J'irai boire du thé sur ta tombe
Chapitre 15
Lorsque tu te réveilles dimanche matin, la luminosité t’apparaît grisâtre. Tu laisses filer quelques secondes et le son d’une pluie régulière et drue te parvient. Tu te lèves sans difficulté : ta semaine fut trop belle pour que le temps t’affecte. Les jours qui ont suivi votre soirée ensemble se sont écoulés en un éclair ; tu n’avais qu’une idée en tête, celle de ce dimanche chez lui. Il t’a envoyé les instructions pour trouver sa maison : en ouvrant tes volets cependant, tu commences à douter de ta capacité à repérer quoi que ce soit sous cette ondée battante et cette grisaille. Un léger brouillard semble flotter au-dessus de la ville, et tu espères qu’il disparaîtra lorsque tu t’en éloigneras tout à l’heure.
Il n’est pas encore midi ; tu profites d’être réveillée un peu avant pour te cuisiner un repas digne de ce nom. Tu te douches ensuite, prends le temps de te préparer. Beaucoup de choses te sont passées par la tête ces derniers jours. L’adrénaline de ce baiser fantomatique. La sérénité de cette soirée. L’appréhension de te rendre chez lui pour la première fois. Et si quelque chose ne fonctionnait pas ? Si tu ne te sentais pas à l’aise là-bas ? Si lui n’appréciait pas ton intrusion dans son quotidien ? Et s’il l’appréciait trop, au contraire ? Et s’il souhaitait aller plus loin ? S’il attendait quelque chose de toi ? Si son invitation signifiait autre chose ? Vous avez déjà discuté de cela, mais s’il n’avait pas bien compris ? S’il devenait insistant ? Pire, s’il était déçu par toi ? Si vous vous disputiez ? Tu ne veux pas te sentir comme quelque chose de cassé, de fragile, d’inutile, d’inintéressant encore une fois. Et s’il s’ennuyait avec toi ? Et si, et si, et si ?
Tu te rends compte de la spirale dans laquelle tu t’enfonces et te secoues. Tu fermes les yeux, fort, durant quelques secondes, inspires et expires profondément. Tout va bien se passer. Ce ne sont que tes anxiétés habituelles. Tu les connais par cœur.
Tu as envie de partager ce temps avec lui. Tu as envie d’aller chez lui. Tu te masses les tempes, lentement, puis tu essaies de visualiser Máni dans ta tête. Ce que tu ressens quand tu es avec lui. Lorsque ta gorge se dénoue enfin, tu manges tranquillement. Tu sais que l’excitation te coupe toujours l’appétit, alors tu as préparé moins que d’habitude. Un peu de pain et de tapenade. Une petite soupe pour te réchauffer. Exceptionnellement, un thé, même si tu évites en général pendant les heures de repas. Ta tasse à la main, tu prends quelques minutes pour contempler l’extérieur. L’ambiance qui se dégage de la météo, la lumière si basse, te font penser à un temps d’automne plus que d’hiver. Elles te rappellent le film Twilight dans ses tons gris bleutés. Il ne manque plus que la forêt, que, si tu ne te trompes pas, tu retrouveras tout à l’heure.
Tu décides de partir un peu en avance : tu le sais, tu vas probablement te perdre. Tu relis plusieurs fois les instructions communiquées, regardes à nouveau ta carte. Tu attrapes de petits biscuits aux épices que tu as cuits hier soir. Tu hésitais quant au fait qu’ils s’accordent à la saison, mais vu l’atmosphère dehors, ils seront parfaits. Tu t’habilles chaudement, puis tu lui envoies un message pour lui dire que tu es en route.
Souhaite-moi bonne chance. Si tout se déroule comme prévu, je serai avec toi dans une demi-heure. Peut-être plus vu le temps. Je t’appelle si je me perds. Je t’aime !
Tu n’apprécies déjà pas particulièrement conduire, mais tu roules encore plus lentement dans ce brouillard épais. Une fois que tu sors de la ville, il s’estompe néanmoins bel et bien. Ne restent que les larges gouttes qui éclatent sur ton parebrise. Tu suis la route principale durant un bon quart d’heure, jusqu’à ce que le paysage change pour t’entourer de grands conifères serrés les uns contre les autres. Tu commences alors à chercher un chemin de terre discret qui s’enfoncerait sur ta droite. Personne ne roule derrière toi ; tu te permets de ralentir encore. Tu plisses les yeux, essaies de voir entre les rideaux de pluie, de distinguer un bout de sol brun. Après plusieurs minutes à cette allure, tu le repères enfin et tu soupires de soulagement. Tu as trouvé sans trop de difficultés. Tu bifurques et t’enfonces dans la forêt. Le sentier est mauvais, juste assez large pour ta voiture. Il tourne et vire et tu pourrais croire qu’il ne s’arrêtera jamais, comme dans un conte. Ton environnement devient heureusement de plus en plus charmant à mesure que tu avances. Les arbres se diversifient, tu distingues vaguement quelques couleurs : les dernières fleurs de la saison, dans de petits espaces herbeux. Il te faut un quart d’heure de plus pour arriver au bout de ce sentier. Une fois que tu aperçois la maison cependant, tu sais que ce périple en valait la peine.
Si tu trouvais déjà celle de Fernando au bout du monde, celle-ci l’est bien plus encore. On la dirait sortie de terre, ou posée là par quelque main divine au centre d’une clairière, en plein milieu de la forêt. En dehors d’un espace suffisant pour garer quelques voitures, les arbres l’entourent complètement. Au sol, un tapis de feuilles mortes, de fougères, de lierre et de verdure en tout genre. C’est pourtant le bâtiment en lui-même qui te laisse le plus sans voix. Sur deux étages, construit dans un bois clair, tous les côtés ou presque semblent entièrement vitrés. Seul l’angle qui fait face au chemin te paraît fermé, peut-être pour donner un sentiment d’intimité malgré tout. Tu repères, ici et là, quelques cloisons, quelques pans où les fenêtres ont l’air plus petites, mais l’ensemble t’évoque une immense baie qui ferait entrer la lumière. Certes faible aujourd’hui, tu te dis que l’endroit doit être sublime par beau temps lorsque le soleil éclaire les feuilles tout autour. Tu t’abîmes dans ta contemplation, insensible à la pluie qui tambourine toujours sur ton parebrise.
