Chroniques du vieux moulin - Tome 2 : Batailles
Chapitre vingt-huitième
Comme il dégainait son épée de cavalerie, LeNoblet poussa son féroce cri de guerre. L’escadron des chevaliers lourds fit de même dans un seul geste : les hurlements voilèrent un instant le fracas du galop, soulignés par le chuintement des lames tirées de leurs fourreaux. Galvanisés par ces sons bien connus, les puissants destriers augmentèrent l’allure, leurs sabots labourant le sol, le poil luisant de sueur sous leur caparaçon. Les cavaliers en armure frappèrent leur épée contre leur bouclier au rythme rapide du galop. C’était une pulsation sauvage, entraînante, terrifiante. Une vague énorme qui déferlait dans la plaine, une vague de fer et de muscles qui allait tout détruire sur son passage, qui balaierait comme fétus de paille les cinquante bidasses de Daogan.
Les hommes de LeNoblet ressemblaient à leur chef de guerre : épais et robustes, brandissant une épée lourde ; de rudes gaillards qui mettaient toute leur intelligence dans la loyauté pour leur maître. Au contraire des cavaliers aux montures noires qui leur faisaient face, ils supportaient le poids d’épaisses armures. Le vacarme des pas allié aux grincements du fer sonnait comme un chant funèbre.
La charge bruyante pour décontenancer l’ennemi, la puissance des destriers et la masse des cuirasses pour enfoncer les lignes adverses. Comme se plaisait souvent à le répéter le chef de guerre LeNoblet, qui le tenait, sans grande originalité, d’un ancien combattant de Pal : les vrais guerriers ne sont pas comme les puterelles du Nord, ils en ont là où il faut !
« Ventredieu ! »
Daogan n’avait pu retenir son juron. D’un cri, il entreprit de faire pivoter ses troupes. Plusieurs tactiques étaient passées dans son esprit en moins d’une seconde et son habitude des combats l’avait immédiatement orienté vers la plus sûre. Par un geste du bras, il fit signe à ses cavaliers de se séparer en deux blocs, le premier vers la gauche et le second vers la droite. Il comptait ainsi éviter la charge, s’ouvrir pour la laisser s’engouffrer dans le vide, puis fuir jusqu’à Castel-à-bois.
Les fines montures noires s’exécutèrent rapidement. Daogan se savait vaincu s’il tentait l’affrontement direct : comment cinquante cavaliers légers pris en embuscade pourraient-ils résister à un ost de deux-cents chevaliers lourdement armés ? Par contre, s’il parvenait à fuir la plaine de Bolontuire, la vitesse de ses chevaux et les arcs de ses hommes leur permettraient peut-être de s’en retourner à la place-forte. Depuis Castel-à-bois, ils pourraient se défendre plus efficacement. Les murs de bois et l’arsenal de combat qu’il avait mis en place prouveraient leur utilité. Leurs chances étaient maigres, mais cela pouvait marcher.
Hélas, la formation de ses guerriers, adaptée pour recevoir en paix des nouveaux venus, ne l’était guère pour résister à une charge. Les chevaux comme les hommes, surpris, se gênèrent lors de la manœuvre ; ce fut l’inévitable bousculade. Daogan avait beau exhorter ses cavaliers au mouvement, rien n’y faisait : sa troupe demeurait engluée et les chevaliers lourds se rapprochaient à toute vitesse.
Bientôt, les montures bardées de fer s’enfoncèrent dans l’armée nordique. Leur puissance jeta à terre quatre chevaux et autant d’hommes. Tous ceux qui tombaient étaient perdus, Daogan le savait et ferma les yeux sur leur chute ; pleurer sur les abandonnés ne ferait que plus de morts.
Le plus gros de sa troupe avait évité la charge, par chance ou grâce à la vivacité d’esprit de leur meneur, mais un affrontement s’était tout de même engagé contre une fraction du bloc de droite. En première ligne, Alleric et Bastian ferraillaient déjà contre les chevaliers de Landargues. Daogan pressa sa monture vers la castagne. Derrière lui, la plupart des cavaliers avait suivi le commandement et détalait sans un regard en arrière.
