À la carte
Du sucre en automne - Aloyse Taupier - 2024
La pluie battante ruisselait dans son cou et jusqu’entre ses omoplates, la glaçant toute entière. Elle pesta dans sa barbe : que n’avait-elle sous la main un petit sortilège de bouclier, ou mieux encore, une dissipation de nuages ? Rageusement, elle sillonnait ente les flaques, qu’elle ne pouvait pas toujours éviter tant elles engloutissaient le trottoir. Les éclairs l’éblouissaient par instant et le tonnerre crépitait à ses oreilles. Trempée jusqu’aux os, les orteils humides et froids, elle rassembla toute sa motivation dans un sprint désespéré pour atteindre, enfin, sa destination ; et tant pis pour les éclaboussures.
Elle aperçut la lumière avant l’endroit : curieusement, de petits arcs en ciel se reflétaient sur les pavés, filtraient de la porte à vitraux délicats comme si le magasin contenait toute la grandeur de l’astre solaire. Elle marqua un temps d’arrêt sur le seuil, saisie, admirative malgré le déluge. Finement ciselés dans le verre et le plomb, des hortensias bleus et violets renseignaient déjà le chaland sur le fait que derrière cette porte, derrière cette vitre découpée dans le bois, s’ouvrait tout un monde des possibles. Ça, et l’enseigne en fer forgé qui représentait une part de gâteau avec quelques cristaux de sucre lévitant, littéralement, au-dessus de la chantilly. Elle prit une grande inspiration et entra.
Une clochette discrète tintinnabula sur son passage. Elle referma derrière elle avec précaution pour consigner l’orage dehors. Son regard tomba sur les quelques parapluies bien rangés sur le côté, qui appartenaient certainement à des personnes plus prévoyantes qu’elle, puis releva la tête pour jeter un œil à la salle. Ce fut d’abord l’odeur de brioche tout juste sortie du four qui l’enveloppa et fit grogner son estomac alors que ses épaules se détendaient. Des clients épars discutaient ou lisaient, rien n’accrocha son attention et elle ne s’attarda pas sur la décoration : elle rêvait de s’assoir, et d’une boisson chaude. Elle se dirigea vers le comptoir à droite d’un pas décidé, mais personne ne résidait derrière. Perplexe, elle laissa son regard parcourir le bois jusqu’à tomber sur un petit écriteau qui indiquait « Prière de noter votre commande sur le bon prévu à cet effet, et de l’insérer dans la boite ». À côté de l’écriteau en effet, une pile de carrés de papier multicolores, un stylo, et une simple fente qui paraissait donner sur les tréfonds de l’établissement. Elle gribouilla rapidement « chocolat chaud » : elle aurait tout le temps d’observer l’endroit, de feuilleter la carte, d’examiner les pâtisseries en vitrine une fois qu’elle serait réchauffée.
Elle s’installa à une table, à gauche dans un coin, avec une vue à la fois sur l’extérieur et sur la pièce. Dehors, le déluge continuait. Elle consulta quelques notifications sur son téléphone pour patienter, n’y trouva rien de transcendant, puis le mit en veille en entendant retentir une sonnette discrète mais claire. Sans qu’elle détermine comment, son chocolat reposait maintenant sur le comptoir. Elle se délecta de la fumée qui s’en détachait par volutes, de la tasse en forme de chat noir dans laquelle il était proposé, de la poussière de cannelle savamment saupoudrée sur le dessus qui, déjà, stimulait ses sens. Elle remercia d’un signe, dans le vide, puis, une fois revenue à sa table, trempa prudemment ses lèvres dans la boisson. Trop chaude. Elle devrait attendre. Elle n’en prit pas ombrage : elle put encercler le félin de ses mains, à l’abri des brûlures dans ses manches, et commencer à absorber la chaleur. Un soupir de soulagement, de contentement même, lui échappa. Un léger sourire se dessina sur son visage, ce qui n’était pas si ordinaire ces derniers temps. Enfin, elle s’appuya contre le dos de son fauteuil, s’ouvrit à ce qui l’entourait, puis se plongea dans la contemplation de ce salon de thé dont elle avait tant entendu parler.
