Avant le Silence
Prologue
Les menottes me scient les poignets. Le policier les a serrées si fort que je ne sens presque pas mes mains. Ridicule. Comme si j’allais tenter quoi que ce soit.
Ils ne m’ont évidemment pas expliqué pour quelle raison on me sortait de ma cellule, alors j’attends, sans rien demander. J’ai d’abord cru que j’aurais droit à un nouvel interrogatoire, plus « musclé », mais on m’a laissée tranquille. L’horloge au mur n’indique plus l’heure depuis bien avant mon arrivée, alors j’essaie d’estimer combien de temps on me laisse mariner. Une demi-heure, puis une heure. S’ils essaient d’obtenir quoi que ce soit de cette façon, ils risquent d’être déçus : je suis patiente. Très, très patiente.
Après ce que j’estime être presque deux heures de silence, le verrou de la porte grince. Un policier ouvre le battant, puis s’efface pour laisser passer une femme d’une quarantaine d’années, habillée d’un tailleur étonnamment épais pour la saison, et équipée d’une serviette en cuir qu’elle tient fermement Une fois la porte refermée, elle me lance, avec un pur accent lullanais :
— Bonjour Madame Delif. Enfin, nous allons dire Delif, si vous êtes d’accord ?
— Je préfère, oui.
Aucune visite ne me sera accordée, surtout à quelques semaines du procès, donc je comprends le rôle de cette femme juste avant qu’elle ne l’annonce elle-même :
— Rhétrice Madaé Pallinor. J’ai gagné l’immense honneur d’être votre avocate.
Elle passe un doigt suspicieux sur la table, puis, à peu près satisfaite par sa propreté, y laisse tomber sa serviette, l’ouvre, en extrait un simple carnet et un stylo. J’ose espérer qu’elle transporte d’autres choses, sans quoi elle pourrait se contenter d’un plus petit sac.
Elle prend place face à moi, me désigne avec son stylo, braqué comme une arme, et demande :
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Alors vous allez me donner quoi que ce soit qui pourrait me permettre de vous sortir de là ?
— Vous avez vraiment envie de me défendre ?
— C’est mon métier, donc oui.
Quelques secondes de silence suffisent à lui faire pousser un long soupir, et admettre :
— Bon. D’accord. Personne d’autre ne voulait de votre dossier. Personne.
— Perdu d’avance ?
Alors que je m’attendais à un peu de résignation, voire d’agacement, elle m’offre un sourire.
— Pour l’instant, difficile à dire. Mais pour être parfaitement honnête, je travaille dans un cabinet médiocre et ma carrière est au point mort. Peu importe l’issue de votre procès, j’en sortirai gagnante.
— Merci pour votre honnêteté. Enfin, je suppose ?
— Mais oui, mais oui.
Madaé tapote son carnet avec la pointe de son stylo et me fixe avec insistance, mais je hausse les épaules, rien de plus. Qu’est-ce que je pourrais bien lui dire ? Elle lève les yeux au ciel.
— Vous ne voulez vraiment pas me faciliter la vie. D’accord. Commençons par une question simple : est-ce que vous êtes coupable ?
— C’est ce que vous appelez une question simple ?
Cette fois-ci, ses yeux menacent de totalement se retourner dans leurs orbites. Je lui offre donc une nouvelle question, un peu plus élaborée :
— D’après tout ce que vous savez, est-ce que vous croyez que j’ai trahi mon pays ?
— Oui.
Je ne m’attendais pas à une certitude si tranchée. Soit.
— Mais justement, poursuit-elle. On s’en fiche, de ce que je crois. Ce qui importe, c’est ce que les jurés croiront.
Pragmatique. Je crois que je l’aime bien.
— Et qui sait, peut-être que vous me ferez changer d’avis. C’est tout ce que je vous souhaite. Alors allez-y, dites-moi tout.
— Tout ? Ça risque d’être long.
— Peu importe. Je suis avocate, j’ai l’habitude des histoires longues.
J’essaie de remettre de l’ordre dans mes idées, dans mes souvenirs, de déterminer à quel point je dois remonter loin pour qu’elle comprenne comment je suis arrivée ici, dans cette prison, haïe par la moitié du pays. Je me redresse sur mon siège et acquiesce enfin.
— Racontez-moi tout ce qui s’est passé. N’omettez aucun détail.
Alors c’est ce que je fais. Je lui raconte.
Ça commence avec Sierra.