Daogan heurta un des destriers qui lui barrait la route. La manœuvre était risquée en raison de la finesse de son cheval, mais l’effet de surprise joua son rôle. Le chef de guerre réussit à passer et déboula au centre de la mêlée.
« Alleric, on décanille ! »
Le jeune homme gueula son approbation sans un regard pour son supérieur et volta avec vivacité. En une seconde, il fendit le flot de ses opposants pour prendre le large. Bastian batailla un instant de plus, puis, d’un cri de rage, Daogan l’extirpa de l’échauffourée avec les autres retardataires.
Le temps que les lourds chevaliers ne réorientent leur course et s’alignent pour un nouveau départ, les sveltes montures noires galopaient déjà à cinquante pas de là. D’un coup d’œil, le chef de guerre compta les pertes : trois briscards de plus au tapis.
Daogan rit doucement en pensant au vieux dicton des Marches, qu’il tenait, sans grande originalité, d’un ancien combattant Helvival : les vrais guerriers ne sont pas comme les fot-en-cul du Sud, ils en ont là où il faut ! Visiblement, les deux familles ne localisaient pas la nécessité de la chose au même endroit.
LeNoblet ne put retenir un sourire : la charge était une victoire ! Suffisamment réussie pour paraître réelle, mais pas trop pour annihiler l’adversaire, exactement ce que Fleurienne avait exigé. Elle ne lui avait pas demandé de défaire Daogan, mais de donner le petit coup de pouce nécessaire au déclenchement du combat armé.
Il ne savait pas pourquoi la Demoiselle de Landargues lui avait demandé cela et peu lui importait. LeNoblet était un soldat qui obéissait aux ordres et cela lui suffisait : il ne conservait ainsi que le bonheur des combats sans l’ennui de la politique. Il était à l’image de ceux que chantait le troubadour Sindirian le bel : un soldat chez qui les muscles de la tête avaient obéi aux lois de la gravité.
Il devait néanmoins pousser l’attaque, au moins jusqu’à ce que les minces chevaux noirs soient hors de portée, bien que ses lourds destriers soient incapables de rattraper les hommes de Daogan, surtout avec plusieurs jours de voyage dans les pattes. Les cavaliers des Marches étaient redoutables à ce jeu-là : rapides, endurants, ils pouvaient fuir des heures durant, ne se retournant que pour faire pleuvoir leurs flèches dès qu’ils gagnaient du terrain. Malgré les risques, LeNoblet devait faire illusion, montrer davantage de confiance en ses troupes qu’il n’en avait. Il devait paraître encore plus rentre-dedans qu’il ne l’était afin de donner le change. Pour cela, il lança son ost à la poursuite de Daogan. Le terrible tremblement de la terre reprit et les montures noires redoublèrent l’allure, droit vers le vieux moulin.
À présent, il n’y avait plus qu’à laisser la seconde phase du plan se mettre en place ; Fleurienne serait satisfaite.
Daogan partit d’un grand rire : il n’avait perdu que sept hommes ! La trahison de Fleurienne était une catastrophe, mais le guerrier ne pouvait s’empêcher de jubiler. Il avait frôlé l’hécatombe de si près que c’en devenait hilarant ! À présent, la riposte va commencer !
Comme l’avait prévu LeNoblet, les Nordiques empoignèrent leurs arcs. Ralentissant sensiblement leur course, ils se retournèrent pour faire pleuvoir leur grêle de mort.
Chacun put tirer deux ou trois flèches avant que les poursuivants n’abandonnent la partie. En tout, seuls trois chevaliers avaient mordu la poussière. C’était peu, mais l’on ne pouvait guère espérer mieux au vu de l’épaisseur de leurs armures.
Un cri de victoire traversa les rangs des cavaliers des Marches. Ils étaient heureux de vivre, heureux de survivre. Une fois l’éclat de voix retombé, ils poursuivirent leur course vers Castel-à-bois en silence. Après la joie, venait une pensée pour les morts. Et, surtout, une pensée pour l’avenir : il fallait préparer la défense, d’autres attaques ne manqueraient pas de suivre ce premier assaut.
