui a beaucoup pleuré, ne s’accordaient guère avec la teinte de son habit. À côté d’elle, son père, Laval Vignonel, ne paraissait pas dérangé outre mesure par l’agitation de sa fille. Il conservait le regard droit, patient.

Au fond, il avait le cœur triste, lui aussi, peiné de voir son enfant si malheureuse. Il savait que c’était là son devoir de père de la marier, et puis, elle aimait Théophore, cela n’était un secret pour personne. Ce n’était pas l’union qui les rebutait tous les deux, mais la situation. Il espérait bien que cette gêne fondrait comme neige au soleil une fois la cérémonie achevée. L’alliance entre les deux familles deviendrait officielle et leurs forces seraient considérablement augmentées.

Mais ce n’était pas le seul détail qui le chagrinait ; il y avait aussi la responsabilité de ces pécores de Geraint, de ces traîtres qui avaient fui le village pour s’unir avec Daogan. Sans eux, tout aurait été différent, à commencer par les bénéfices financiers que Laval allait retirer de ce mariage : l’acte qu’il avait rédigé aurait accru significativement la richesse de sa famille. La folie des insurgés avait conforté Sylvert, qui s’était cru permis d’en modifier quelques termes. Laval n’avait rien pu y redire : les serfs étaient de sa responsabilité et son honneur en jeu. À cause de cela, ce n’était presque plus qu’un mariage ordinaire, une fatalité entre deux familles voisines. Presque.

À ces pensées qui se mélangeaient dans sa tête, Laval frappa du pied :

« Non, mais qu’est-ce qu’ils attendent ?! Ils ont déjà une demi-heure de retard. Encore une demie et nous nous retirons, sans disgrâce. Ah, c’est humiliant ! Cela se passe dans leur demeure et c’est à nous de prendre racine ! »

Elzémie ne répondit rien – elle n’avait pas dit un mot depuis le matin – et garda tête basse. Adelmie, la mère, intima à son époux de se calmer, de patienter ; la famille Groëe avait probablement eu un empêchement, un retard de dernière minute. Ils allaient arriver !

Soudain, on entendit des éclats de voix de l’autre côté du jardin. C’était Sylvert Groëe qui vitupérait après Théophore. Ils traversèrent les lignes de soldats, postés depuis le début du conflit avec Daogan, et le père traîna son fils vers l’autel. Derrière eux venait la petite Mélorianne, vêtue d’une jolie robe blanche. Avec elle, lui tenant la main, Alcédias, le prêtre vert de la famille Groëe. C’était ce dernier qui allait procéder aux épousailles. Théophore aperçut Elzémie. Il se débattit d’un grand geste et échappa à l’emprise de son père. Puis, au lieu de tenter de fuir comme il l’avait fait jusqu’à présent, il se contenta de regarder Elzémie, sans bouger. Je t’aime. Elle le regardait aussi, et le silence prit place. Sylvert le brisa en grommelant :

« Enfin, la raison qui lui revient… »

Théophore s’avança vers l’autel. Les yeux des deux amants ne se quittaient plus. Théophore était contre ce mariage, qui n’était pour lui que vile machination, pourtant, il ne voulait pas causer de peine à Elzémie. Surtout à présent qu’il la voyait si défaite. Une telle vision lui brisait le cœur. Il ne l’humilierait pas plus, il obéirait à son devoir d’homme, quoi que cela puisse lui en coûter.

Sylvert demanda :

« Laurendeau n’est pas là ? »

Ce fut Adelmie qui répondit :

« Non, son père et lui-même ont estimé qu’il avait mieux à faire.

— Je te l’ai déjà dit, Adelmie, Laurendeau officie en réunion stratégique. Nous sommes en guerre et son devoir de soldat passe avant tout. »

Théophore ne releva pas, il baissa simplement un peu plus la tête.

Les discussions d’usage débutèrent ; politesses, et rappel des conditions du mariage. Laval et Sylvert parlaient sur le ton de la conversation, comme lors d’une situation ordinaire : ils perpétuaient la tradition. Les deux amants demeuraient sans voix. N’écoutant pas, à un mètre l’un de l’autre, mais se regardant toujours. Après un long échange, les paroles se tarirent, chaque mot coulant un peu plus faiblement, un peu plus rarement, puis s’asséchèrent tout à fait. On se tourna vers Alcédias, qui était monté sur l’autel. Les deux amants cessèrent de se fixer, les yeux tombés au sol.

