Ruines et Ravages
Chapitre 9
La seule fois où Xine a vu autant de sang, c’était un adulte qui se vidait. Elle se rappelle ce bouillonnement entre ses mains : rouge, presque noir. Une blessure par balle, dans le chaos des tranchées. Le soldat a survécu. À peine.
Un enfant ne devrait pas saigner autant qu’un adulte.
— Non, non, non, non, non.
Lexine a de nouveau les mains rouges.
Aurim est si pâle, si pâle.
Ses yeux s’embrument, mais il tâche de les garder ouverts, de rester présent.
— Je suis désolé, dit-il.
— Non, non, non, répète Xine.
Et elle voudrait lui répondre que non, il n’a pas à être désolé, qu’il n’a pas choisi de mettre sur leur route des Mages qui voulaient le capturer, qu’il ne l’a pas forcée à l’accompagner dans un voyage à travers un pays où elle est l’ennemi, qu’il n’a pas tué sa mère, qu’il n’a pas envoyé des enfants au front, qu’il ne contrôle pas les lois de l’univers qui exigent que la magie se paye par le sang.
Le sang.
Aurim a entaillé son avant-bras et l’orage qui bourdonnait au-dessus d’eux a enfin éclaté. Leurs silhouettes ont disparu dans l’unique éclair qui a déchiré le ciel ; le cri de Lexine s’est perdu dans le craquement du tonnerre. Et soudain le Mage qui voulait les arrêter n’était plus.
Sans une once de remord, elle se précipite sur la femme qu’elle a tuée, enlève son manteau et déchire un pan de sa chemise. Elle récupère aussi son poignard : qui sait si d’autres Mages ne les attendent pas à Maharl. Quand elle revient vers Aurim, celui-ci s’est assis dans l’herbe. Il la regarde panser sa plaie d’un air absent. Il revient à elle quand leurs regards se croisent.
— Je ne peux pas marcher, murmure-t-il.
— Je sais. Je vais te porter. Il nous reste une heure de marche. On va y arriver.
Elle s’accroupit et hisse le garçon exsangue sur son dos ; il enserre faiblement ses épaules et elle attrape le creux de ses genoux pour le porter. Ses cheveux lui chatouillent la nuque. Elle tente de se relever et bascule en avant.
Il est trop lourd pour elle.
Trop grand, trop âgé ; si petit, si jeune.
C’est elle qui n’est pas assez forte.
Elle se rattrape, se stabilise. Fait un premier pas. Un second. Douloureux. Lents. Elle reprend la marche jusqu’à Maharl. Alors qu’elle n’avait envisagé qu’une heure de route, à peine soixante petites minutes, une éternité pèse désormais sur chacun de ses mouvements. Ses jambes se font de pierre, mais elle avance. Elle doit avancer.
Le sang qui s’écoule du poignet du garçon traverse le bandage et inonde la chemise de Xine. Écarlate. Elle n’a pas le temps de trembler, ni de froid ni d’effroi. Elle doit avancer.
Malgré la pente descendante, elle estime qu’ils mettront le double du temps qu’elle a annoncé à Aurim. Cela lui importe peu. Elle marchera un jour entier s’il le faut. Elle doit avancer.
Pour s’assurer qu’il reste conscient, Lexine hésite à lui demander de raconter quelque chose sur Maharl, sur son ancienne vie là-bas, ou plutôt sur celle qui l’y attend. Elle a tant de questions. Elle préfère finalement qu’il garde son souffle pour lui. Alors, les poumons en feu, c’est elle qui lui donne une petite part de son passé :
— Là où je vivais, avant la guerre, on fabrique du tissu et des vêtements. C’est loin dans le sud, où on cultive du lin pour faire des étoffes légères. Si tu savais comme il fait chaud, là-bas.
— Oh ?
Cette petite réponse, cette unique syllabe redonne de la force à ses jambes. Lexine continue :
— Oui. Je t’y emmènerai un jour, peut-être.
Sans doute un mensonge. Elle espère qu’il lui pardonnera.
— Dans ma famille, on n’est pas des tisserands. Ma mère est teinturière et mon père tailleur. Quand je terminais l’école, je passais toujours une heure à coudre avec mon père. Il m’a appris tous les points possibles et imaginables, à la main et à la machine. Il m’a montré comment suivre un patron, à retoucher les vêtements pour les clients.
Et malgré tout cela, malgré tout ce qu’elle a su faire avec du fil et une aiguille, la seule chose qu’elle voudrait recoudre, elle ne le peut pas. Car elle n’a pas de fil, elle n’a pas d’aiguille, et ne sait pas réparer la chair.
— Tu faisais des robes ? demande Aurim.
— Oui, mon père disait souvent qu’on habillait la moitié du quartier.
Il pose des questions. Il est toujours là.
— Mais ce que je préférais, c’était regarder ma mère teindre les tissus et m’expliquer comment elle obtenait les couleurs. On peut faire tellement de choses avec des plantes, de la terre, des insectes. Un peu dégoûtant, je sais.
Il pousse un léger rire. Ses foulées se font plus longues. Elle va le ramener chez lui.
Elle passe sur les raisons pour lesquelles ses parents n’ont pas été mobilisés. Son père, aux mains trop abîmées pour tenir une arme. Sa mère, envoyée dans une usine de munitions. Il n’a pas besoin de savoir ça. Elle revient sur la teinture :
— Sa spécialité, c’était le bleu. Elle savait quels fruits et écorces mélanger pour obtenir ce que voulaient les clients. Je pense quand même que je préférais ses couleurs chaudes.
— Comme le rouge ?
— Oui, comme le rouge.
Lexine inspire profondément. Peut-être que lui parler était une mauvaise idée. Elle se concentre sur ses jambes, sur la distance qu’il lui reste à parcourir, sur le temps qui s’écoule trop vite, trop lentement, sur le fait qu’il lui reste encore toute une vie à vivre.
Ils arrivent en bas du vallon. La route redevient plate. Le garçon lève la tête vers les arbres parfaitement espacés qui forment leur haie d’honneur. Le poids de son crâne retombe sur le dos de Xine et il pousse un profond soupir.
— On y est presque.
— Oui, Aurim, on y est presque.
Les mots perdent encore tout leur sens, ils se font rassurants alors que le monde s’écroule. Mais oui, peut-être qu’ils y sont presque.
Les bras du garçon lâchent ses épaules et pendent devant elle, sans force.
— Aurim ?
Un petit grognement se faufile dans son oreille.
— Aurim ?
Il ne répond pas.
La voix de Lexine se fissure, incapable de prononcer autre chose que ces deux syllabes.
— Aurim ?
Et elle répète :
— Aurim ?
Et elle répète :
— Aurim ?
Et elle répète :
— Aurim ?