* * *
Lorsque Daogan et ses cavaliers eurent déguerpi, le chef de guerre LeNoblet sonna le rappel. Chacun se rassembla autour de lui en une ronde grossière. Seuls quelques soldats se séparèrent du groupe, certains pour aller voir leurs compagnons tombés sous les flèches, les autres pour achever les Nordiques qui étaient restés sur le carreau.
Pendant ce temps, LeNoblet tint un discours. Avec force, il félicita les siens pour leur fougue, pour leur courage et pour leur vaillance. Les louanges n’étaient pas forcément méritées, mais le chef de guerre était de ceux pour qui les éloges font partie du quotidien de la belligérance.
Bientôt, les chevaliers qui s’étaient éloignés rejoignirent la troupe. Sur les trois qui avaient reçu une flèche, un était mort, un autre ne passerait probablement pas la nuit, mais le dernier n’était que légèrement touché. On attacha le cadavre du premier sur son destrier afin d’aller l’enterrer dans le domaine des Groëe, tandis que les deux autres remontaient en selle tant bien que mal, le plus gravement blessé soutenu par quelques compagnons.
Lorsque tout l’ost fut prêt à repartir, LeNoblet donna le signal et l’on se dirigea d’un bon pas vers Hautesherbes. Comme ils marchaient depuis quelques minutes, trois jeunes hommes montés sur des coureurs élancés les rejoignirent. Messagers devant porter les nouvelles à la capitale, ils étaient restés à l’écart le temps du combat. D’un sang plus ou moins pur, ils appartenaient à la lignée Viqueford. Guère étonnant, pensa LeNoblet en réprimant un sourire, si l’on sait que leur famille s’est spécialisée dans la messagerie depuis l’élévation de Bélésaire au poste de Sénéchal.
Sans descendre de sa monture, le chef de guerre rédigea un pli très court à l’adresse de Fleurienne de Pal et le remit à l’un des hérauts. Il y stipulait le lancement de l’affrontement armé entre Sylvert Groëe et son fils.
LeNoblet était ravi de sa réussite : il admirait la Demoiselle de Landargues et espérait, comme tout un chacun, entrer au mieux dans ses bonnes grâces. Peu lui importait s’il devait pour cela envenimer le conflit de la famille Groëe ou même le mener à son paroxysme ; le principal demeurait le regard que la belle porterait sur lui.
Il fallut plusieurs heures pour se rendre aux portes de Hautesherbes. Tout un camp s’y était formé, depuis les falaises qui surplombaient le rivage jusqu’au jardin de la famille. Il y avait au bas mot une centaine de tentes, du simple abri de toile individuel au pavillon pour les généraux. LeNoblet décida d’établir le camp un peu à l’écart afin de ne pas se confondre avec la marmaille braillarde qui composait les troupes personnelles du seigneur foncier. Il trouva un espace adapté, y déposa son barda et ordonna que sa tente soit montée avant son retour. Puis, accompagné de son lieutenant, il se dirigea à pied vers la forteresse. Il lui fallait prévenir le maître des lieux de sa présence et lui présenter les hommages de la Demoiselle de Landargues.
Sylvert les accueillit dans son petit bureau et leur offrit deux verres de liqueur.
« Que me vaut cet honneur ? Je ne pensais pas que Fleurienne de Pal elle-même daignerait porter son attention sur mes menus problèmes… J’en suis flatté.