Alcédias ouvrit la bouche : la cérémonie allait débuter officiellement. Une sonnerie de cor rompit le faste de sa première tirade et lui arracha une grimace. Sylvert releva la tête, qu’il avait baissée pour écouter la célébration. C’était le signal. Quelque chose se passait.

Un autre cor résonna. Puis un troisième. Bientôt, tous les guetteurs de Hautesherbes eurent donné l’alarme.

Une attaque ! Ah, le fot-en-cul, le sottard !

Il hurla, portant instinctivement la main à sa blessure à l’épaule :

« Aux armes ! Aux armes ! C’est une attaque ! »

Les soldats, qui aux sons des cors s’étaient dressés, hallebardes en mains, se précipitèrent pour former un rempart entre l’extérieur et les deux familles aristocrates. Le silence s’établit, coupé seulement par le brame d’un cor solitaire. Puis, d’abord doucement et allant de plus en plus fort, le timbre de voix graves entonnant un chant guerrier résonna : les soldats des Marches approchaient. Sylvert grimpa sur l’autel, où se trouvaient déjà Alcédias, Elzémie et Théophore. De là, il scruta les troupes ennemies. Il remarqua tout d’abord des hommes à pied, des centaines. Il ne put s’empêcher de cracher :

« Les paysans de Geraint. »

À cette parole, Laval bondit à son tour sur les planches.

Ensuite, camouflés derrière les premières lignes, venaient les cavaliers des Marches – ceux de Daogan, mais aussi ceux de Relonor – qui poussaient leurs accords puissants. Un rythme simple, battu, sans mélodie distincte. En face d’eux, les hommes de Hautesherbes serraient les rangs pour former la ligne de bataille. Chaque instant, de nouveaux soldats arrivaient en courant. Le vacarme d’un remue-ménage se faisait entendre aussi depuis les enclos, où les cavaliers de LeNoblet harnachaient leurs montures en hâte.

Sylvert et Laval ne parvenaient pas à quitter l’ost adverse des yeux, bouche bée, sans même penser une seule seconde à prendre la fuite. Un filet de voix s’échappa de la bouche du seigneur de Vignevaux :

« Il ne va quand même pas oser… s’attaquer à un mariage. Et sans annonce… »

Sylvert déglutit avant de répondre :

« Il en serait bien capable, le con… »

Lorsque les deux armées furent positionnées, alors que le silence et la poussière retombaient aux pieds des soldats, le cri de Daogan s’éleva. Il s’enfla comme une tempête et prit rapidement le dessus sur tous les autres sons, les piétina et les déchiqueta, s’affirmant comme victorieux avant même le début du combat. Il ne clama qu’un mot, un seul, mais celui-ci s’allongea et s’étira pour emplir les oreilles de tous les êtres présents à des lieux à la ronde :

« CHAAAÂÂÂAARGEEEEEEEEZZZZZ ! »

À cet ordre, la foule des paysans s’élança au pas de course. Le sol se mit à trembler et un nuage gonfla depuis la terre du chemin. Les villageois en armes galopaient droit devant eux, insensés, agitant fauchards et fléaux à blé.

Derrière, les cavaliers nordiques demeurèrent immobiles. Le regard braqué sur l’autel, ils poursuivaient leur chant de guerre. Le grouillement des paysans s’approcha dangereusement, jusqu’au choc, violent. Leur horde beuglante entra dans les rangs bien alignés comme les vagues dentelées qui prennent d’assaut les rivages de Hautesherbes. Lances et hallebardes des soldats de Sylvert transpercèrent plus d’un assaillant, mais la folie meurtrière les tenait si bien que les survivants piétinèrent les morts et escaladèrent les blessés pour parvenir au corps à corps.

Sylvert se mordait les doigts. Il tonitrua et de nouvelles troupes s’engagèrent dans la mêlée. Adelmie se dissimulait derrière Laval et Elzémie avait attrapé le bras de Théophore. Tous les yeux étaient tournés vers la bataille, vers la masse énorme des combattants et des armes.

Une sonnerie de cor retentit et les cavaliers de Daogan, reconnaissables à leur étendard marqué d’un moulin rouge, s’élancèrent, crachant une grêle de flèches. Ils contournèrent la mêlée et tentèrent d’enfoncer les rangs de l’aile ouest. Les soldats Groëe tinrent bon, leur opposant fermement de la lance. Les cavaliers se retirèrent. Pendant ce temps, les coureurs de Relonor Helvival chargeaient le flanc est.

