Chroniques du vieux moulin - Tome 2 : Batailles
Chapitre trente-septième
Plus le temps passait et plus le ventre d’Anya croissait. Ce n’était encore qu’une petite bosse, une outre de vie, mais lorsqu’elle baissait les yeux elle voyait comme une grosseur. Une rondeur, mais pas celles des nobles à la panse dilatée, plutôt un abri dans les roches de la montagne, une cabane de mousse dans la forêt.
Malgré cela, son corps demeurait maigre encore. Elle travaillait tout le jour et gardait ses habitudes de pauvreté, si bien qu’elle mangeait peu et ne prenait pas de poids. Alphidore s’en inquiétait, mais elle aimait cela ; elle aimait se sentir fine comme une souris des champs et échapper au monde. Elle aimait le savoir anxieux, comme pour un trésor en gestation sur lequel il faudrait veiller.
Elle tâchait de cacher au mieux ses formes nouvelles sous des habits plus amples qu’à l’ordinaire et, jusqu’à présent, personne n’avait rien remarqué. Alphidore seul était dans la confidence. Lorsqu’ils se retrouvaient, le jeune homme passait de longs moments à caresser ce ventre grossissant, posait l’oreille tout contre et écoutait, fasciné par ce début de vie qui grandissait, par cet être nouveau créé par eux deux. Jamais, avant qu’Anya ne s’aperçoive de sa grossesse, il n’avait pensé aux enfants qui pourraient un jour être les siens. Pourtant, maintenant que le fait se présentait à lui, inéluctable, il lui semblait l’avoir toujours désiré. Anya chérissait ces instants d’intimité, ses instants, leurs instants. Ils étaient alors comme une famille qui se réunit. Et elle était heureuse.
Malgré leur bonheur, les deux amants avaient eu la lucidité de dissimuler au mieux cette maternité proche, de voiler leur enfant aux yeux du monde. Ils savaient que, si l’on découvrait leur relation, ils seraient perdus, l’un comme l’autre et leur bébé avec. Il fallait donc ne pas attirer l’attention. Tous deux se rendaient bien compte que le secret ne pourrait pas durer éternellement et, qu’un jour, il éclaterait, comme la chair d’une myrtille que l’on presse entre deux doigts. Ils avaient déjà réfléchi au mensonge qu’ils donneraient pour le dissimuler alors tout à fait : une relation qu’Anya aurait eue avec un palefrenier, la violence de celui-ci et sa scélératesse, leur rupture.
Avec cela, tout paraissait pensé. Par accord tacite ou consentement mutuel, toutes les questions découlant de la grossesse semblaient posséder leur réponse. Pourtant, un sujet n’avait pas été abordé. Jamais il n’avait été même évoqué. Un choix réfléchi à l’intérieur, mais jamais prononcé. Une préoccupation qui faisait trembler le cœur d’Anya dès qu’elle osait y penser, qu’Alphidore ne se risquait à formuler clairement même dans l’intimité de son esprit.
Ils vivaient tous deux ensemble sans pouvoir l’être réellement. Cela ils l’avaient bien accepté ; se voir, se toucher, s’écouter, tout cela leur suffisait. Anya avait conscience qu’elle devrait élever leur enfant seule, que celui-ci ne rencontrerait son père que caché, que leur vie serait pour toujours difficile. Il ne pouvait en être autrement car il ne s’agissait pas uniquement d’eux, mais de toute la Cannirnosk. Ainsi, toutes ces contraintes qui en auraient rebuté plus d’un n’étaient pour eux que les règles de la vie qu’ils avaient choisi.
Non, ce qui les terrorisait était la question du mariage. Pas entre eux, bien sûr, cela n’était pas même imaginable. Mais le mariage d’Alphidore. Celui-ci, en tant que Seigneur Souverain, se devait d’épouser une jeune aristocrate et d’avoir d’elle de beaux enfants, des garçons de préférence, qui puissent le seconder sur le trône. Depuis toutes ces années qu’Anya et Alphidore se côtoyaient, il n’y avait jamais eu de tractations, mais ils savaient tous les deux qu’une arriverait inéluctablement, c’était là le cours naturel des événements…
* * *
Un jour, une servante tourna la tête sur le passage d’Anya. La jeune femme le sentit et comprit tout de suite. Elle n’était plus invisible. Elle restait souris, mais une qui se serait perdue sur une grande table un soir de banquet. Elle continua son chemin, comme si elle n’avait rien remarqué, mais le cœur soulevé par la peur.