— Ma maîtresse tient la paix du pays au-dessus de toute chose. C’est pourquoi elle vous envoie des renforts, afin que vous puissiez faire respecter l’autorité qui est la vôtre. Hélas, j’ai une nouvelle bien moins plaisante à vous annoncer… »
LeNoblet ponctua son bref silence d’une moue dégoutée, puis poursuivit :
« Sur notre route, les barbares de votre fils nous ont attaqués. La bataille fut de courte durée : nous n’avons perdu qu’un homme avant que ses cavaliers ne fuient, mais je crois que le message est clair. Daogan veut vous faire comprendre que la paix n’est plus envisageable ; que le temps des mots est révolu. Le temps des armes en a pris la place… Dans ce cadre tragique, mes hommes et moi-même arrivons à point nommé. »
Il ajouta en plantant genou à terre :
« Messire Sylvert Groëe, je remets ma lame entre vos mains. »
Le vieil aristocrate ne répondit pas tout de suite, il paraissait ébranlé par la nouvelle. Depuis longtemps il savait que l’on en viendrait à ces extrémités, mais d’y parvenir le touchait tout de même. Après un moment de silence, il vida d’un trait son verre de liqueur et déclara :
« Chef de guerre LeNoblet, je vous remercie pour votre franchise. J’accepte votre fidélité avec la plus grande des joies et vous invite à partager avec moi la tablée et le commandement militaire. »
* * *
Les cavaliers de Daogan galopèrent jusqu’à Castel-à-bois, où ils parvinrent en sueur, leurs montures épuisées, mais vivants. La porte s’ouvrit en grand à leur arrivée, puis se ferma tout aussi promptement derrière eux. La procédure était respectée et Daogan en fut apaisé : au moins la discipline militaire se révélait efficace et l’on était prêt à résister à une attaque. Les paysans de garde se dépêchèrent de jouer le rôle de palefreniers en aidant les cavaliers à desseller, panser et mener paître les chevaux.
Daogan, quant à lui, se hâta de monter jusqu’au donjon, où il prit son cor et sonna l’appel des troupes. Rapidement, tous ses guerriers, ainsi que la cinquantaine de paysans arrivés progressivement, se pressèrent au bas du vieux moulin. Daogan leur parla d’une voix puissante :
« Défenseurs de Castel-à-bois, la guerre est engagée ! Nous allons devoir faire face à des ennemis en nombre, en grand nombre même. Mais peu importe combien ils seront, car nous vaincrons. Nous avons construit cette place-forte tous ensemble et vous savez qu’elle est plus solide que n’importe quelle forteresse des Marches ! Nous sommes suffisamment nombreux pour tenir Castel-à-bois, des jours, des semaines, des mois s’il le faut. Les réserves de nourriture sont au plus haut grâce à nos alliés des villages voisins. Nous possédons des chèvres et des vaches, qui nous fourniront du lait et de la viande. Soldats, mes amis, gardez foi en nous, car nous ne tomberons pas ! Tant que je pourrai me tenir debout, que je pourrai monter aux remparts et bander mon arc, tant que je serai à votre tête, je ne permettrai pas que Castel-à-bois tombe ! Allons, fini de rire et chacun à son poste ! Je veux que les chevaux de frise soient sortis, que les épieux soient vérifiés, les armes nettoyées et les flèches triées. Je déclare dès à présent l’état de siège ! »
Daogan se tut pour regarder la foule à ses pieds se désagréger, passant d’un ensemble indistinct de visages et de bras à une multitude d’êtres tendus vers un même but. Chacun se préparait pour la bataille, et tous le faisaient avec dans l’esprit la vision d’une même victoire. Les soldats de métier demeuraient paisibles, ils savaient qu’ils devaient profiter au mieux des derniers instants avant l’attaque. Les paysans, quant à eux, tentaient de cacher leur crainte. Cela ne se remarquerait pas durant les premières heures, mais bientôt l’attente serait trop longue pour eux et ils erreraient, nerveux, tremblants. Daogan, qui se rendait compte de tout cela, décida de rendre visite au héraut Innocent : il allait précipiter la bataille.
Tout autour de lui, la forteresse grouillait d’activité, mais il se dirigea d’un pas posé vers le vieux moulin. Il y resta quelques minutes, puis se rendit à la geôle. Il sortit les clefs, déverrouilla la porte, l’ouvrit. La lumière s’engouffra dans la petite pièce sombre, révélant de lourds nuages de poussière. Daogan dut attendre quelques secondes afin que son regard s’habitue à l’obscurité. Enfin, il décela un Innocent exsangue, accroupi devant sa couche, ou plutôt prostré, à même le sol et le dos contre la planche qui lui servait de lit. Le cadavre vivant, blafard, leva la tête vers le chef de guerre. Il avait les yeux bordés d’un demi-cercle noir, plus sombre encore que la crasse qui lui recouvrait le visage.