Au sol, une herbe verdoyante, vigoureuse, recouvrait toute la pièce. Elle soupçonnait l’implication d’un sort pour la garder en aussi bonne santé. Des rumeurs bruissaient d’ailleurs à propos du fait que, curieusement, les miettes laissées tombées par les invités disparaissaient toujours en quelques heures sans que personne n’ait vu passer qui que ce soit pour s’occuper du ménage. Les vitraux n’avaient quant à eux pas menti, quelques buissons d’hortensia bleus, violets, presque gris par endroit, poussaient çà et là contre les murs. Des murs qui, au passage, représentaient une forêt sous l’averse, ses troncs, ses feuilles, ses gouttes cliquetantes, comme si la pièce se trouvait en son centre, île de calme à l’abri des regards. Le son de la pluie était si net qu’il était difficile d’évaluer s’il provenait de la météo extérieure, ou, véritablement, du papier peint. Pour elle, après le brouhaha des derniers jours, il n’y avait musique plus enchanteresse pour emplir ses oreilles. Elle se sentait dans son élément.
Le luminaire central avait été mis en marche ; un grand anneau horizontal où toutes sortes de plantes croissaient, presque à rejoindre le sol pour certaines, du lierre, de la mousse, de drôles de monstera, qui tamisaient la clarté. Pour compenser, ou, peut-être, pour le plaisir, chaque table disposait le long de son pied et sur son plateau d’une multitude de champignons fluorescents, tous différents dans leur apparence, et qui ressemblaient à s’y méprendre à des vrais. Elle n’osa pas les toucher pour vérifier. Elle admira en revanche leurs intenses couleurs, du bleu clair luminescent, au bleu sombre poudré, du rose presque crème au fuchsia le plus vibrant, en passant par des ocres diverses. Ils lui rappelaient certains rêves qu’elle faisait parfois, où elle se promenait au milieu de mycéliums géants. Loin d’être effrayée, elle aimait au contraire ces balades qui lui permettaient de s’aventurer toujours un peu plus ailleurs. Qui sait, elle découvrirait peut-être des habitants, un jour ?
Son regard fureta ensuite sur les murs, où des cadres de branches brutes cerclant des tableaux obscurs et incompréhensibles se mêlaient à des fleurs en train de croître et de décroître sans cesse dans un ballet charmant, et où des affiches d’associations locales et des petites annonces se greffaient comme elles le pouvaient à des étagères pleines à craquer de livres à l’air vivant, d’objets en tout genre qui semblaient avoir été oubliés là : cuillère (propre), aiguilles à tricoter et pelote de coton, crâne de corbeau, morceaux de verre poli, minuscules boites dorées, crayon de couleur orange, piment séché, dé vingt et feutre rose à paillette – liste non exhaustive. Alors qu’elle se perdait dans cette observation, elle se rappela son chocolat chaud qui, maintenant, devait être à la bonne température.
Elle sirota la première gorgée avec délice, puis les suivantes, jusqu’à se sentir tout à fait enlacée par les vapeurs de cannelle, jusqu’à ce que son corps s’enveloppe d’une douce couverture chauffante, bienvenue en ce temps d’automne. Elle ferma les yeux pour savourer cette sensation, mais aussi pour s’emplir des visions magiques qu’elle venait d’ajouter à sa mémoire. Quel endroit merveilleux ! Ses informateurs et informatrices n’avaient pas menti.
Elle laissa ensuite son regard s’attarder quelques instants sur les autres qui, comme elle, avaient trouvé refuge ici. Elle repéra une vieille dame qui, penchée sur ses origamis – déjà deux grues et un nénuphar – touillait sans y toucher son thé d’une cuillère silencieuse. Quelle maîtrise, quelle expérience ! Pour pouvoir ainsi manier un objet sans y penser, comme un acte annexe à une tâche tout à fait complexe qui attirait sa concentration ailleurs, elle avait dû s’entraîner longuement au cours de sa vie. Là-bas, un homme peignait ses ongles d’un de ces nouveaux vernis qui changeait de couleur en fonction de l’humeur. Elle remarqua également un groupe d’adolescents, d’étudiants et étudiantes au maximum, qui observaient avec attention un vieux grimoire constellé de dessins cabalistiques : probablement des adeptes des cercles de magie. Une discipline bien chronophage, à son humble avis. Elle s’en était vite détournée. Pour l’instant, le café n’était pas bien rempli ; elle était arrivée en heure creuse, en plein milieu de l’après-midi.
