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Le Café Cobalt

vendredi 13 juin 2025

À la carte

Barabara - Aloyse Taupier - 2019

Par la brèche qui défigure le toit, je plonge mes yeux dans le ciel blanc. Un blanc un peu terne, presque gris. Un ciel d’hiver, morne, froid. Le même depuis des jours, des semaines peut-être, des années voire des siècles ; je n’ai jamais eu la notion du temps et il ne me reste plus rien pour rythmer les heures. À travers cette mince fissure, ce ciel emplit pourtant toute la maison, soulignant de sa lumière les contours des meubles et mon ennui. Cette question sans réponse, aussi, quand vont-ils revenir ? J’ai d’abord attendu sagement, lorsqu’ils ont verrouillé la porte sans un regard en arrière. Maintenant je tourne en rond, j’erre à travers les pièces, je cours dans les couloirs, je fais claquer les cloisons de papier.

Nous nous amusions bien pourtant, à toute heure du jour et de la nuit, encore plus à celles des repas. Je me souviendrai toujours de ce pique-nique printanier où vous m’aviez emmenée avec vous. Ce n’était pas des plus pratique, pourtant il n’était pas question de faire autrement : les traditions sont importantes. Je me souviens, lorsque vous nous avez sorties du furoshiki, que les pétales de cerisiers pleuvaient sur la couverture déposée dans l’herbe. Une herbe si verte, un ciel si bleu, et un soleil éclatant qui me réchauffait. Dans ce petit parc, juste à côté d’une ville de campagne, tout était si beau que l’on aurait cru vivre dans un tableau. Vous nous avez déposées au milieu des pâtisseries achetées pour l’occasion : des fraisiers et des framboisiers, un assortiment de jo-namagashi, des dango, des manju et des taiyaki, entre autres. Une des plus belles tablées à laquelle on m’ait fait assister. Puis vous servîtes le thé vert, et je fus pleinement contentée. Je ne suis jamais aussi heureuse que quand je suis au chaud. Grâce aux dieux, je l’étais tous les jours. Toujours présente à la table, le matin le midi et le soir, et parfois ailleurs, pour vous accompagner lorsque vous aviez du travail ou que vous vous détendiez en contemplant le jardin. Ce jardin qui n’est plus que l’ombre de lui-même, envahi par les herbes folles et les fleurs qui ont poussé n’importe où dans un joyeux entrelacs. Pourquoi êtes-vous partis ?

Pourquoi ne m’avez-vous pas prise avec vous ? Me rendre utile est ma raison d’exister, vous ai-je mécontentés ? Ai-je fait quelque chose de mal ? Est-ce pour me punir que vous ne revenez pas ? Pourtant vous n’avez pas emporté grand-chose, vous allez revenir, je le sais. J’ai d’abord attendu sagement, lorsque vous avez verrouillé la porte sans un regard en arrière. Je suis restée bien à ma place. Plusieurs tempêtes sont passées sans que la maison ne bouge. Par la fenêtre j’ai vu se succéder la neige jamais troublée, les pétales multicolores, les éclairs déchirants et les feuilles vermeille et carmin, en un cycle sans fin. Au bout d’un moment, je ne saurais dire combien, car il ne me reste plus rien pour rythmer les heures et que je n’ai jamais eu la notion du temps, les tuiles ont commencé à tomber. Elles se rapprochaient chaque jour un peu plus de moi, chaque jour un peu plus menaçantes, manquant de me briser, moi qui ne pouvais bouger. Ce ne furent pas elles qui eurent raison de moi. Un matin, alors que le soleil était à peine levé, une violente bourrasque s’engouffra par la brèche que leur chute avait dessinée, siffla et sinua dans la pièce jusqu’au meuble où j’étais posée et m’entraîna dans le vide. J’eus beau essayer de rétablir mon équilibre, ma céramique se brisa à terre, en mille morceaux. Barabara. Ma tristesse fut incommensurable et personne n’était là. Personne pour me réparer. Personne pour s’attrister de mon sort, afin que je puisse partir tranquille en sachant que j’avais bien servi et que ma vie pouvait s’achever sans regret. Seuls les courants d’air habitent ici désormais. Maintenant je tourne en rond, j’erre à travers les pièces, je cours dans les couloirs, je fais claquer les cloisons de papier. J’attends qu’ils reviennent.

Je regarde par la fenêtre, parfois. Autour de la maison serpentent toujours ces barbantes bribes de brume. Barabara sonnent les gouttes d’eau qui commencent à choir des cieux pour s’échouer sur les charmilles. Ces charmilles si bien taillées auparavant, qui formaient un porche à l’entrée. Elles ne forment plus qu’un épais buisson. Il pleut véritablement maintenant, et je ne peux rien faire pour empêcher l’eau d’entrer. Je ne sais pas combien de pluie, de neige, de feuilles, de pétales et d’orages ont traversé la maison de part en part. Je ne sais pas depuis combien de temps les vitres sont brisées, les chaises renversées, les cloisons en papier déchirées. Des jours, des semaines peut-être, des années voire des siècles. Je n’ai jamais eu la notion du temps et il ne me reste plus rien pour rythmer les heures. Le plancher est taché, partout. Que vont-ils penser, lorsqu’ils reviendront ? Que je n’ai pas su garder la maison ? Il faudra tout remettre en état. S’ils ne reviennent pas, se disent-ils parfois que leur tasse à thé préférée leur manque ? Ils reviendront, je le sais. J’attendrai.

La pluie tombe toujours lorsqu’un grattement se fait entendre contre la porte d’entrée à demi arrachée. J’attends avec appréhension. Après un moment c’est un chat qui se faufile, il est arrivé à passer dans l’espace entre le bois et le mur : il fuit l’humidité, probablement. Il fait le tour du propriétaire pendant que je l’observe. Il saute sur la table de la cuisine, seule encore debout, et fait sa toilette. Ces manières sont scandaleuses, on ne monte pas sur la table lorsqu’on marche par terre ! Une fois fini, il saute souplement et va se poster près des bris de ma tasse. Il tourne sur lui-même, se roule en boule et s’endort. Lorsque le soleil se lève, il repart. Bon débarras. Lorsque la lune se réveille, j’ai la surprise de le voir revenir et s’endormir au même endroit. Chaque jour, il apparaît au crépuscule et repart à l’aube. Chaque nuit, il se pelotonne près de ma céramique. Au bout de quelques semaines, je me surprends à guetter sa venue.

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