C’est un mouvement dans ton champ de vision qui te soustrait à ta stupéfaction ; une porte s’ouvre et Máni en sort, un parapluie à la main, pour venir t’abriter. Tu t’empresses de t’extraire de l’habitacle, mais te rends compte de ton erreur lorsque des gouttes glaciales s’engouffrent dans ton cou. Il arrive rapidement à ta hauteur, place le parapluie au-dessus de ta tête.
« Darling, quel est l’intérêt que je t’apporte un parapluie si tu sors de ta voiture et te trempes dans tous les cas ? s’amuse-t-il.
— Désolée… », marmonnes-tu à demi voix.
Vous vous dépêchez de rentrer à l’intérieur. Tu n’observes pas tout de suite ce qui t’entoure, ton attention trop focalisée sur lui.
« Cela a dû être un cauchemar de trouver quoi que ce soit par ce temps. Je suis soulagé que tu t’en sois sorti. »
Il te sourit, et tu perçois presque de la timidité dans son attitude, comme si le fait que tu sois ici, chez lui, n’était pas plus anodin pour lui que pour toi. Tu ne sais heureusement rien des anxiétés qui l’ont traversé jusqu’à ton arrivée.
« Attends-moi là, je vais aller te chercher une serviette pour que tu puisses te sécher. »
Tu restes donc sur le palier, sans oser bouger. Du coin de l’œil, tu aperçois un salon, et sur ta droite un escalier en bois d’un gris pâle qui semble conduire à l’étage. Le petit hall d’entrée n’offre rien d’incroyable : il est peu éclairé puisqu’il se situe pile dans le coin fermé. Au porte-manteau, tu repères accrochées ses différentes vestes, toutes dans des tons sombres ; tu as l’impression de pénétrer un peu plus dans son intimité et cela te réjouit.
Il ne tarde pas à revenir, tamponne tes cheveux avec soin, l’arrière de ton cou, et te tend la serviette. Alors que tu finis de te sécher, il t’invite à le suivre. Tu retires tes chaussures pleines de boue et vous entrez dans le salon. Une fois encore, tu restes sans voix devant la vue qui s’offre à toi. Face à vous, la forêt se dévoile toute entière, comme un écran géant sur lequel on aurait projeté un paysage apaisant. Tu n’as qu’une envie : t’assoir sur le canapé parfaitement orienté et admirer tous ces arbres, toutes ces feuilles agitées par la pluie, te baigner dans le son continu de l’eau qui coule. Máni reste à côté de toi, silencieux. Il ne veut pas briser tes déambulations internes.
« Ta maison est époustouflante, lui murmures-tu.
— Je suis heureux que tu l’apprécies », te répond-il sur le même ton.
Tu t’arraches difficilement à ta contemplation, puis observes plus en détail autour de toi. Le salon est pourvu d’une grande cuisine américaine, un peu comme chez Fernando. Les nuances de la pièce oscillent toutes entre des variantes de gris, du plus sombre pour le plan de travail, au plus clair, aux murs. Le plancher te rappelle la couleur des bouleaux ; les nœuds du bois y sont aussi visibles. Il n’y a rien d’accroché, peu de touches vives, mais de nombreuses plantes habillent l’endroit. Suspendues, sur des étagères, autour du canapé, elles apportent de la vie et éclairent l’atmosphère. Tu repères également quelques rangées de beaux livres, mais tu te dis que ce n’est probablement pas là que réside toute sa collection.
« Tu veux visiter ? » demande-t-il en te tendant la main.
Tu acquiesces, curieuxse d’en voir plus. Il te guide d’abord vers une porte discrète près des escaliers. La pièce derrière est bien plus petite que le salon. Sans fenêtre, ses murs sont recouverts de livres, plutôt académiques. Un bureau est appuyé contre la paroi qui fait face à l’entrée avec une chaise qui paraît confortable.
« Mon bureau. Je travaille ici la plupart du temps.
— Mais… Il n’y a pas de fenêtre. Tu n’as pas l’impression de suffoquer ? lui demandes-tu avec horreur.
— Il est plus facile de me concentrer quand je ne suis pas tenté de regarder dehors tout le temps. Et puis si j’ai besoin d’une pause, j’ai juste à me déplacer de quelques mètres et à m’assoir sur mon canapé ; clairement, je n’ai pas à me plaindre.
— Je vois… »
Tu te fais la réflexion que tu ne sais toujours pas bien dans quoi il travaille, mais tu ne forces pas le sujet. Tout le monde n’adore pas son métier comme toi : s’il ne l’a pas évoqué, c’est peut-être un job alimentaire qui ne le passionne pas plus que cela. Tu observes quelques titres de sa bibliothèque ; aucun livre de fiction ici.
La maison n’est pas si grande et vous avez épuisé les pièces du bas. Il te guide à l’étage, te fait emprunter le petit escalier que tu as vu plus tôt. En haut, le couloir est lumineux : lui aussi donne sur l’extérieur. Sur la gauche, une salle de bain qu’il te montre brièvement. Ton regard accroche immédiatement la baignoire. Une baignoire à pieds. Oh, quelle chance il a d’en avoir une grande ! La tienne est si petite que tu ne peux même pas t’y étendre complètement. Tu te demandes s’il l’utilise seulement et s’il a conscience du bonheur à sa portée. La porte d’après s’ouvre sur les toilettes, et un peu plus au fond du couloir, sur la droite, il désigne une pièce fermée.
« Ma chambre », énonce-t-il placidement.
Immédiatement, ta curiosité bondit. Tu meurs d’envie de savoir à quoi elle ressemble. Il n’a cependant pas l’air de souhaiter te la montrer, et tu ne peux le blâmer puisque tu as agi de la même manière lorsqu’il est venu chez toi. Peut-être veut-il éviter de te mettre mal à l’aise. Il est vrai que rien ne presse. Mais tout de même, tu aurais tellement aimé en voir plus… Pour toi, une chambre reflète forcément la personnalité de son occupant, et tu aurais pu en apprendre plus sur lui, sur ses goûts, l’esthétique qu’il affectionne. Est-elle remplie de livres ? Vitrée elle aussi ? Vu l’orientation, elle devrait. Quelles couleurs préfère-t-il ? A-t-il des tableaux accrochés ? Un plafond décoré ? Des souvenirs de voyage, ou des cadeaux qui lui ont été offerts ? Le salon est très joli, mais peut-être un peu neutre.