Elle décida enfin de se pencher sur la tâche la plus fondamentale, la plus cruciale dans un endroit tel que celui-ci : choisir ce qu’elle allait manger. Elle esquissa un pas en direction du comptoir, auquel elle avait à peine accordé un regard en entrant tant elle était frigorifiée et pressée d’aller s’assoir. D’un beau bois patiné, avec des vitrines, mais aussi des cloches, des jarres et des présentoirs à étages qui recouvraient son plateau, il donnait du cachet à la pièce, trônait comme un vieillard respecté. La mousse et les champignons le dévoraient par endroit, mais il semblait malgré tout encore vaillant. Elle s’astreignit à ne choisir qu’une seule pâtisserie pour commencer, une seule, et peut-être une deuxième plus tard si elle restait longtemps, mais c’était tout. Elle se connaissait : une fois arrivée devant la vitrine elle voudrait tout commander, et finirait par avoir trop mangé.
Elle avait bien fait, vraiment bien fait, se dit-elle, de se fustiger ainsi à l’avance, car ses yeux s’écarquillèrent devant les bijoux qui se présentaient désormais face à elle. La personne en charge de l’approvisionnement ne pouvait qu’être maître ou maîtresse absolue des arts magiques sucrés.
En bas, les parts d’entremets. Trois génoises d’un bleu foncé au bleu clair se superposaient, avec, entre chacune, une couche de crème blanche, pure et éclatante. Au-dessus, comme une écume, qu’elle supposait salée, et qui imitait parfaitement le mouvement du ressac. Elle se demanda si, en bouche, la sensation restait. Peut-être celle-ci lui rappellerait-elle cette plage de galets qu’elle avait tant longée par le passé. À côté, un genre de velvet cake, mais d’un bleu profond comme la nuit, où de petites étoiles scintillantes, vraiment scintillantes, étaient piquées. De la poudre d’astre, peut-être ? À côté encore, une superposition de mousses dans un dégradé du rouge à l’orange, avec, sur le dessus, une véritable flamme. La couche du milieu semblait s’agiter comme de la lave, et elle se demanda s’il y avait du piment-volcan dans ce gâteau.
À l’étage supérieur, une série de cupcakes qui la ravirent tout autant paraissaient eux aussi l’appeler. Le premier, d’apparence simple, était cependant décoré de crème au beurre dans une représentation colorée d’un coucher de soleil, avec toute l’intensité des vraies teintes. Elle aurait d’ailleurs pu jurer les voir évoluer comme si l’astre descendait chaque instant un peu plus derrière l’horizon. Elle n’était pas en manque de levers et de couchers de soleil dans sa vie ; elle passa donc au suivant. Le deuxième était recouvert de petites feuilles d’automne frémissantes, dont elle était curieuse de découvrir le goût, et d’un arbre en chocolat dont les branches paraissaient bruisser au grès du vent. Le dernier quant à lui était garni d’un grand dôme de sucre dans lequel résidait une variété de plantes miniatures, dont certaines qu’elle n’avait jamais rencontrées. Elle ne put se retenir de sourire en l’apercevant : cet effet terrarium lui plaisait beaucoup et illuminait d’autant plus sa journée.
Au-dessus encore, des confiseries diverses, sur lesquelles elle s’attarda moins. Elle repéra cependant de curieuses bulles chatoyantes, comme des bulles de savon, qui semblaient préserver une fumée presque opaque, et qui flottaient en s’entrechoquant. Cela fit naître en elle une joie toute enfantine, et elle se promit de l’alimenter bientôt. Il devait lui rester un peu de savon et un baquet d’eau chez elle ; cela ferait parfaitement l’affaire.
Tout le long du comptoir, dans les nombreux contenants, des cookies, des parts de cakes, des muffins, qui étaient certainement délicieux, mais dont l’apparence l’attirait moins. Elle nota toutefois, ici et là, qu’ils devaient se révéler moins ordinaires qu’ils le paraissaient, puisqu’elle ne reconnaissait pas certains ingrédients, certaines couleurs, certains aspects même qui, elle le sentait, étaient empreints de quelque chose de pas tout à fait naturel. Elle se méfia particulièrement de petits scones sur lesquels une étiquette indiquait « un moment de bonheur ». Elle n’entretenait aucun grief contre ceux et celles qui appréciaient ce genre d’expérience, qui aimaient ressentir une joie de courte durée, ou revivre un souvenir agréable de manière artificielle, mais ce n’était pas sa tasse de thé. Elle accordait beaucoup d’importance à l’authenticité des émotions… sans bien savoir pourquoi.