Quelques heures plus tard, elle entendait chuchoter dans son dos. La même domestique et deux autres. Elle s’attendait à les voir rire, se moquer, mais les trois suivantes avaient au contraire un air des plus graves.
Le lendemain, la scène se reproduisit. Anya ne savait comment réagir. Devait-elle aller leur parler, les ignorer ? Il lui fallait, peut-être, se montrer claire pour faire cesser les commérages qui ne manqueraient de naître sur elle. Ou bien, plutôt, devait-elle les laisser grandir, ces bavardages sur ses coucheries, pour protéger sa relation avec Alphidore ?
Dans l’après-midi du même jour, une servante parmi les plus vieilles vint voir Anya. C’était une de ces femmes qui paraissaient travailler dans la maison depuis sa fondation et qui connaissaient leur métier mieux que quiconque. Une de ces femmes sur qui l’on pouvait compter, qui étaient de bon conseil. Mérance de la cité de Brumembruns, venue dans la capitale une saison de mauvais commerce pour essayer de gagner sa vie ; il y a de cela de nombreuses années, selon les dires.
« On le remarque de plus en plus. »
Anya prit son air de la plus grande innocence.
« Qui ? Euh… quoi ? De quoi parles-tu ?
— Ne joue pas à cela avec moi, je suis une femme. Ne joue à cela avec personne ici. Ce serait dangereux. Combien de mois cela fait-il ? »
Anya hésita un instant, puis baissa la tête et avoua :
« C’est le troisième mois.
— Tu ne pourras donc pas le cacher plus longtemps. Quand vas-tu partir ? »
Anya releva la tête et plongea ses yeux dans ceux de la vieille servante avec étonnement :
« Partir ? Mais pourquoi ?
— Et bien… tu sais, Fleurienne…
— Oui, je travaille pour elle. Mais je puis œuvrer même grosse. Il me faudra bien un peu de repos après l’accouchement, mais…
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire… »
Anya ne comprenait décidément pas et se contenta de fixer Mérance. Celle-ci finit par s’expliquer :
« Et bien, elle est la Demoiselle de Landargues… »
Comme Anya ne saisissait pas mieux ce qui était sous-entendu, la vieille servante demanda :
« Tu ne sais donc vraiment rien à propos de cela ?
— Non, puisque je te le dis.
— Et bien, Fleurienne se doit de rester vierge. Elle est la Demoiselle, elle n’a pas le droit de se marier.
— Oui, oui. Je sais cela.
— Mais ce que tu ne sembles pas comprendre, c’est qu’elle est la femme la plus influente du pays et que ce célibat forcé la hante. J’ai déjà vu, dans mes débuts au palais, une jeune servante, une amie à moi, au service de la Demoiselle, attendre un bébé. Elle a fait comme toi au départ : elle l’a caché, elle ne voulait pas que cela se sache. Et puis, un jour, je l’ai retrouvée en pleurs dans sa chambre. Elle m’a dit que Fleurienne avait appris pour son enfant, qu’elle s’était montrée brutale avec elle, qu’elle l’avait humiliée. Après cela, je n’ai plus revu cette amie. Elle a disparu, envolée. Je n’ai jamais su ce qu’elle était devenue. C’est comme une loi implicite ici, notre maîtresse ne peut se fiancer, alors nous, servantes, ne le pouvons pas plus. »
Anya resta quelques secondes silencieuse ; cela faisait beaucoup à avaler. Enfin, elle réussit à demander :
« Mais, que faut-il que je fasse ?
— L’évidence : quitter le palais avant qu’elle ne l’apprenne. Ou tout du moins quitter son service ; partir aux cuisines ou servir quelqu’un d’autre.
— Mais je devrais m’éloigner des nobles si je ne suis plus sa domestique… Je ne verrais plus Al… plus aucun de Pal… »
Mérance secoua la tête :
« Non, mais cela sera mieux ainsi. Tu dois tout faire pour éviter que Fleurienne n’apprenne ton secret… »
Anya ne répliqua rien. Elle se demandait pourquoi Alphidore ne l’avait pas prévenue à ce sujet. Et puis, la réponse lui sauta à la figure, évidente : il était un homme. Un homme ne voit pas ces choses-là, particulièrement un homme gentil et naïf comme le Souverain. Elle questionna la vieille servante :
« Sais-tu comment je peux faire pour trouver un autre poste ici, au palais ?
— Je pense que je peux t’aider. Je vais demander à la buanderie, je crois qu’elles ont besoin d’une fille en plus…
— Merci ! Vraiment, merci ! Je ne sais comment te remercier !
