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Joan Delaunay

jeudi 30 mai 2024

Ruines et Ravages

Chapitre 7

Le vent s’est enfui, le rugissement de la mer le pourchasse. Après avoir longé la falaise, Aurim et Lexine ont trouvé l’endroit parfait pour camper : assez éloigné des grandes routes pour ne pas croiser trop de curieux, assez protégé pour s’épargner la présence d’animaux sauvages et s’abriter de la pluie qui menace de tomber, mais qui ne tombe pas. Toujours pas. En l’attendant, ils dévisagent les nuages, côte à côte, autour de leur feu. Le front d’Aurim se plisse alors qu’il braque ses yeux sur le ciel.

— On sera chez moi dans deux jours, annonce le garçon.

De la tendresse et de l’angoisse. Comme Lexine se le demandait avant de quitter le front : que retrouvera-t-il en revenant « chez lui » ?

— Eh ! Regarde !

Dans la clarté mourante, là où se mélangent le feu et la nuit, des petits points fusent dans l’air, bourdonnent. Des ailes translucides brillent dans les lueurs vespérales. Lexine plisse les paupières pour identifier…

— Des libellules ?

— Oui, les œufs éclosent tous en même temps, au début de l’automne ! Il doit y avoir une mare pas très loin.

Aurim pointe une des bestioles, qui conserve un vol stationnaire, puis se déplace si vite qu’on croirait qu’elle se téléporte de proche en proche. Elle disparaît finalement entre ses congénères, dans les reflets prismatiques de leurs petits corps.

Le garçon ne s’émerveille pas longtemps ; le sourire fond sur son visage.

— Ça vit combien de temps, une libellule ? demande-t-il.

— Quelques semaines, je crois.

Leurs voix s’éteignent, seul le battement des ailes emplit l’atmosphère. Les insectes fusent à travers la nuit tombante, à la rechercher d’un buis où se réfugier.

— Dis, Xine. Tu as passé combien de temps au front ?

— Presque trois ans.

— C’est long.

— Oui. Et toi ?

— Ma mère a réussi à retarder un peu sa mobilisation, vu qu’elle était aussi instructrice. Mais ça faisait plus d’un an qu’on était là.

Les ailes tournoient parfois autour du feu. Une libellule s’approche un peu trop, décline, jusqu’à s’écraser aux pieds de Lexine.

— Je suis désolée de te demander ça, mais… pourquoi est-ce que tu étais sur le front ?

— Je devais rester avec ma mère, vu qu’elle était aussi mon instructrice.

— Mais tu ne pouvais pas juste rester à l’école ?

— Pour la magie, il n’y a pas de meilleure école que la guerre.

Le sourire triste et ironique d’Aurim le vieillit : cette phrase, il la répète car on la lui a répétée.

— Mais au fait, quel âge tu as ? demande Lexine.

— Douze ans. Et toi ?

— Dix-neuf.

Sept ans de différence. Parfois, elle croirait que ces sept ans n’existent pas, d’autres fois qu’ils sont décuplés.

— Je croyais que vous étiez conscrits à dix-huit ans.

— C’est bien ça.

— Mais alors pourquoi… ?

— Quand ma date de naissance a été enregistrée, le service de l’état civil s’est trompé. Ils ont noté que je suis née en 1912 et pas en 1921.

Un silence ahuri. Puis l’outrage :

— Mais enfin, on voit bien que tu n’as même pas vingt ans !

Lexine sourit péniblement. Le même argument que son père avait martelé aux officiers.

— Tu crois qu’une nation qui veut gagner une guerre s’arrête à ce genre de considérations ? On n’est que de la chair à canon pour eux, une ligne dans un registre.

Le discours est sorti tout seul. Elle ignore depuis combien de temps il a tourné dans sa tête, jusqu’à trouver cette forme-ci.

— De toute façon, ça ne change pas grand-chose. Même à vingt-six ans, personne ne devrait aller se faire trouer la peau à l’autre bout du pays pour…

Pour… pour quoi ? Pourquoi s’étaient-ils retrouvés, l’un comme l’autre, au fond d’une tranchée, dans un champ de barbelés et de cadavres ? Lexine ferme les yeux et replonge dans le froid, la pluie, les odeurs de fantômes, le sang, la fange, la pluie, et le bruit, toujours, le fracas des armes, celles des Mages, qui ne sont pas des obus, elle le sait désormais, elle ignore d’où venait ce bruit, elle sait seulement qu’elle a vu un homme déchiré, coupé en deux, le sang, le sang, la fange, elle se rappelle les cris quand ce n’est pas une bombe qui a explosé mais une femme, les cris, le sang, les fantômes, la pluie, le froid.

Aurim pose sa main sur son bras, petite touche de chaleur qui la ramène à la vie. Elle tremble. Le garçon la regarde en silence un moment. Autour d’eux, les bourdonnements des libellules. Il chuchote :

— C’est terminé, maintenant.

— Pas encore. Peut-être jamais.

La main du garçon reste ; les tremblements cessent.

L’une et l’autre ont perdu toutes les illusions qu’ils entretenaient sur le monde dès l’instant où on les a convoqués sur le champ de bataille.

— Et les Profanes, au fait ? demande Aurim. Ils ne te manquent pas ? Je veux dire, tu devais avoir des camarades, sur le front.

— Ils me manquent, oui.

Elle détourne le regard, se concentre sur la valse des insectes au-dessus de leurs têtes, sur leurs ailes étincelantes.

— Ils sont tous morts.

Et c’est pour ça qu’elle le comprend quand il met sa main dans la sienne sans raison apparente, quand il se rapproche d’elle durant la nuit, quand il déréalise qu’il se trouve bien là, bien vivant, quand il pleure, quand il rit, quand il s’en veut de rire si tôt. Ils s’accompagnent dans leur exil du reste du monde.

Ils sont seuls car tous les fantômes du monde voyagent avec eux.

— Je pourrai m’installer chez toi ?

— Oui, je pense. Si c’est moi qui leur demande, tu pourras rester autant que tu veux.

Xine ignore comment elle occupera ses journées, si ses mains sauront à nouveau faire autre chose que tuer. Même les Mages ont besoin de vêtements ; peut-être reprendra-t-elle le cours de la vie qu’on lui a arrachée. Il suffira qu’on lui confie une aiguille et du tissu.

— Et toi, qu’est-ce qui t’attend là-bas ? s’inquiète-t-elle.

— Ma tante devrait pouvoir devenir ma nouvelle instructrice. Sinon, ma famille trouvera quelqu’un d’autre. Tant qu’on ne m’envoie pas dans un centre, ça ira.

Aurim semble pétri de conflits, en tenaille entre angoisse et soulagement. Lexine ignore trop de choses pour pouvoir le conseiller ou le rassurer.

— Alors on fera en sorte qu’ils ne t’y renvoient pas.

Elle le prend par l’épaule et il se blottit contre elle. Bientôt, ils s’allongent et s’endorment.

Ils repartent le lendemain.

Ils ignorent que derrière eux, les libellules accueilleront deux silhouettes en uniforme noir.

Commentaires

J'ai pas de mots. Je vais pleurer avant la fin du livre, c'est sûr là.
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mercredi 23 octobre à 12h04