Après moult réflexions, moult tergiversations, elle se décida pour le cupcake d’automne, même si l’entremet nuit étoilée lui paraissait tout aussi fabuleux. Elle privilégia la curiosité à la beauté simple. Elle en profita pour commander également une infusion, qu’elle avait déjà consommée ailleurs et dont elle appréciait le parfum de pain d’épices. Ce qu’elle aimait surtout, c’était ce côté sucré et épicé, rond sur le palais, mais sans l’amertume du gingembre et du clou de girofle. Un thé doux, parfait pour la saison et pour accompagner son goûter. Il y a bien longtemps, dans une autre vie peut-être, le pain d’épices possédait pour elle une saveur toute particulière, une unicité qu’elle partageait avec quelqu’un qui ne parcourait maintenant plus le même chemin. Régulièrement, elle choisissait de se remémorer ces effluves, comme un hommage, peut-être.
Cette fois, lorsque la sonnette retentit, elle se rendit également compte que les champignons de sa table pulsaient avec lenteur, comme pour lui confirmer que c’était bien sa commande qui était arrivée. Un aller-retour plus tard, elle disposa son assiette devant elle, attrapa du bout des doigts une des nombreuses feuilles qui tapissaient le dessert pour la déguster seule. Étrangement, elle n’aurait su déterminer quelle saveur lui renvoyaient ses papilles. Cela lui fit penser à de la fraise, mais aussi à la fraîcheur de la menthe, avec une acidité de cranberry. Un mélange tout à fait singulier, mais délicieux, comme une fin d’été douce-amère. Elle haussa les épaules, puis attaqua son cupcake d’un coup de cuillère franc. Le goût des feuilles devrait se marier avec le chocolat du gâteau. Alors qu’elle déposait sur sa langue sa première bouchée, cependant, et qu’elle commençait à mâcher, l’explosion de saveurs fut telle qu’elle dû mettre une main devant ses lèvres pour se retenir de laisser échapper une exclamation. Aucune feuille n’avait le même goût. Aucune. Et pourtant, loin de se contredire, les parfums se mêlaient à merveille, dans un tourbillon qui n’était pas sans rappeler le ballet des feuilles chamarrées dans le vent. Elle sentit du blé, ou de l’avoine peut-être, qui lui remémora la période des récoltes et les champs dorés. Elle perçut un goût d’eau pure, comme une source nouvelle, ou la rosée des forêts. Elle discerna de la citrouille, de la cardamome, du sirop d’érable et du maïs, du caramel et de la pomme, de la châtaigne et bien d’autres encore. Ce cupcake n’évoquait pas l’automne, il était l’automne. Et elle n’aurait pu être plus heureuse de cette expérience. Quel bonheur, oui quel bonheur, d’être venue ici aujourd’hui. Elle avait le sentiment que la grisaille s’éloignait, et, finalement, que tout n’allait pas si mal.
Entre chaque bouchée, elle laissa le temps passer pour s’assurer de se saisir de chaque nuance, de profiter de tout ce que son dessert avait à offrir. Elle aurait pu rester là, à déguster ce cupcake jusqu’à la fin de sa vie, sans s’en trouver plus malheureuse. Elle se sentait en paix. Une paix qu’elle n’avait pas ressentie depuis longtemps. Elle se demandait même, de plus en plus fréquemment, si elle avait perdu la capacité de s’émouvoir, de se réjouir, de s’émerveiller. Cette journée lui avait rappelé que ce n’était pas le cas. Il semblait d’ailleurs qu’il en était de même pour tous les autres clients présents, qui lui paraissaient, maintenant qu’elle s’y penchait, apaisés, épanouis, tranquilles.