Alors que tu te consumes sur place, en évitant soigneusement de laisser tes yeux fixés sur sa porte, tu le vois s’apprêter à redescendre et le suis à contrecœur. Il se dirige vers sa cuisine et tu t’installes sur un tabouret de bar en face de lui.
« Voudrais-tu une boisson chaude pour te réchauffer ? Nous pourrions commencer nos tests des lattes.
— Avec plaisir, lui réponds-tu distraitement.
— D’abord le houjicha ? »
Tu acquiesces et reportes ton attention sur lui. À mesure qu’il prépare vos boissons, qu’il remue le lait, dose le houjicha, ajoute un peu de sucre, tu le vois se détendre progressivement. Ses épaules se relâchent. Il redevient fidèle à lui-même.
« Ce n’est pas la plus grande des maisons, mais assez pour une personne, et je me sens extrêmement chanceux de l’avoir, commente-t-il.
— Elle l’est plus que mon appartement, déjà, et je vendrai probablement mon âme pour cette vue. Comment tu es tombé sur elle ? Ou est-ce que tu as… acheté le bâtiment ? Ou alors construit ?
— Construit. Le terrain était très peu cher : quelqu’un voulait vendre la vieille ruine dessus. Et ce n’est pas vraiment un endroit accessible. Vivre au milieu des bois loin de tout ne fait pas envie à grand monde. Mes parents ne sont pas exactement riches, mais clairement pas pauvres non plus ; ils possèdent des emplois corrects, dépensent peu et ont économisé. Ils ont pu me prêter de l’argent. C’était plus simple que de demander à une banque. J’ai promis de les rembourser et je leur verse un montant tous les mois, probablement pour les trente prochaines années. Peut-être plus. »
Tu jalouses quelques instants ses parents aisés, qui peuvent l’aider au point de pouvoir construire une maison. Cela passe rapidement. Tu es simplement heureuxse pour lui. Tout le monde mériterait d’avoir la même possibilité, et ce n’est pas comme s’il vivait dans un manoir. Sa maison est certes inhabituelle, somptueuse dans le design, mais en termes de surface elle est un peu plus petite qu’une petite habitation de campagne. En dehors du salon, les pièces ne semblent pas bien grandes.
« Attends… Tu l’as dessinée toi-même ?! comprends-tu soudainement.
— Eh bien… oui et non. Je savais ce que je voulais, donc nous pouvons dire que je l’ai imaginée, mais je n’ai aucun talent en graphisme. C’est une architecte qui m’a aidé. Le résultat dépasse mes espérances, clairement. »
Ton ébahissement transparaît et cela l’amuse. Tu ne penserais même pas à réfléchir à ta propre maison ; cela te paraît à l’opposé de ta vie actuelle où tu as plutôt tendance à te plier aux logements que tu trouves. Faire construire quelque chose qui regroupe toutes tes envies… cela n’a jamais fait partie de tes projets. Même indépendamment du coût. Maintenant que tu es fascinée par cette maison cependant, tu te prends à semer dans ton esprit des rêves de grandeur.
Máni termine vos breuvages et se dirige vers le salon pour les déposer sur la table basse. Tu le suis, t’assois dans le canapé à ses côtés. Tu contemples une fois encore la vie dehors, époustouflante, en silence. Tu ne saurais dire combien de temps s’écoule avant que tu ne reviennes à toi, mais tu remarques qu’il t’observe avec un léger sourire aux lèvres.
« Que me vaut cette expression ? lui demandes-tu avec précaution.
— Rien du tout. Je t’admirais simplement. Et je suis content que tu apprécies autant la maison. Je t’accueillerai toujours avec plaisir quand tu le souhaiteras, tu sais. »
Tu sens venir la phrase de conclusion gentiment moqueuse qui te renseignera sur ce qui l’amuse ; tu restes donc de marbre.
« Et je ne te dérangerai pas, c’est promis », termine-t-il, malicieux.
La voilà. Tu as plus fait attention à sa maison qu’à lui depuis ton arrivée. Tu sais qu’il n’en prend pas ombrage, alors tu le laisses te taquiner. Tu ne peux cependant t’empêcher de rétorquer, pour la beauté du jeu au moins.
« Ne me dis pas que tu es jaloux d’une maison ?
— Bien sûr que non, je pensais seulement que tu étais venu pour me voir, mais ce n’est pas grave. Je ne suis pas vexé du tout. »
Vous continuez chacun·e ce ping-pong sarcastique durant quelques minutes jusqu’à ne plus pouvoir garder votre sérieux. Vous ne pourriez dire qui a gagné la palme de l’absurdité, mais tu apprécies partager cet humour avec lui. C’est bien l’un des seuls qui t’atteint et tu aimes échanger des piques, de fausses piques, avec quelqu’un à qui tu tiens. Ce n’est drôle que parce que tu sais que ce n’est pas vrai.
Vous vous rabattez sur vos tasses encore fumantes. Tu souffles sur les volutes, doucement, et les regardes s’éparpiller dans les airs. Dans ce moment de calme, sa présence à côté de toi se fait presque douloureuse, douloureusement proche. Tu ne sais si tu devrais t’assoir contre lui, rester à distance, lui prendre la main. Tu préfères ne rien faire, le temps que ton cœur s’apaise. Tu sens toute l’anxiété et la pression de la situation retomber sur tes épaules – tu les avais presque oubliées. Tu cherches quoi dire pour relancer la conversation et ton cerveau se transforme en tableau blanc : tu perçois nettement qu’il pédale dans le vide, qu’il court en cercle sans but. Tu t’efforces de respirer normalement, de trouver l’apaisement ailleurs.