— Ne dis rien, ce n’est pas que pour toi que je le fais. (Elle montra son propre ventre.) Regarde comme il est plat ; l’imbécile ne s’est jamais arrondi, quels que fussent mes efforts en la matière, dans ma jeunesse. Au moins, j’aurais aidé à la naissance de celui-ci, celui que tu portes. Je viendrai ce soir dans ta chambre pour te transmettre les nouvelles. En attendant, reste discrète…
— Merci. »
Sur ce dernier mot, Anya s’éloigna pour retourner à ses occupations. En sortant de la pièce, elle aperçut une jeune servante qui la fixait d’un air mauvais. De nouveau, l’inquiétude gargouilla en elle, mais elle préféra ne pas y penser.
* * *
La chambrette n’était éclairée que par la lueur d’une bougie. Anya, allongée sur le lit, se tenait le ventre qui lui faisait un peu mal. Il lui devenait difficile de travailler normalement, car le bébé commençait à peser. Ce n’était pourtant pas cela qui lui retournait l’estomac, mais une autre inquiétude, une question en suspens.
On toqua. Anya se leva prestement ; ce devait être son amie Mérance qui venait pour son nouveau poste dans la buanderie. Elle ouvrit le loquet et entrebâilla la porte. La Demoiselle de Landargues, entourée du halo mouvant de sa robe claire et des chandeliers que portaient ses serviteurs, poussa le battant et entra. Derrière elle se terrait la jeune domestique au regard jaloux.
« On m’a appris que vous gardez des secrets, suivante… Ici. »
Fleurienne pointa un de ses longs doigts sur le ventre d’Anya.
« Ce n’est pas cela, Mademoiselle, je…
— Je ne vous permets pas de parler ! »
Le timbre de la Demoiselle s’était éraillé sur ce cri, mais elle reprit sa voix suave pour continuer :
« C’est moi qui parle, ici. Vous me faites honte. Depuis votre arrivée je ne vous aime pas. Votre petite taille, votre vilaine figure. Vous faites honte à ma famille, à ma maison, à tout mon peuple. Et ce ventre d’où vous vient-il ? Certainement un pauvre homme que vous avez piégé dans le noir ! Comment sinon cela serait-il possible ; qui voudrait bien de vous ? »
Fleurienne s’avança vers le placard où Anya rangeait ses affaires. Elle l’ouvrit et en tira une poignée de vêtements.
« Et quelle odeur ! C’est une infection ! »
Au tapage commis par la Demoiselle, le couloir s’était empli de domestiques curieuses. Elles regardaient la chouette griffue se saisir de la petite souris, la secouer pour la briser. Admiration ou écœurement, c’est selon. Anya aperçut entre elles Mérance, la vieille servante. Celle-ci baissa les yeux en rencontrant le visage de la jeune femme.
D’un geste théâtral, Fleurienne jeta les vêtements d’Anya dans la cheminée. Le foyer fut couvert par les tissus et manqua de s’éteindre. Une fumée épaisse s’éleva, noire, avant de se répandre dans la pièce. Puis le feu reprit le dessus. Une flamme claire, purificatrice.
« Mais regardez ça, même la fournaise rechigne à les toucher. Comment ai-je pu accepter d’être servie par une telle souillon ? Comment avons-nous pu accepter ça dans le palais ?! »
Elle pointait Anya du doigt tout en accusant. Elle jubilait. On ne me fait pas ça, petite. Tu le regretteras ! Anya s’effondra, en pleurs. Elle était tombée à genoux et se tenait le ventre, la tête basse.
Fleurienne continuait de l’invectiver, elle jetait ses affaires au sol pour les piétiner, elle grondait. Une belle et sadique furie. La haine se lisait sur son visage, une haine mêlée de plaisir. Malsain.
Soudain, Anya releva la tête. Il faut que j’essaie : me faire humilier qu’importe ; me faire frapper va ; mais surtout – par les trois Ordres – que je ne sois pas séparée de lui ! Son espoir naquit sur une idée folle. Une idée folle, mais vaille que vaille ! Elle se redressa et fit face à Fleurienne. Étonnée par l’audace de la jeune femme, la Demoiselle se tut une seconde. Dans ce court silence, Anya chuchota :
« Il est de lui, l’enfant que je porte. De votre neveu. D’Alphidore de Pal. »
Puis elle répéta, plus fort, parlant d’abord puis criant presque alors que des larmes lui dévalaient des yeux comme des torrents :
« Je suis enceinte d’Alphidore de Pal, le Seigneur Souverain de la Cannirnosk ! Cet enfant est le sien ! »
Fleurienne la fit taire d’une gifle.