Ce qu’il y avait de terrible, c’est qu’elle désirait maintenant goûter toute la vitrine. Intensément. Elle savait bien que ce n’était pas possible, mais comment prendre le risque de rater ne serait-ce qu’une pâtisserie aussi délicieuse que celle qu’elle venait de consommer ? Alors qu’elle s’embourbait dans ses réflexions et ses inquiétudes, l’homme au vernis – présentement couleur feu au cœur de l’hiver – passa à côté d’elle, sur le chemin de la sortie. Sans s’arrêter, il lui souffla, dans un demi-sourire :
« Rassurez-vous, toutes les créations du salon reviennent un jour à la carte. C’est une question de cycle. »
Puis il referma la porte derrière lui.
D’abord surprise, elle laissa ensuite échapper un soupir de soulagement. Bien, elle aurait d’autres occasions, alors. Elle pouvait s’en tenir à son plan initial : une seconde pâtisserie, pas plus. Le choix serait ardu. Elle prit donc son temps, tout en continuant sa contemplation du salon. Du coin de l’œil, elle repéra, par endroit, le scintillement de glyphes à peine visibles, à demi cachés derrière toute cette verdure : parmi eux peut-être les instigateurs des délicieux arcs-en-ciel qui lui avaient montré le chemin. La dame à l’origami avait ajouté une grenouille, une fleur de lotus et une grue à sa collection. Elle entamait un papillon de grande envergure, mais se concentrait à présent sur sa tasse, dont elle faisait teinter la cuillère alors que les feuilles se pliaient d’elles-mêmes. Quelqu’un entra, puis d’autres ensuite, qui s’installèrent. Le ballet se poursuivait, les commandes furent passées, les discussions entreprises.
Absorbée dans son observation, elle ne releva pas. Elle songeait aussi à certaines questions existentielles qui la travaillaient ; depuis longtemps qu’elle parcourait les terres alentours, elle commençait à se lasser. Elle avait le sentiment de ne plus vraiment y avoir sa place ; peut-être de ne plus y être utile à grand-chose. Finalement, ce n’était pas tant de la lassitude qu’une forme d’usure. Les autres s’en étaient allés, elle était restée. Certes, de petites excursions comme celle d’aujourd’hui ravivaient quelques braises en elle, mais était-ce suffisant ? Était-ce assez ? Était-elle assez ? Ces questions, elle n’avait plus personne à qui les poser, et, même si l’inverse était vrai, elle n’aurait probablement pu les prononcer à voix haute.
Finalement, elle s’ébroua, décida de lire pour s’extraire de sa torpeur. Après tout, pouvait-on rêver mieux qu’un après-midi lecture dans un salon de thé ? Il aurait été parfaitement honteux de se laisser attraper par la grisaille automnale. Elle sortit un ouvrage de taille moyenne, élimé par les transports et les consultations répétées. D’un beau velours bleu, il portait sur sa couverture un corbeau noir, qu’on aurait pu croire vivant tant il avait le regard perçant. Elle savait exactement ce qu’elle cherchait, feuilleta à peine avant de retrouver le passage qui l’intéressait. Elle se plongea toute entière dans sa lecture, écuma page après page, prit son temps, jusqu’à ce que l’image du gâteau de nuit devienne plus présente dans ses pensées que tout le reste. Alors, elle s’arrêta. D’autres allées et venues avaient eu lieu, le crâne de corbeau sur l’étagère et le feutre à paillettes avaient disparu, sans qu’elle y prête attention. Avant de se lever, elle osa toucher l’un des champignons sur sa table, puis frissonna. Pas la texture qu’elle attendait. Plus vivant qu’inanimé.
Elle rejoignit à nouveau le comptoir, commanda cette part bleue nuit qui lui faisait tant envie. Lorsque son assiette arriva, elle était accompagnée d’une fiole contenant un épais liquide violet. Une étiquette indiquait « Pour l’assaisonnement » en lettres cursives. Soit, elle n’avait pas besoin d’en savoir plus : son esprit aventureux suffirait. Retournée à sa place, elle déboucha le flacon, le huma pour se faire une idée. Elle ne ressentit… rien. Et tout à la fois. Elle n’aurait pu décrire à quelqu’un ce qui se produisait en elle, à la fois un grand néant, mais aussi l’impression que toutes les questions existentielles qui la taraudaient plus tôt avaient trouvé une réponse. La réponse à l’univers. Plus rien ne criait, ne rôdait, ne sinuait dans sa tête. C’était… reposant. Elle porta le verre à son œil, le secoua pour observer la substance de plus près. Violet était un piètre qualificatif. C’était toute la galaxie qui s’entrechoquait au sein de ce mystérieux liquide, mêlant ses pourpres, ses mauves, ses noirs infinis et impétueux, ses cobalts et ses argentés. Que pouvait bien goûter ce coulis qui rassemblait ainsi tout l’espace ? Elle arrosa sa part abondamment ; il était impossible qu’elle n’apprécie pas ce qui se profilait. Elle crut un instant avoir noyé les étoiles dans sa précipitation, mais, insubmersibles, celles-ci brillaient de plus belle.