Máni se tourne vers toi et ses yeux te happent. Presque immédiatement, tu oublies ce qui t’angoissait. Le bleu étrangement magnétique de son regard t’attire, et une fois encore, tu ne peux t’abstenir de t’y plonger à t’y noyer. Il te sourit affectueusement, heureux que tu sois là. Vous n’êtes pas très doué·e·e toustes les deux, même s’il manie mieux les mots que toi. Cela ne vous empêche pas de vous ravir d’être ensemble. Tu sirotes une gorgée de ton thé, le laisses envahir ton palais. Des notes grillées viennent rouler sur ta langue, mais le lait évite toute amertume ; tu pourrais presque penser à une tartine de pain que tu plongerais dans ton bol de cacao le matin. Avec ce temps humide et cette grisaille, tu trouves que cette boisson réconfortante convient parfaitement à ce début d’après-midi. Tu jettes un coup d’œil vers ton compagnon qui semble lui aussi apprécier votre essai. Une réussite, donc : il faudra que tu gardes la méthode de préparation.
« Bien. Un film, nous avions dit. »
Il vous ramène à la réalité. C’est vrai que vous n’allez peut-être pas passer la journée à fixer le vide. Tu as plus intéressant à faire lorsque tu es avec lui.
« En effet. Qu’est-ce que tu veux regarder ?
— Au vu du temps, je me disais… Peut-être quelque chose de tranquille ? Pas trop compliqué ou trop émotionnel. »
Il laisse s’écouler quelques secondes, puis, pensif, reprend.
« Tu sais quoi ? Cette lumière bleu-gris me rappelle le premier opus de Twilight. Tu l’as déjà vu ? »
La stupéfaction la plus absolue doit se lire sur ton visage lorsque tu demandes :
« Tu te moques de moi ? »
Tu sens que ta réponse le met sur la défensive, et c’est plus distant qu’il rétorque :
« Non, mais nous pouvons regarder littéralement n’importe quoi d’autre si l’idée ne te plaît pas.
— Non non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire ! C’est juste que c’est un film tellement ridiculisé, je ne m’attendais pas à ce que tu proposes ça. Ce n’est pas que je te considère comme quelqu’un de snob, c’est seulement… inattendu. Pour tout te dire, j’ai eu la même pensée que toi ce matin quand je me suis levée. »
Tu lui souris et espères que ta sincérité le rassure quant à tes intentions.
« Tu n’as pas tort, je ne suis pas vraiment le public cible. Et il y a plein de moments… discutables. Mais je ne sais pas, j’aime beaucoup les images, et je trouve que c’est un film drôle, la première moitié au moins. Les réparties sarcastiques de Bella alors qu’Édouard lui tourne autour me font beaucoup rire. Même s’il y a ce cliché du « je ne suis pas comme les autres filles »… et qu’Edward est tout à fait inadapté, bien sûr.
— Je ne le recommanderai pas à quelqu’un, c’est vrai, mais c’est un plaisir coupable. Comme toi, je trouve l’atmosphère très automnale. Donc ça me va parfaitement, regardons ça !
— Tu es sûr ?
— Oui, complètement. »
Une moue amusée étire le coin de ses lèvres, et il se lève pour préparer le film. Il en profite pour vous ramener un plaid chacun·e. Tu te demandes si une seule couverture pour deux aurait été trop intime, trop tôt. Peut-être. Tu t’installes confortablement, puis il se rassoit à côté de toi. Tu perçois qu’il hésite ; il croise finalement les mains devant lui et concentre son attention sur l’écran. Tu décides alors de te rapprocher de lui, légèrement. Ton épaule et ta hanche le touchent lorsque tu te places contre lui, mais tu t’arrêtes là.
Vous avez déjà vu le film plusieurs fois et échangez de temps en temps sur certaines scènes sans avoir besoin de le mettre en pause. Les mêmes vous amusent ; vous ne pouvez vous empêcher de vous moquer parfois du côté dramatique du personnage principal. Vous commencez à décrocher une fois le dernier tiers entamé et râlez en commun sur la bêtise de certaines actions, mais au moins, vous passez un bon moment. Tu te réjouis, plusieurs fois, d’avoir quelqu’un avec qui partager ce genre de choses. Tu n’aurais jamais pensé trouver cela en lui. Après tout, vos conversations ont surtout tourné autour de la littérature ou de sujets plus sérieux. Il t’était arrivé d’avoir un peu peur qu’il te juge pour ces loisirs moins raffinés. Tu ne t’en serais pas caché pour autant, mais tu sais maintenant pouvoir avouer en toute tranquillité que Grease est un de tes films préférés.
Lorsque le générique se met à défiler, vous soupirez toustes les deux. Vous ajoutez quelques commentaires : sur le fait que ceux d’après sont moins bons, même si le deuxième reste joli, que l’histoire aurait été plus intéressante sans un triangle amoureux malsain, ou qu’il est difficile de trouver des romances de qualité qui ne se révèlent pas rapidement toxiques. Après quelques mots supplémentaires, Máni te propose de tester le genmaicha latte pour l’heure du goûter. Tu t’assois à nouveau en face de lui dans la cuisine, le regardes travailler. Tu observes ses mains qui mesurent un ingrédient, puis l’autre, qui mélangent, saupoudrent une pincée de sucre. Tu aimes son air concentré. Une chaleur apaisante part de ton plexus pour se répandre dans tout ton torse, et tu ne peux t’empêcher de sourire ; tu es si bien avec lui. Tu as le sentiment de contempler l’image même de la perfection. Tes yeux glissent à plusieurs reprises vers ses longues mèches qu’il replace ponctuellement lorsqu’elle lui tombe devant le visage. Ses traits fins, ses mouvements délicats, l’arc de son dos ou le froncement de ses sourcils : si tu avais voulu créer le plus bel être humain, tu n’aurais agi autrement. Sa beauté dépasse ta compréhension et tu ne peux t’empêcher de te dire qu’il ne devrait pas exister. Parfois, au milieu de la nuit, tu te demandes s’il sera toujours là à ton réveil. Il te paraîtrait bien plus cohérent de l’avoir rêvé. C’est pourquoi tu t’appliques à imprimer chaque détail dans ta mémoire, chaque infime caractéristique.