Théophore tremblait. Une bataille faisait rage dans son esprit plus férocement encore que dans les prés. Soudain, il saisit Elzémie par le cou et l’embrassa violemment. C’était leur premier baiser ; bref comme un éclair. La jeune femme dut se rattraper aux habits de Théophore pour ne pas tomber. Leurs lèvres se séparèrent et Théophore recula, la main toujours agrippée à sa nuque. Il la regarda dans les yeux quelques secondes, elle sourit. Il sourit à son tour puis la lâcha, la saisissant à présent par le crâne pour lui baiser le front. Enfin, il s’éloigna d’elle, sauta au bas de l’autel et courut vers la ligne de bataille sans un regard en arrière. Il y disparut.

Sur les planches, Alcédias, le prêtre vert, dut soutenir Elzémie qui chancelait.

Théophore évita un coup d’épée qui, s’il ne lui était pas destiné, lui aurait ouvert le crâne sans mal. Il cavalait au centre de la mêlée, en vêture fine de marié. C’était la première fois qu’il assistait à une bataille et l’odeur du sang le prit au nez et à la gorge. Il avait bien derrière lui quelques cours d’escrime, mais la réalité de la guerre dégageait une intensité toute différente. Son cœur lui battait la poitrine à tout rompre.

Un paysan tomba tout près de lui, une lame siffla à ses oreilles. Il remarqua que ses vêtements étaient salis, d’un sang qui n’était pas le sien. Il détourna le regard d’un blessé qui hurlait à la mort, les entrailles mises à nu par un coup de hallebarde. D’une bourrade de l’épaule, il se fraya un chemin vers l’extérieur de la bataille. Les villageois s’écartaient autour de lui afin de le laisser passer.

Comme il s’enfonçait de plus en plus dangereusement entre les lignes, un paysan à la barbe démesurée tenta de lui porter un coup de fauchard. L’arme d’hast siffla, mais Théophore recula à temps. Sa dérobade le fit trébucher sur un corps mort – ou mourant, à en croire le bruit qu’il éructa sous le choc. L’homme au fauchard allait réitérer son geste, une attaque qui se serait révélée fatale, mais un jeune borgne s’interposa. Il se plaça entre les deux, le paysan barbu et l’aristocrate à terre, dressant les bras au ciel :

« Non, Qalet ! C’est le prisonnier, le frère de Daogan ! Nous devons le laisser passer ! »

Théophore profita de l’interférence pour se relever et se faufiler hors de la bataille. Il fut sorti en quelques pas et s’effondra dans la terre, à quelques mètres de la mêlée désordonnée. Il percevait les coups d’épée et les hurlements, mais ce qui l’assourdissait le plus demeurait son cœur qui lui battait la poitrine.

Soudain, une poigne épaisse le souleva du sol et le remit sur ses pieds. Il ferma les yeux. Il était mort. Mais au lieu du borborygme de son agonie, il entendit un rire joyeux :

« Mon frère, te voici ! Je n’étais pas certain que tu comprennes le message ! »

Et Daogan, chef de guerre plein de sang, attrapa Théophore dans ses gros bras, des larmes aux yeux tant l’allégresse paraissait le prendre aux tripes. Leur étreinte s’attarda quelques secondes.

Puis, comme une voix perçait leur complicité pour hurler la retraite, le guerrier repoussa puissamment son jeune frère. Une colère sans bornes sur le visage, il montra les dents pour rugir :

« On se replie ! Tous les hommes vers l’arrière, on se replie ! »

Il accompagna son ordre d’un grand geste du bras pour rappeler à lui toutes ses troupes, puis il s’enfuit, au grand galop sur ses jambes solides. Théophore tituba une seconde avant de tâcher de le suivre, un brin sonné par les événements. Derrière eux, les soldats Groëe hurlaient leur joie d’avoir remporté la victoire à grands cris, inconscients de ce qui venait de se tramer sous leurs yeux.

Les paysans se replièrent alors que les cavaliers les couvrirent en arrosant les poursuivants de flèches. Théophore fut rattrapé, englouti, porté par le flot qui remontait vers Castel-à-bois.