Pleine d’anticipation, elle coupa un morceau, ferma les yeux pour se concentrer. Elle fut d’abord surprise par la normalité du gâteau. La génoise avait, comme attendu, un goût de cacao. C’était une excellente génoise, mais une génoise tout de même. Alors, les premières gouttes de sauce touchèrent sa langue. Alors, les premiers cristaux d’astres commencèrent à fondre. C’était acide, et sucré, mais aussi salé, pétillant, et… framboisé ? Pourtant, tout se mariait à merveille comme si la voix même de la création avait guidé ce mélange, et, un instant, elle eut peur de ne jamais rien goûter d’aussi sublime à nouveau. Le coulis offrait une toile de fond, un canevas coloré d’une harmonie parfaite. Les cristaux venaient rehausser le tout, composaient des arabesques, des constellations, des étoiles filantes éparses qui l’enchantaient. Bouchée après bouchée, elle se délecta autant qu’elle le pût, grava dans sa mémoire cette expérience qui lui fit penser à mille reprises qu’elle braverait tous les orages du monde pour une telle pâtisserie.
Progressivement, les sensations s’atténuèrent, jusqu’à ce qu’il ne reste plus une miette dans son assiette. Pourtant, loin de la déception, c’était le plaisir, la joie, l’émerveillement d’avoir pu goûter ces gâteaux aujourd’hui qui flottaient en elle. Elle s’attarda encore un peu sur son nuage, savoura sa plénitude. La pluie s’était arrêtée, mais pas le bruit des gouttes sur les feuilles des arbres de la tapisserie. Un rayon de soleil pointait le bout de son nez pour éclairer à travers la vitrine une table vide. Elle jeta un dernier regard à la salle – un triangle en métal et une pièce de monnaie étrange avaient fait leur apparition sur l’étagère – rassembla ses affaires, régla au comptoir et sortit. Elle emportait avec elle deux bulles de savon confites ; elle n’avait pas pu résister.
Ce goûter lui avait donné envie d’être active à nouveau, de faire. Puisqu’elle ne savait par où commencer, elle entamerait son cheminement par une promenade dans le grand parc arboré, non loin.
Elle s’y dirigea, tranquillement. L’odeur de la pluie sur le goudron embaumait l’air, et la brise, fraîche mais agréable après la lourdeur poisseuse de l’orage, lui caressait le visage. Elle observait les vitrines en marchant, s’arrêtait parfois sur un détail. Chez le fleuriste, les arrosoirs sillonnaient le magasin pour épancher la soif de toutes les fleurs et de toutes les plantes de la boutique. C’était une nouveauté : non seulement ces arrosoirs se débrouillaient seuls, mais ils sentaient quels pots avaient besoin d’eau ou non. Chez la maraichère, des étalages de fruits et légumes en tout genre répandaient leurs couleurs vives à l’angle de la rue. Elle ne s’intéressait guère à la cuisine, et ne pouvait se targuer de tout connaître, mais elle remarqua une sorte de coque ronde, à pointes, d’un très beau doré, qui la laissa pantoise. Elle se demanda à quoi ressemblait l’intérieur, comment cette… chose pouvait se préparer, mais surtout, quel goût elle avait. En continuant son chemin, elle dépassa sur sa gauche la chocolaterie, avec ses œufs cacaotés en pleine éclosion et ses serpentins vivaces qui chatouillaient le palais. Elle passa les vendeurs de bougies parfumées, les plus réputés de la région. En quelques effluves, vous pouviez vous retrouver au bord de la mer, au sein d’un manoir ancestral, au milieu d’un champ d’herbe fraîchement coupée, ou d’un jardin de roses.
