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Joan Delaunay

samedi 15 juin 2024

Ruines et Ravages

Chapitre 8

Des nuages marbrent le ciel depuis des heures, lourds, imprévisibles. La fin de l’été gronde dans leur ventre ; jamais elle ne se libère. L’atmosphère englue les poumons, comprime les cages thoraciques. La terre n’a pourtant pas connu la moindre goutte d’eau depuis des semaines, depuis la dernière bataille.

Lexine et Aurim commencent à l’oublier, cette dernière bataille. La soldate ignore dans quelles circonstances le garçon a vécu les ultimes combats, mais elle se rend compte qu’elle-même serait incapable de décrire le messager venu annoncer le cessez-le-feu. Était-il grand ? Brun ? Vieux ? Où la balle s’est-elle logée ? Elle se souvient surtout de la pluie et de la peur.

Elle garde son attention fixée sur l’horizon, où les attendent autant l’espoir que le danger. Toujours regarder en avant.

Ils sont revenus dans les terres et ont dépassé la ville de Sarlenan, avec laquelle ils ont gardé une distance prudente, mais qui leur a indiqué qu’ils suivaient la bonne direction. Depuis, ils marchent, parfois en parlant, parfois en silence. Les pas s’enchaînent, mécaniques. À chaque intersection, Aurim se précipite pour découvrir les noms écrits sur les petites plaques de bois, surexcité. Après plusieurs déceptions, arrive enfin le moment où il pousse un petit couinement et s’exclame :

— Regarde ! Ça y est, on arrive !

Le panneau bifide renvoie à droite à Sarlenan et à gauche, en plus petit, à Maharl. Elle ignorait jusqu’alors le nom du village et en le découvrant ainsi, à la fois dans l’enthousiasme de son ami et en lettres noires sur un écriteau, elle peut enfin s’imaginer que le lieu existe.

— On devrait y être dans une heure et demie, deux heures tout au plus, répond-elle en déchiffrant la distance indiquée.

— On le verra avant, c’est au creux d’un vallon ! Je reconnais la route, maintenant.

La pente se radoucit en effet après une trentaine de minutes. Sur le plat, le garçon s’emballe. Ses jambes préadolescentes semblent grandir à chaque foulée, comme pour rentrer plus vite là où il a laissé son enfance. Quand la descente s’amorce enfin, Lexine distingue un serpent de rivière qui déploie ses anneaux en contrebas et s’enroule autour de la centaine d’habitations composant ce qu’elle devine être Maharl. De rares trouées dans les nuages inondent des pans de vallée de lumière et font briller les écailles du serpent, là où partout ailleurs la grisaille résiste.

Le sentier tranche toujours les plaines, ligne de terre brune au milieu des herbes fouettées de vent. Mais là où devrait se poursuivre leur chemin, deux silhouettes noires s’incrustent sur le vert. Un homme, une femme. Les deux Mages qu’ils ont rencontrés à l’isthme de Sejer.

Quand Lexine et Aurim s’arrêtent, ils viennent à leur rencontre, toujours de ce même pas, chargé de la tranquillité du pouvoir. Pas de salutations, cette fois-ci. Le Mage commence, moqueur :

— Vous ne pensiez quand même pas réussir à traverser tout le pays sans que nous vous retrouvions ?

Et sa partenaire enchaîne :

— Nous avons évidemment un registre détaillé des Mages de combat et de leurs apprentis, avec une petite description physique. Nous avons eu un doute quand nous vous avons rencontrés à Sejer, et quand nous avons consulté le registre…

Elle claque des doigts, puis les pointe, l’une, puis l’autre.

— Vous n’êtes pas Varah Ellyos. Mais vous, vous êtes bien son fils, Aurim. Et vous manquiez à l’appel.

Lexine n’attend pas plus : elle dégaine son poignard. À côté d’elle, Aurim l’imite.

— Soyez sérieux, soupire l’homme. Venez avec nous, apprenti.

— Quant à vous… Vous pouvez retourner dans votre pays. Nous nous chargeons du jeune Ellyos.

La Mage la considère à peine : elle ne voit que deux enfants, et seul l’un d’eux mérite son attention.

Mais Xine n’est plus une enfant. Elle s’interpose, devient la muraille derrière laquelle cacher Aurim.

— Pour qui vous prenez-vous ? éructe la Mage avec ce mépris que l’on garde pour un ennemi.

La lame de Lexine répond pour elle. Le poignard siffle quand il vole en direction de la Mage. Il lâche sa note finale en se plantant dans son front.

Elle se fiche de qui ils sont. Ils n’auront pas Aurim.

Son acolyte se fige. Il n’imaginait pas qu’une femme si jeune puisse se débarrasser d’une Mage expérimentée avec une telle facilité. Xine ne pourra plus compter sur cet effet de surprise, mais si elle est assez rapide, il n’aura peut-être pas le temps de conjurer le moindre sort. Il la dépasse d’une bonne tête, mais s’il a toujours compté sur la magie, il ne saura pas se battre aussi bien qu’une pauvre Profane comme elle.

— Ton couteau, Aurim, demande-t-elle.

Elle tend la main, mais qui reste vide.

— Soyez sérieux, répète le Mage. Je ne voudrais pas avoir à utiliser la magie contre vous. Posez votre arme.

Le Mage enlève son manteau et dénude ses avant-bras, signe apparemment évident qu’il pourrait mettre sa menace à exécution. Il sort la dague rangée à sa ceinture. Xine constate qu’il s’est uniquement adressé à Aurim et quand elle tourne la tête vers le garçon, les pièces d’un puzzle dont elle ignorait l’existence s’imbriquent.

Aurim aussi a les bras nus. Il brandit le couteau.

Lexine comprend. Elle comprend les bandages sur les bras des soldats, les manches qu’il relevait sur lui et abaissait sur elle, la blessure invisible qui a tué Varah.

Elle comprend le prix à payer.

— Aurim !

Mais il n’hésite pas.

La lame mord sa peau.

Le couteau.

Le sang.

Le cri de Lexine dans sa gorge. Un cri de colère, d’effroi.

Au-dessus d’elle, le ciel se fracture.

Commentaires

Si proche du but ! Laissez-les tranquilles, on veut une fin heureuse !! (on sait qu'on l'aura pas...)
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mercredi 23 octobre à 12h08