Il se rend compte que tu l’observes et t’offre un sourire malicieux. Tu ne peux t’empêcher de rougir, mais il te sauve en posant vos nouvelles tasses devant toi, puis en reprenant la conversation. Vous restez attablé·e·s là, plus d’une heure, tant les discussions vous engloutissent tout à fait. Vous avez le sentiment de ne jamais épuiser les sujets. Et puis il y a toutes ces choses dont vous n’avez pu échanger durant votre temps à part, tous ces nouveaux romans sortis, ces plats goûtés, ces babioles d’Internet consultées. Vous pourriez parler des nuits entières sans vous ennuyer. Vous sortez de votre bulle lorsque vous vous apercevez que la pièce est devenue bien sombre. Le soir est tombé, vous vous trouverez bientôt dans le noir. Il se lève pour allumer, une lumière diffuse et douce ; malgré tout, vous clignez des yeux quelques instants.
« Il est déjà si tard… soupire-t-il. Veux-tu lire un peu avant que je commence à cuisiner pour le dîner ? Nous pouvons aussi continuer à converser. Enfin, si je ne t’ennuie pas.
— Ne dis pas n’importe quoi, tu sais que j’adore parler avec toi. Lire me tente aussi, et je ne dirais pas non à un peu de calme ; je deviens trop impliqué quand on discute, lui réponds-tu d’un air faussement dramatique.
— Faisons cela, alors. Je ne pense pas que les livres de mon bureau t’intéressent, à moins que tu te passionnes pour l’astronomie et la physique, mais j’en ai d’autres dans ma chambre, si tu veux. »
Immédiatement, tu te réveilles et toute ton attention est mobilisée. Tu essaies de ne pas le montrer, mais il t’est difficile de garder ton enthousiasme sous contrôle à l’idée d’enfin découvrir cette pièce. Tu arrives tant bien que mal à acquiescer d’un ton neutre. Tu termines les dernières gorgées, presque froides, de ta boisson : heureusement, le goût subtil du riz grillé se marie parfaitement avec le lait d’avoine, peu importe sa température. Il t’ouvre même l’appétit.
Tu suis Máni jusqu’en haut. Tu te demandais tout à l’heure s’il cherchait volontairement à éviter sa chambre, mais puisqu’il t’y invite maintenant, tu devais te faire des idées. Il pousse la porte, allume, te laisse entrer. Tu t’approches prudemment, osant à peine pénétrer dans un endroit si intime. Tu sais que tu ne pourras t’empêcher d’observer autour de toi au risque de le mettre mal à l’aise.
Tu franchis le seuil. T’arrêtes, complètement subjugué. Tu comptais agir le plus naturellement possible, mais c’est raté. Sa chambre est probablement la deuxième pièce la plus grande de la maison : plus petite que son salon, plus large que son bureau. Comme en bas, l’intégralité de la paroi qui vous fait face est vitrée. La tête de lit, un lit deux places, est accolée contre, dos au paysage, ce qui t’étonne. À sa gauche, deux grands battants transparents qui semblent pouvoir s’ouvrir directement sur l’extérieur. Tu te dis que ce doit être tellement agréable lorsqu’il fait beau. Sur le côté droit, deux larges fenêtres et un coin lecture aménagé dans le renfoncement du mur, avec des coussins en quantité et des livres qui trainent encore. Chaque centimètre carré qui n’est pas vitré est recouvert d’ouvrages en tout genre. Si le reste des pièces était jusque-là plutôt épuré, celle-ci t’apparaît bien plus chargée. Tu reconnais son style vestimentaire dans certaines draperies noires, souvent ornementées. Cependant, ce qui attire ton regard, ce sont surtout ces touches d’un vert émeraude profond ou d’or, comme le papier à lettres qu’il a finalement choisi. Ces couleurs ne font pas partie de celles qu’il porte, et tu te demandes si elles sont ses préférées ou si elles symbolisent quelque chose de particulier pour lui.
Tu te rends compte qu’il t’observe. D’abord, tu n’oses pas poser les questions qui te brûlent les lèvres. Puis tu te rappelles que vous avez décidé d’être ensemble, qu’il a même amorcé ce choix, et tu te dis que tu peux bien lui demander tout ce dont tu as envie pour mieux le connaître. Après tout, il te passionne.
« Máni, cette chambre est sublime, souffles-tu. Est-ce que tu passes souvent du temps ici ? »
Si ta curiosité le gêne, il n’en montre rien. Il apprécie au contraire que tu t’intéresses réellement à lui, même s’il ne le formule pas à voix haute. Impassible, il s’approche de l’une de ses étagères.
« Cela dépend. Lorsque j’ai besoin de me sentir seul au monde, ou au milieu des bois, oui. J’aime ouvrir et profiter de l’air frais. L’odeur de la forêt m’apaise.
— Je suis heureuxse que tu puisses profiter d’un endroit comme ça. »
Tu observes encore un peu, détectes du coin de l’œil des mots, des lettres, des notes, probablement envoyés par des ami·e·s ou de la famille. Des objets divers, des souvenirs. Et sur une bibliothèque, une sculpture en céramique d’un oiseau aux traits simplifiés, noir, probablement un corbeau. Tu voudrais tout lire, tout détailler. Tu sais cependant faire la différence entre une curiosité proportionnée et la tienne : tu le rejoins plutôt. Il te pointe tour à tour différentes bibliothèques.
« Philosophie et psychologie. Des essais sur différents sujets, principalement de la sociologie. Fantasy et science-fiction. Contemporain. Et celle-là contient un peu de tout ce que je ne savais pas où ranger. Sens-toi libre de déambuler et de choisir ce que tu veux. »
Tu reportes ton attention sur les livres et commences à en faire le tour. Tu déchiffres les titres, feuillettes, consulte les résumés. Finalement, tu t’arrêtes sur Tè Mawon, de Michael Roch. Un livre en français sorti récemment qui te faisait envie. Tu te retournes vers ton compagnon pour te rendre compte qu’il n’a cessé de t’observer, une expression à la fois amusée et tendre sur le visage. Tu parviens malgré tout à demander :
« Est-ce que tu l’as lu ? »
Il acquiesce.
« Qu’est-ce que tu en as pensé ? Est-ce que c’est une lecture compliquée, comme il y a plusieurs langues ? L’auteur a l’air d’avoir vraiment travaillé cet aspect.