Elle prit bien soin de ne pas s’arrêter devant la librairie, son portefeuille résistait rarement aux grimoires en tout genre et aux beaux livres jaspés qui se battaient en rayons. Enfin, le parc se dessina au loin, ses grandes grilles de fer forgé toujours ouvertes, comme pour l’inviter gracieusement sur leurs terres. Les frondaisons aux dégradés de safran, d’oranges, d’écarlates et de châtaignes se déployaient sous ses yeux. Elle longea d’abord le sentier principal, puis, après quelques centaines de mètres, s’enfonça dans les bois. La température chuta de quelques degrés, ce qui lui plut : elle n’aurait pas trop chaud durant sa marche. L’humidité générée par la pluie commençait à dessiner des volutes de brume à ses pieds : elle nota de prendre garde aux racines qui pourraient la faire trébucher.
À mesure qu’elle avançait, le lierre et la mousse s’épanouissaient, envahissaient un peu plus les troncs à chaque pas. Elle effleurait parfois les écorces, les laissait lui raconter leurs secrets, leurs découvertes, les nouvelles des derniers temps. Le petit rouge-gorge était parti voyager, paraissait-il. La nouvelle fourmilière s’était effondrée sous l’averse, mais il n’y avait pas eu de blessé. Une boulangerie avait ouvert dans le village voisin ; les habitants en étaient satisfaits. Le lierre était vigoureux, pour la saison, et le chêne du bout du bois s’en plaignait abondamment, par principe seulement ; elle savait bien que celui-ci au fond appréciait la compagnie.
Elle écoutait le bruissement du vent, le croassement des branches, le grouillement discret des racines. Elle attrapa une feuille d’érable d’un rouge intense, presque grenat, qui tombait en virevoltant. Un cadeau. Elle sortit alors de son sac un grand cahier, dont les pages, tachées et gondolées, témoignaient de la longueur de sa vie. Elle les passa jusqu’à en trouver une vierge, y plaça la feuille, referma. Au cours de sa promenade, elle en collecta d’autres, ouvrit et rangea son carnet bien des fois. Il en était toujours ainsi. Elle croisa aussi, parfois, des fleurs dont les teintes détonnaient sur ce canevas d’automne. Des colchiques, mais également des calaments, des achillées, des cyclamens. Elle cueillit à chaque occurrence une fleur, pas plus, qu’elle inséra dans une toute petite presse cuivrée qui vivait en permanence dans sa poche. Une fois que son tour de la forêt fut accompli, qu’elle eut salué les corbeaux en plus des arbres, elle prit le sentier du retour.
Elle se sentait d’humeur à marcher, encore, aux côtés de ce soleil descendant ; elle choisit donc un chemin différent de celui qui l’avait conduite au parc, elle choisit le chemin le plus long, celui qui ne la ramènerait pas chez elle avant que la nuit tombe, car elle n’habitait pas en ville, ça non. Elle sortit du bois, de la zone urbaine, puis alla tenir compagnie à la rivière. Elle la longea, écouta ses gargouillis et ses gloussements, finit par s’assoir sur une pierre au bord de l’eau, pour se reposer un peu. Là, elle admira les circonvolutions des algues, le ballet des poissons. Elle plongea parfois sa main dans l’onde, pour ressentir le courant, pour ressentir. Au fond, sur le lit de caillou, elle trouva un morceau de verre poli, puis un deuxième, bleu cette fois, plus rare. Elle repensa aux éclats du salon de thé et se demanda s’ils venaient du même endroit.
Elle sortit de son sac l’une des bulles qu’elle avait achetées pour s’en faire un en-cas. Celle-ci se mit à flotter dans les airs auprès d’elle, offrit ses reflets irisés et changeants à sa vue. Elle l’attrapa, la déposa sur sa langue, et attendit d’expérimenter ce qui allait se passer. La coque en sucre fondit, délivra des saveurs d’acacia, de fleur d’oranger, et un léger zeste de soleil, comme un fruit mûr à point baigné par la lumière. Le goût du printemps, tirant sur un début d’été. La fumée se déversa ensuite, emplit sa bouche, dans un mariage de petites fraises des bois, de myrtilles de haute montagne, de basilic frais. Un délicieux mois d’août. Comment une seule bille, si simple d’apparence, pouvait-elle ainsi lui offrir une telle expérience ? Elle était partagée entre le désir d’en absorber dix, pour vivre encore ce plaisir, et celui de savourer chacune comme une vision unique, rare, à consommer avec modération et respect.