Daogan se tenait bien droit, son orgueil fiché sur le mufle. Innocent eut un instant l’idée de fuir, mais il n’en avait ni la force ni le courage. Il se contenta de demeurer dans le flot de lumière, heureux de la douce chaleur du soleil et du bon air qui entrait par la porte grande ouverte.
« J’ai une lettre à te faire porter. »
Daogan avait parlé d’un ton si neutre qu’Innocent crut à une plaisanterie. Il baissa les yeux.
« Je pensais que cela te mettrait plus en joie. Si j’avais su que tu tenais tant à cette petite cabane, j’aurais envoyé quelqu’un d’autre. Hélas, j’ai besoin de tous mes hommes ici, alors envie ou non, tu vas sortir gentiment. À moins que tu ne préfères que je t’en extraie à coups de botte dans le fion ?! »
Sur ces mots, Daogan s’effaça et patienta à l’extérieur. Innocent se releva difficilement, incertain quant à la torture qu’il allait subir. Une fois sur ses pieds, tremblant, il s’appuya contre le mur et passa la porte. Il cligna des yeux plusieurs fois, dérangé par la lumière vive qu’il n’avait pas vue autrement qu’à travers une grille depuis trop de jours.
« Ton cheval t’attend en bas, près de l’entrée, et voici le pli que tu devras porter. Je ne te demande pas quelque chose de trop difficile, je pense, puisqu’il s’agit de le rapporter chez toi, chez le seigneur Sylvert Groëe. Tu seras bien aimable de lui remettre en main propre. »
Et Daogan ajouta avec une courbette et un sourire goguenard :
« À présent, si tu veux bien m’excuser, j’ai à faire. »
Le chef de guerre s’éloigna, laissant le héraut Innocent seul avec ses frissons, perdu au centre de Castel-à-bois. Lettre en main, le messager demeura un moment à tituber, sans trop comprendre ce qu’il se passait, n’osant pas s’avancer même d’un seul pas. Puis, comme aucun malheur ne s’abattait sur le coin de son crâne, il décida de s’avancer. Tanguant, le souffle court, frémissant de tous ses membres, marmonnant dans sa barbe, il se dirigea à pas lents vers sa monture. Cette dernière patientait, chaperonnée par un colosse balafré aussi laid qu’imposant.
Innocent grimpa maladroitement sur la selle, s’agrippa férocement au pommeau tout en tâchant de ne pas trop regarder le briscard. Celui-ci, bonne âme, ajusta une claque sur l’arrière-train de la monture qui se mit en route à grands pas. La porte s’ouvrit devant eux et Innocent quitta la forteresse, incrédule.
* * *
Le héraut eut beaucoup de mal à parvenir jusqu’à Hautesherbes. Il aurait voulu y galoper, rentrer au plus vite, mais il se trouvait si mal en point qu’il ne pouvait dépasser le pas lent. Il manqua de choir à plusieurs reprises, perdant l’équilibre et ne se rattachant que du bout des doigts au pommeau de sa selle ou à la crinière de sa monture. Quant à l’itinéraire, c’était le cheval qui voyait, lui n’en avait pas l’énergie.
Lorsqu’il eut le château en ligne de mire, il sentit son cœur bondir de joie. Enfin ! Enfin, après tout ce temps il était de retour ! Il n’était pas mort là-bas ! Il pressa les flancs de sa monture de ses dernières forces et son pas s’accéléra un tantinet.
Cependant, alors qu’il s’approchait du jardin des Groëe, Innocent fut pris d’une terreur indicible : des dizaines de tentes s’alignaient devant Hautesherbes ! Il se crut piégé par Daogan et ne remarqua pas que les insignes n’étaient pas les mêmes. Il tira ses rênes le plus vivement qu’il put, mais il n’avait plus de force et le cheval joua celui qui ne comprenait pas, trop heureux d’arriver enfin au râtelier. Les tentes approchaient et Innocent se retint tant bien que mal de hurler. La monture traversa le jardin, droit aux écuries. Elle s’immobilisa devant, comme on le lui avait toujours ordonné, et attendit.