Anya alla rouler sur le sol. Elle hoqueta, tant de douleur que de surprise. Elle leva un visage suppliant vers Fleurienne, le souffle de ses mots sortait à peine de sa bouche :
« Je vous en prie… »
La Demoiselle s’arqua, puissante. Dans le couloir, le silence était absolu. Fleurienne l’emplit en y crachant ses paroles :
« Trainée ! Vous pensez que cela vous protégera ? Votre sort n’en deviendra que pire ! Vous salissez le sang de ma famille avec votre corps difforme et malpropre ! Sorcière ! Et puis, vous croyez que l’on garde ici toutes les servantes mises enceintes par notre Seigneur ? Si nous le faisions, le palais serait empli de bonniches inutiles ! Non, nous jetons à la rue celles que nous ne pendons pas ! »
Fleurienne se tut soudainement. Le silence était complet, brisé seulement par les pleurs et les couinements de la jeune femme au sol, jetée au milieu de ses quelques loques qui n’avaient pas brûlé.
Dans le couloir, la vieille Mérance s’enfuit : elle ne voulait pas voir cela, elle ne voulait pas le revivre, encore. Fleurienne se retourna et sortit de la chambre sans un coup d’œil pour Anya. La jeune femme n’existait déjà plus. Ou plutôt si, elle existait trop, trop pour que Fleurienne puisse le supporter. La Demoiselle de Landargues s’immobilisa devant la servante au regard malin :
« Vous pouvez dire à votre amie que la place est libre, elle pourra emménager d’ici quelques instants. Félicitez-la de ma part pour le poste de suivante qu’elle vient d’obtenir. Je la veux dans mes appartements demain à la première heure. Ah oui, et surtout, rappelez-lui bien les règles de la maison… »
Quelques chambres plus loin, Mérance s’était enfermée dans son réduit. Elle serrait contre elle un petit portrait et se balançait d’avant en arrière. De ses yeux coulaient des larmes rondes comme un ventre. Elle n’avait pas menti pour l’histoire de son amie, tombée enceinte et mise à la rue. Enfin, si, elle avait menti, un peu. Ce n’était pas son amie mais sa sœur, sa petite sœur.
Elles venaient d’un village pauvre de pêcheurs loin de la capitale. On avait retrouvé son corps sans vie une semaine plus tard, gonflé par les eaux du puits dans lequel on l’avait jetée après l’avoir violée. Le petit être n’avait pas survécu lui non plus. La vieille servante étouffa un sanglot dans son mouchoir.
Dans le mutisme du couloir passait Anya, les bras chargés de quelques habits, partie pour ne plus revenir.
* * *
Cela faisait deux jours qu’Alphidore n’avait pas vu son amante et il s’inquiétait. Le soir, après avoir attendu toute la journée, il décida de se rendre dans les quartiers des domestiques.
Il patienta jusque tard, car il n’avait aucune raison pour y aller, tout du moins aucune raison à offrir à quelqu’un qui l’aurait surpris. Éviter d’attirer l’attention, c’était leur devise à tous les deux : la discrétion pour l’amour.
Enfin, l’heure arriva où les femmes de chambre – les dernières debout – ont mis leurs dames au lit et se retirent dans leur réduit. Il se rendit donc à l’étage des domestiques. Il traversa le couloir d’une traite ; il le connaissait bien. Il avait fixé son regard sur la porte tout au bout, celle dont il rêvait souvent et qu’il ne franchissait que peu. Il y parvint, frappa doucement. Le silence se fit, puis le tapotement des pas. Une jeune femme lui ouvrit, une inconnue. Elle s’inclina maladroitement :
« Monseigneur. »
Elle avait un sourire charmant, désarmant. Un rien endormi. Alphidore bafouilla, pris de court :
« Est-ce… est-ce votre chambre ?
— Oui, en effet, c’est bien la mienne, répondit la suivante en s’inclinant de nouveau. Y a-t-il un problème ?
— Mais… je… Depuis combien de temps ? »
La jeune femme s’empourpra :
« Cela fera trois nuits lorsque celle-ci sera passée.
Elle sourit naïvement et rougit de plus belle : elle évoquait ses nuits avec un homme – avec le Souverain !
« Je…
— Monseigneur ? »
Alphidore ne répondit rien et s’éloigna, sous le regard perplexe de la suivante. Il aurait voulu questionner la suivante plus avant, afin de mettre la main sur les renseignements qu’il cherchait, mais une telle curiosité aurait été tout sauf discrète.