Elle reprit sa marche, longea champs et clôtures à mesure que le soleil baissait. Elle ramassa quelques châtaignes, quelques champignons trouvés au creux des prés, ce qui ne la mettait pas en avance. Elle savait bien qu’en choisissant ce chemin elle risquait d’arriver bien tard chez elle, mais c’était ainsi, elle ne pouvait s’empêcher de s’arrêter à chaque point d’intérêt, elle aurait sinon eu le sentiment de gâcher. Après quelques baies supplémentaires ajoutées à sa besace, quelques cailloux spéciaux et trois plumes, elle distingua enfin sa maison au loin. Elle avait pu assister au coucher du soleil derrière les collines, et la lune s’était réveillée, resplendissante. Elle connaissait maintenant la route par cœur, aurait pu marcher les yeux fermés, alors elle les leva vers les cieux, admira les étoiles tout en avançant.
C’était une belle nuit. Aucune pollution lumineuse ici, chaque luciole céleste brillait de mille feux, d’un éclat qui semblait ne jamais pouvoir se tarir. Elle chercha les constellations, compta celles qui étaient visibles, baigna son esprit dans la Voie lactée. Un par un, elle souhaita le bonsoir à chaque astre. Elle baissa seulement les yeux lorsqu’il lui fallut ouvrir son portillon de bois : elle était arrivée. Elle salua ses fleurs, couchées depuis longtemps, déverrouilla sa porte, pour se retrouver, enfin, chez elle. Si elle aimait toutes les découvertes que lui apportait l’extérieur, le confort de sa maison venait toujours à lui manquer.
Le feu flambait déjà dans la cheminée lorsqu’elle entra, et le crépitement des buches détendit ses muscles instantanément. Elle s’installa près de la chaleur dans son fauteuil préféré, moelleux à souhait, afin de reposer ses jambes après cette longue marche. Elle en profita pour réfléchir à son dîner. Elle appela sa table basse, qui trottina jusqu’à elle sans se faire prier, et y déposa son butin du jour. Des champignons, des baies, des châtaignes et une bulle de sucre d’un côté, les morceaux de verre, les jolis cailloux, les plumes et son carnet de l’autre.
Bien. Elle se releva, s’étira, accompagna sa table basse jusqu’à la petite cuisine qui se faisait discrète dans un coin de la pièce. Elle attrapa une poêle, y ajouta un peu de margarine, puis ses champignons, qu’elle fit allégrement revenir avec de la sarriette et des échalotes. Bientôt, sa maison embauma d’une odeur délicieuse qui lui donnait l’eau à la bouche. Elle coupa deux belles tranches de pain, qu’elle fit griller, puis y déposa ses champignons bien dorés, encore frémissants. Elle retourna près du feu avec son assiette, mangea lentement, savoura les différents champignons et le parfum tout particulier qu’apportait chacun dans ce mélange. Le pain les complimentait tout à fait. Elle parcourut son carnet de feuilles, se remémora certaines, le lieu de leur rencontre, le jour de leur trouvaille. Une petite toute en arrondis, d’un orange crépusculaire, lui remémora à la fois l’homme au vernis, mais également ce fameux samedi qui avait suivi son emménagement dans cette maison, où elle était partie faire la connaissance de tous les êtres alentour. Quelles belles discussions cela avait donné.
En fin de soirée, elle rinça ses baies du jour, les ajouta à un bol qu’elle venait de compléter de quelques bonnes cuillères de yaourt à l’amande, frais du matin. Elle assaisonna le tout d’un filet de sirop d’érable et de quelques morceaux de noisettes. Après avoir dressé son dessert sur la table elle se ravisa, déplaça un guéridon près du plan de travail de sa cuisine. Son bol en sécurité, elle prépara son couteau le plus affuté, et sortit du placard la vaillante citrouille qui y patientait depuis quelques jours, ronde, charnue, du plus bel orange. Elle s’accorda une cuillère de yaourt aux baies, puis s’attela à sa tâche. La nuit serait longue.