* * *

La horde et les cavaliers parvinrent à la forteresse moins d’une heure plus tard. L’entrain et la folie de la bataille avaient déserté les corps, qui souffraient, épuisés. Le moral n’était pas bien haut, seul Estenius alpaguait encore les troupes, les motivait. C’était lui qui, le premier, avait battu la retraite après le sauvetage de Théophore. Les cavaliers de Daogan, en arrière-garde, chevauchaient en silence.

Les grandes portes s’ouvrirent et tous les passèrent. Chacun alla panser ses plaies. Alors qu’il s’affalait dans l’herbe, Théophore vit son frère s’éloigner, décidé, le visage haineux. Il traça tout droit en direction du jeune borgne. Il allait l’atteindre quand le lieutenant Jérémiah détourna l’attention de Théophore, qui ne perçut que des éclats de voix.

« Venez, mon ami, que je vous installe dans le vieux moulin. Nous vous y dresserons une couche, près de celle de votre frère. Je suis heureux de vous revoir parmi nous.

— Je ne sais pas si j’ai pris la bonne décision, mais merci pour tout ce que vous risquez pour moi. Je ne pouvais décemment me marier dans ces conditions, cela aurait été bafouer l’amour que je porte à Elzémie. Je me sens triste du malheur que je lui cause, mais je pense que cette douleur est plus juste et plus supportable que celle de posséder un traître pour époux.

— Vous êtes sage, Théophore. Malgré votre jeunesse vous êtes sage. Vous avez fait le bon choix.

— Si seulement il y avait un bon choix… À présent que je m’engage à vos côtés, je me retrouve à affronter Laurendeau, mon meilleur ami. Je me retrouve déloyal à ma famille et ennemi de mon amour… »

Ils allaient entrer dans le vieux moulin quand une jeune femme en sortit. Jérémiah lui demanda poliment :

« Bonjour, Ayzebel. Que faites-vous ici ?

— Je profitais de l’absence de Daogan pour décrasser un peu le donjon. Mais vous ne lui direz rien, n’est-ce pas ? (Jérémiah hocha la tête.) Merci, vous êtes bon. À présent, je vais rejoindre mon frère. »

Elle s’éloigna et Théophore demanda :

« Qui est-elle ?

— Une paysanne ; la sœur d’Estenius, le chef des villageois. Lui, vous pouvez l’entendre hurler avec votre frère, là-bas, un différent de tactique et d’autorité, encore. Le bougre porte toujours sur le visage les cicatrices de leur dernière dispute, mais il cherche une fois de plus ! Et Ayzebel qui court à la rescousse de son frère, au contact de Daogan… Elle est d’une aide précieuse en tant que conciliatrice entre ces deux meneurs. »

Ils entrèrent et installèrent la couche de Théophore. Celui-ci s’y effondra, épuisé, et s’endormit aussitôt, brisé par les émotions.

Moins d’une heure plus tard, Daogan réveilla son frère en sursaut comme il pénétrait dans le vieux moulin :

« Tu es bien installé ? Ce n’est pas très riche, je te l’accorde, mais la vie à la dure renforce le corps. Ça ira de pair avec l’entraînement au combat que tu commenceras dès demain. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive malheur !

— Merci, Daogan…

— Ah ah ! Entre frères, c’est bien normal. Et puis, maintenant que ce mariage d’argent est empêché, la lignée Vignonel n’a plus grand-chose à jouer dans cette guerre. Je vais de ce pas envoyer le héraut Innocent à Laval pour lui demander de se retirer. Personne ne devrait s’interposer entre un père et son fils, c’est là mon avis et je le lui donnerai. La querelle est familiale, point n’est besoin de s’en mêler. »

Théophore jeta un regard en coin au guerrier avant de sourire timidement. Il n’osait pas formuler la pensée qui le taraudait : Si seulement quelqu’un s’interposait et parvenait à entraver ladite querelle en ramenant les deux partis à la raison…

Commentaires

Pauvre, pauvre Elzémie ^^'
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mardi 30 octobre à 15h21
Le "CHAAAÂÂÂAARGEEEZ" m'a fait mourir de rire :')
Et wow, c'était génial ! Pauvre Théophore. Au moins, s'il se marie un jour avec Elzémie, personne ne pourra dire que ce n'est pas un mariage d'amour !
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vendredi 19 juillet à 14h47
Ah ah, j’étais content de mon « chargez » aussi !
Autant je n’aime pas les mots en majuscule et ce genre de choses, autant là j’étais obligé !

Je suis bien d’accord avec toi : c’est beau, l’amour.
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vendredi 19 juillet à 16h35