Sur le chemin de sa chambre, il croisa sa tante qui vaquait à ses conspirations habituelles. Cette dernière le trouva si agité qu’elle s’enquit de sa santé.
« Je vais bien, Mademoiselle, je vous remercie. Je suis simplement un peu fatigué…
— Reposez-vous donc ; rien ne sert de se ruiner le moral. »
Alphidore continua sa route, s’interrompit, puis se retourna pour rappeler Fleurienne.
« Ma tante, j’ai une faveur à vous demander. »
Il continua, à voix si basse que la Demoiselle dut se pencher pour l’entendre :
« Je dois gagner la Couronne de pierre afin de rendre visite à votre frère… »
Fleurienne acquiesça d’un fin sourire malicieux. Son cœur tenait tout entier dans cette acceptation, car elle savait que Breridus manipulerait son neveu avec justesse et saurait lui faire oublier cette petite traînée. Elle s’esclaffa intérieurement.
Alphidore pénétra dans la cellule. Salon, bibliothèque, chambre, mais surtout prison. Elivard Cachampgueux lorgna avec méfiance ce prêtre gris dissimulé sous son capuchon, avant d’être bouté dehors par son détenu :
« Veuillez nous laisser, mon cher Elivard, nous avons besoin d’intimité. »
Breridus de Pal ordonnait encore une fois comme s’il était gardien et Elivard prisonnier. Le geôlier obéit, roulant tout de même des yeux pour montrer son mécontentement. Lorsqu’il fut sorti, Breridus fit asseoir son neveu puis vérifia d’un regard qu’ils étaient bien seuls :
« Mesure de précaution, chuchota-t-il. Alors, que me veux-tu, Alphidore ?
— Mon amie a disparu. Je… je ne sais plus quoi faire…
— Quelle amie ?
— Mon amie… Anya… (Alphidore se prit la tête entre les mains.) Elle attend mon enfant. Cela fait des mois qu’elle est enceinte. Je ne comprends pas, elle… elle a disparu il y a deux jours. Elle n’a pas pu partir, il a dû lui arriver quelque chose… »
Breridus sourit :
« Ah, les femmes… Oublie-la, voyons ! Elles se comportent toutes ainsi, vous pensez leur plaire et vous croyez que c’est pour la vie. Et puis, après quelques semaines, elles s’enfuient vers l’aventure et, le temps de s’en apercevoir, elles sont déjà bien loin… Plus rapides que le temps qui passe, les garces ! »
Le regard d’Alphidore se fit dur comme la pierre :
« Ce n’est pas son cas. Elle m’aime, je le sais. »
Cette fois, ce fut un rire que ne retint pas Breridus :
« Ah ah ah, elle t’aime ! Quel grand mot, quel bon mot ! L’amour n’est pas une raison, Alphidore, l’amour n’est que folie passagère et désespoir. Allons, écoute ce que j’ai à t’expliquer, cela va te remonter le moral. Je voulais te faire venir pour te le dire, mais ton cœur brisé arrive tout juste au bon moment. »
Breridus opéra une pause pour ménager son effet :
« Une belle jeune femme désire t’épouser ; les négociations sont en marche et cela ne prendra pas longtemps. Alphidore, mon neveu, j’ai le plaisir de t’annoncer que tu vas épouser la très noble Orphiléa Helvival !
— Quoi, mais que dites-vous ? »
Le Seigneur Souverain commençait à s’emporter, bien qu’il le fasse toujours à voix basse :
« Je n’ai que faire de cette Orphiléa, la personne que je désire est Anya. Mais elle demeure introuvable, il faut que je la cherche ! »
En une seconde, la colère céda la place au désespoir :
« Comment puis-je faire ? Il faut que vous m’aidiez, je vous en prie…
— Mon neveu, n’as-tu pas écouté ? L’amour est passager. Si elle est partie, tu ne pourras plus rien entreprendre pour la rattraper. La nature est ainsi faite. Je te soutiens de tout cœur, mais il n’y a rien que nous pouvons manigancer pour la retrouver… »
De nouveau, l’attitude du jeune homme changea du tout au tout. Son désespoir se délita, pourfendu et déchiqueté par une colère incontrôlable. Alphidore se redressa violemment, si brutalement que son capuchon glissa et lui dévoila le visage :
« Mais je suis le Seigneur Souverain, tout de même ! Pourquoi devrais-je me soumettre à toutes ces règles idiotes ! »
Breridus le gifla pour le faire taire, mais il était déjà trop tard : le mal était fait. Dans la pièce voisine, dissimulé derrière la porte entrouverte, Elivard Cachampgueux sourit mauvaisement : il tenait son filon !