— Pour être honnête, c’était en effet parfois difficile, et je n’ai pas tout compris. J’ai souvent cherché les mots français et créoles sur Internet parce que je ne suis pas assez accompli dans le premier et que je ne connais rien du second. Je pense que l’ouvrage est probablement brillant, mais je regrette d’avoir manqué beaucoup de ses subtilités. Cependant, tu l’aimeras sûrement. Et tu pourras me l’expliquer après si nous en discutons ?
— Parfait. Dans ce cas, je te l’emprunte. »
Tu saisis le livre et, voyant que Máni n’a toujours rien choisi, retournes à ses côtés pour savoir entre quels titres il hésite.
« Je ne suis pas certain de ce dont j’ai envie, justifie-t-il. Peut-être un peu de poésie. Ou… un roman avec de longues descriptions de paysages. Quelque chose comme La communauté de l’anneau ? Mais je voudrais juste feuilleter, j’ai besoin d’un ouvrage qui se lit facilement. Peut-être… »
Sa main alterne entre différents étages, différents dos, jusqu’à ce qu’il attrape Orgueil et Préjugés tout en haut de la bibliothèque. Son bras effleure presque tes cheveux. Une bouffée de son odeur te parvient, légèrement sucrée, végétale, avec une pointe de soleil. Il semble se rendre compte de votre proximité et baisse les yeux vers toi, comme aimanté. Ton cœur accélère, encore et encore, et ta seule pensée est que tu espères qu’il ne l’entende pas. Il paraît avoir tout oublié du livre qu’il a entre les mains, qu’il repose d’un air absent à plat sur la première étagère qui passe. Tu ne peux le quitter des yeux non plus. L’adrénaline te parcourt ; tu as l’impression que les atomes entre vous se sont modifiés, que les molécules ont changé de teneur, d’état, qu’elles vous agitent l’esprit et l’âme. Tu lis dans son regard amour, attirance, affection. Désir. Ces variations sur son visage attisent quelque chose en toi, pas le même feu, mais une autre émotion, plus douce, qui te réchauffe le corps. La certitude apaisée qu’il t’aime de toutes les façons. Tu ne l’avoues pas souvent, mais tu n’arrives jamais à te départir complètement de l’idée qu’il te manque quelque chose pour être considéré. Ou que ton absence de désir te rend inintéressant. Tu ressens aussi l’envie de lui faire plaisir, de répondre à la violence de cette affection que tu lis dans ces yeux, de participer à ce jeu qui, s’il ne t’attire pas en lui-même, est sûr d’apporter à tes oreilles le son de sa respiration saccadée, de ses gémissements, peut-être. Tu ne sais pas où tu te diriges, mais tu décides de t’engouffrer dans la brèche. Ici et maintenant, tu te sens en sécurité, tu sais que tu peux tout arrêter, que tu resteras en pleine possession de tes moyens et de ce qui se déroulera.
Tu pourrais te soustraire à ce climat où monte lentement une attente encore réfrénée, tu vois qu’il t’en laisse la possibilité, qu’il te laisse le choix, le contrôle. Tu n’en fais rien. Tu lui rends son regard avec la même intensité. Lorsqu’il lit cela dans tes yeux, tu entends presque sa respiration se couper, comme si la surprise de pouvoir succomber le dépassait. Des souvenirs de votre premier baiser te reviennent. Il élève lentement sa main vers ta joue, comme une question. Tu lui souris avec espièglerie : invitation pleine d’une assurance que seule la confiance entre vous peut générer. Tu t’abandonnes à cet instant, presque ; la part de toi qui surveille et protège se fait toute petite. Tu vois les barrières s’effondrer une à une dans ses pupilles bleus, comme une grande vague qui déferlerait dans son esprit. Malgré cela, tu sais qu’il ne fera rien qui pourrait te heurter.
Ses lèvres viennent dévorer les tiennes, comme une terre assoiffée absorberait la moindre goutte de pluie. Tu réponds à ses baisers de plus en plus passionnés, passes une main derrière sa nuque, l’autre dans ses cheveux. Il embrasse ton cou, se noie dans ton odeur, te serre contre lui. Il entoure ta taille d’un bras, te fait pivoter pour t’adosser contre la bibliothèque, pour te rapprocher toujours plus de lui. Tu lâches le livre que tu tenais.
« Dieux, comment pourrais-je te résister ? murmure-t-il.
— Ne résiste pas, mon amour », ne peux-tu t’empêcher de suggérer.
Tu peines à finir ta phrase lorsqu’il t’embrasse de plus belle. Tu savoures chaque seconde et le goût de sa peau, de ses lèvres. Tu aimes la sensation de ses mèches entre tes doigts, de son corps qui t’entoure. Tu te concentres sur chaque tressaillement de ses muscles, chaque saccade dans sa respiration, chaque inflexion dans sa voix. Chaque geste de sa part te laisse penser à l’adoration d’un objet sacré lorsqu’il te touche. Tu te noies dans son plaisir ; il réchauffe ton cœur.
Il descend sa main dans le bas de ton dos et te presse à nouveau contre lui, plus fort. Tu lui rends la pression de son bassin contre le tien ; vos poumons oublient comment fonctionner. Tu l’entends retenir un gémissement qui te ravit.
« Ne fais pas ça. Ne te restreins pas, à moins que tu le veuilles, lui chuchotes-tu. Je ne te jugerai jamais. »
Vous continuez ainsi quelques minutes, et sa respiration dans ton cou fait battre ton cœur un peu plus vite à chaque fois. À ton langage non verbal, il sait que tu ne souhaites pas aller plus loin et, progressivement, vous retrouvez votre souffle. Vos embrassades se font plus rares, plus douces, tout comme les contacts entre vos corps. Jamais il n’insiste ou ne te force à quoi que ce soit. Vous arrivez à une pause naturelle, et si tu t’inquiètes quelques secondes qu’il puisse être frustré, un regard vers son visage te rassure. Il a l’air épanoui, heureux d’avoir partagé ce moment avec toi. Et transpirant. Devant ses traits scintillants et son sourire, tu sens tout l’amour que tu lui portes gonfler en toi. Il est parfait.
Il recule pour te laisser un peu d’espace, pour te laisser respirer. Puis il passe une main dans ses cheveux afin de se recoiffer vaguement.
« Bien, dit-il en se raclant la gorge. Le dîner, peut-être ? J’ai bien peur que notre temps de lecture se soit tout à fait évaporé.