Un palefrenier vint à leur rencontre. Il saisit la bride et ne bougea plus, afin qu’Innocent mette pied à terre. Ce dernier hésita quelques secondes, incertain d’y parvenir tout seul. Enfin, il passa une jambe par-dessus la croupe du cheval, se retenant à la selle et à la crinière, tentant de répartir son poids de manière à garder l’équilibre. Il ne leva pas assez le pied et cogna l’arrière-train de sa monture. Il força alors pour soulever la jambe plus haut mais, emporté par son élan, bascula de l’autre côté.
Le palefrenier le reçut dans ses bras comme un héros accueille une pucelle, puis, comme le héros et la pucelle toujours, ils s’affalèrent l’un sur l’autre. Innocent se redressa tant bien que mal et remercia poliment le jeune homme, tâchant de ne pas s’attarder sur les rires des soldats alentours.
Il vérifia qu’il portait toujours la lettre de Daogan, puis se hâta de gagner la grande porte. On le fit entrer et il se rendit tout droit au bureau de Sylvert, qui s’exclama devant sa mine épouvantable. Innocent préféra ne pas relever. Le seigneur de Hautesherbes assit son messager et lui offrit un petit verre de liqueur pour lui redonner des forces. Le héraut sourit faiblement : il devait avoir piètre mine pour que son maître prenne soin de lui comme ça. Il profita de cette bienveillance inhabituelle pour demander du pain et de la confiture : il ne se sentait pas assez fort pour boire le ventre vide et craignait d’y laisser le pauvre contenu de son estomac, avec en prime quantité de bile rougie. Sylvert lui fit apporter de quoi se restaurer.
Avant que les serviteurs ne reviennent, Innocent donna le message à Sylvert. Ce dernier le lut, la mine sombre et le front ridé par une incompréhension souveraine. Une fois la petite lettre déchiffrée, il la relut de bout en bout, toujours sans comprendre. Alors qu’il allait demander une explication au héraut, des coups furent frappés à la porte. Il alla ouvrir :
« Bonsoir, messire LeNoblet.
— Bonsoir, sire Groëe. J’espère que je ne dérange pas, je vois que vous êtes en compagnie. Vous m’avez mandé pour le dîner, mais je peux revenir plus tard si le moment n’est pas le bon…
— Non, non… Entrez, je vous prie. Je vous présente le héraut Innocent. Il m’apporte justement une lettre de mon fils, lettre que je ne comprends guère…
— Qu’y dit-il ? »
Un serviteur interrompit la discussion par son arrivée et déposa devant Innocent un plateau garni de pain et de confiture de pêche. Il fila en vitesse en découvrant le regard de son maître qui le lorgnait méchamment. Sylvert répondit dès que la porte fut fermée :
« Il n’y est guère compréhensible. Il me félicite d’être un si bon stratège et ajoute qu’il ne pensait pas que la vie dans la mare était si maligne. Pour traduction, la mare représente Hautesherbes, car mon fils m’appelle à loisir le seigneur des poissons. Mais cela ne rend pas le message plus clair pour autant… »
LeNoblet garda un moment les yeux au sol, pensif. Puis, après un long soupir, il déclara :
« Seigneur Groëe, je m’excuse par avance pour les paroles dures que je vais devoir prononcer. »
Le chef de guerre fit une pause, cherchant dans les muscles qui lui restaient une formulation propre et claire. Il trouva, reprit :
« Lorsque j’ai vu votre fils plus tôt dans la journée, il ne m’a pas semblé sain d’esprit. Je sais que le champ de bataille n’est pas le lieu le plus approprié pour analyser la psychologie d’autrui, mais je pense que son état a empiré et qu’une certaine folie le taraude. Je crois qu’il n’entend pas ce qu’il dit, ni même ce qu’il fait. Ce message me semble proche de son attaque sur mon escadron : c’est une crise de folie ! Il ne se maîtrise pas et demande à ce qu’on l’aide pour cela. Je connais le caractère de votre fils par ouï-dire et j’ai peur que son infirmité n’ait atteint son apogée : il ne se maîtrise plus, son corps est dominé par autre que lui. Je crains que votre fils n’ait besoin d’aide, seigneur Groëe. Mais comment l’aider si ce n’est par la force, lui qui s’enferme avec ses guerriers dans sa forteresse… »