— Ce n’est pas grave, je crois que nous l’avons bien employé. Tu ne penses pas ? le questionnes-tu innocemment.
— Oh j’en ai la certitude. Mais est-ce que toi aussi, réellement ? Tu ne te sens pas mal, darling ? s’assure-t-il avec inquiétude.
— Je vais très bien, merci. »
Et en effet, c’est le cas. Tu ne te sens ni mal, ni oppressé, ni forcé, ni triste.
« Concentrons-nous sur le dîner », conclus-tu.
Il acquiesce, te contemple encore un instant. Il t’offre un nouveau sourire, lumineux. Tu le lui rends, puis tu ramasses ton livre, le sien, et vous redescendez dans la cuisine. Vous restez silencieuxses le temps d’absorber ce qu’il vient de se passer.
Tu t’assois d’abord au bar, puis tu décides de te rapprocher de lui. Tu as envie d’être près de lui.
« Je me disais… peut-être des tacos mexicains ? te questionne-t-il. Comme ça nous pourrons choisir différentes garnitures. »
Tu le vois sortir divers ustensiles et ingrédients.
« Ça me paraît bien. »
Maintenant que ton adrénaline s’est apaisée, tu sens la fatigue alourdir ton esprit et tes paupières. La nuit tombée qui noie les arbres dehors, et le reflet de l’ampoule dans les vitres renforcent ce sentiment. Tu espères qu’une fois que vous aurez mangé l’énergie reviendra, car tu veux profiter pleinement de ce temps avec lui, de ces instants passés dans cette maison, et de cette ambiance douce, chaleureuse, pluvieuse, qui te fait te sentir comme dans un cocon confortable loin du monde.
Malgré cela, tu as hâte de goûter la cuisine de ton compagnon. Tu es particulièrement curieuxse ; tu as tendance à considérer que la nourriture peut refléter l’état d’esprit et la personnalité de qui l’a préparée. Tu vas pouvoir en apprendre encore plus sur lui. Tu te demandes si tu vas devoir ajouter une énième ligne à la liste de ses talents. Tu n’as pour l’instant goûté que les sandwichs qu’il avait préparés, qui étaient plutôt simples, même si délicieux.
Il sort un saladier de pâte du frigo et commence à former les tacos. Tu lui proposes de découper quelques légumes en attendant, et s’il refuse d’abord, il cède ensuite. Tu tranches en petits dés du concombre, de la tomate, des poivrons. Lorsque les bases sont cuites, il les laisse reposer sur le plan de travail puis se joint à toi. Tu absorbes l’odeur toastée dans l’air et admires les cercles dorés étendus çà et là. En passant, il te caresse les cheveux et tu le trouves particulièrement attentif.
« Ne fais pas ça, lui dis-tu.
— Ça quoi ?
— En faire quelque chose de plus gros que ça ne l’est réellement. Je n’aime pas ça. J’apprécie que tu t’inquiètes pour moi, vraiment, et que tu fasses attention à mes sentiments, mais tout va bien. J’étais content de ce moment avec toi, de te faire plaisir et te sentir bien. Je ne regrette rien. Tu ne me fais pas confiance ? »
Ses épaules se détendent un peu et vous sortez du quasi-silence que vous aviez instauré. Dans ton cas parce que tu avais besoin de calme, mais il semble que dans le sien, il ne savait simplement pas comment réagir.
« Si. Je suis navré. Tu as raison. Tu as dit que tout allait bien et je te fais confiance. C’est juste que j’étais heureux de partager ce moment avec toi, et anxieux à l’idée que j’ai pu te faire te sentir obligé, ou insécure, ou quelque chose comme ça, hésite-t-il.
— Est-ce que tu as eu l’impression que j’étais en retrait, ou peu enthousiaste ?
— Non, je n’ai pas ressenti cela. Mais, et si je n’avais pas fait assez attention ?
— Tu l’as fait. Je t’ai vu le faire. Tu étais doux et attentionné. Et je me suis amusé aussi. Ne t’inquiète pas mon amour, tout va bien. D’accord ?
— Oui. Je suis heureux d’être avec toi », te sourit-il, plus apaisé.
Cela te soulage. Fonctionner ensemble redevient simple et tu sens l’atmosphère s’élever à nouveau. Vous vous concentrez sur la recette, discutez en cuisinant. Vous découpez d’autres légumes, des pousses de soja, de l’edamame, de l’avocat. Il fait également revenir des morceaux d’aiguillettes de seitan qu’il avait fait mariner en prévision de votre dîner et prépare une sauce légère. Paisiblement, vous garnissez vos petits tacos, que vous disposez sur une assiette. Le résultat révèle un plat coloré qui te donne l’eau à la bouche.
Alors que vous dégustez le fruit de votre labeur, vous conversez maintenant à bâtons rompus, comme à votre habitude. Évidemment, tout est savoureux. De là à dire que ta conclusion est liée au fait que ce soit lui qui ait cuisiné : il n’y a qu’un pas. Il te propose un sobacha latte en fin de repas. Vous vous asseyez tous les deux par terre, dans le salon, tout contre une vitre. Le calme de ce moment et la digestion t’engourdissent. De là où vous êtes, vous apercevez quelques étoiles lointaines, au-delà des nuages, que vous contemplez sereinement. Ceux-ci devraient avoir disparus d’ici demain matin. Votre regard s’attarde parfois sur une branche agitée par le vent, ou sur les gouttes de pluie qui ruissellent sur la baie et brouillent le ciel nocturne.
Tu poses ta tête sur son épaule, ta tasse fumante devant toi. Le goût du sarrasin torréfié couvre encore ta langue. Tu te sens bien. Comme si tu avais enfin trouvé ta place dans l’univers.
Tu commences presque à t’endormir.
« Pourquoi est-ce qu’il y a des tons émeraude et or dans ta chambre ? murmures-tu dans un demi-sommeil.
— Ce n’est pas une raison très profonde, te répond-il à voix basse. C’est un peu comme une tradition familiale. Ou une blague familiale. En raison de nos prénoms, il y a beaucoup de facéties autour de Forseti et moi, sur nos ressemblances avec les dieux nordiques d’après lesquels nous avons été nommés, voire le reste du panthéon. Loki, par exemple, est généralement associé à l’émeraude et à l’or. J’ai souvent reçu des cadeaux avec ces couleurs quand j’étais plus jeune parce qu’il y a moins d’informations sur Máni, et que mon tempérament rappelait Loki à mon entourage. C’était une substitution qui facilitait les choses. Je n’appréciais pas forcément ces teintes au début, mais je suppose que je m’y suis habitué et elles font maintenant partie de chez moi. C’est difficile à expliquer. Elles m’aident à me sentir mieux, plus en sécurité, plus apaisé dans ma chambre. Comme si j’emportais un peu de ma famille avec moi.
— Est-ce qu’elles ont une signification ? »
Tu fais de ton mieux pour rester éveillée et graver dans ta mémoire toutes ces informations qui t’intéressent au plus haut point.
« Eh bien, techniquement, Loki n’est associé à aucune couleur spécifique. Je ne sais pas d’où c’est venu exactement, mais ma famille a commencé à utiliser l’émeraude et l’or parce que le vert symbolise la magie, la nature, l’intelligence, parfois la malice. Et l’or est plutôt quelque chose de royal, princier en quelque sorte, ce qui correspond au caractère hautain que j’entretenais enfant. Quelqu’un a dû lancer l’idée et mes parents, mes tantes, mes oncles, les amis de la famille même, ont commencé à entrer en compétition pour trouver des objets avec ces couleurs. Un peu comme un jeu. Cela m’agaçait quand j’étais plus jeune, mais maintenant je trouve cela amusant, touchant, même.
Tu hoches la tête lentement. C’est une belle histoire. Tes yeux se posent sur le flou de la vitre et tu as du mal à les garder ouverts.
« Est-ce que tu veux dormir ici, love ? Je vois bien que tu es fatigué et tu ne devrais pas conduire dans cet état. »
Immédiatement, une vague d’adrénaline te parcourt et te donne un coup de fouet. Tu relèves la tête. Tu ne réponds pas : tout un tas de questions traverse ton esprit à grande vitesse. Est-ce trop tôt pour accepter ? Tu n’as amené aucune de tes affaires de toilettes, rien dans lequel dormir. La perspective de devoir lui emprunter un vêtement, de pouvoir garder son odeur avec toi, passe cependant devant tes yeux et te gêne autant qu’elle t’enthousiasme. Une pensée teintée d’anxiété prend sa place ; demande-t-il cela dans l’espoir de réitérer ce qui s’est produit plus tôt ? Aussitôt, tu essaies de te calmer. Il n’a jamais fait peser aucune pression sur toi. Il n’a pas insisté tout à l’heure, il semble avoir parfaitement compris ta position sur le sujet et tout en lui respire la douceur, pas l’avidité. Son attitude envers toi n’a pas changé, à aucun moment de la journée. Tu ne le perçois pas comme quelqu’un de calculateur.
Lorsque tu sors de ta transe, tu te rends compte qu’il t’observe maintenant avec inquiétude et qu’une minute a dû s’écouler sans que tu répondes.
« Beaucoup de choses viennent de passer dans tes yeux. Parle-moi, darling. Qu’y-a-t-il ? Tu n’as pas à accepter si cela te met mal à l’aise », dépose-t-il.
Ses sourcils se froncent en un pli soucieux et tu t’en veux d’avoir donné l’impression que tu ne te sentais pas assez en confiance pour rester.
« C’est juste… Je n’ai pas pris mes affaires, réponds-tu dans une demi-vérité.
— Je peux probablement te prêter ce dont tu as besoin. Est-ce tout ? »
Tu gardes le silence, mais il semble comprendre après quelques secondes.
« Je t’ai demandé si tu souhaitais dormir ici parce que tu as l’air fatigué, énonce-t-il calmement. Non pas parce que je veux obtenir quoi que ce soit de toi, ou faire pression sur toi. Si cela aide, je peux passer la nuit sur le canapé et te donner ma chambre.
— Certainement pas ! » protestes-tu.
Tu sais que ce n’est pas un piège, qu’il est simplement attentionné. L’entendre le formuler t’apaise malgré tout. La clarté et l’assurance dans son regard, l’affection et la bienveillance, finissent de convaincre ton cœur que ton compagnon dit la vérité. Tu ne peux cependant t’empêcher de demander une dernière fois :
« Est-ce que tu es vraiment sûr ? Si on dort ensemble, est-ce que tu ne te sentiras pas frustré ? Parce que tu sais que je ne veux rien.
— Je le sais. Et je ne pense pas. Même si c’était le cas, ce serait mon problème, pas le tien. Ne te tourmente pas quant à la façon dont je me sens vis-à-vis de cela, love . Ce n’est pas de ta responsabilité. Est-ce que tu souhaites plus de temps pour réfléchir à dormir ici cette nuit ?
— Non, c’est bon. Je reste », lui souris-tu.
Ton angoisse s’estompe, grâce à ses mots, sa délicatesse, sa franchise. Tu sens le poids qui pesait sur ta poitrine te libérer doucement, l’étau qui t’enserrait se relâcher. Tu peux lui faire confiance, te répètes-tu. Une fois ton esprit débarrassé de ces questions, celui-ci se tourne vers le fait que vous allez dormir ensemble. Cette fois, c’est l’excitation qui joue sur ton plexus, sur tes poumons, qui rend ton corps plus léger. L’idée de passer la nuit dans sa chambre, de partager un peu plus son intimité, de te rapprocher encore de lui fait s’affoler ton cœur.
Vous échangez quelques mots alors que vous terminez vos tasses ; il te parle de son enfance, toi d’anecdotes de ta vie. Il sent que tu n’as pas plus envie que cela de discuter cette période et n’insiste pas. Il dépose la vaisselle dans l’évier, puis revient te tendre la main pour t’aider à te relever. La fatigue rend ton pas moins stable et il te maintient contre lui le temps que tu t’équilibres. La proximité de son torse, la chaleur qui filtre à travers sa chemise, son bras qui entoure le bas de ton dos, tout cela te coupe la respiration un instant, puis tu rougis alors qu’une douce tiédeur se répand dans ton corps. Tu te sens bien contre lui.
Vous montez à l’étage où il te prête de quoi te laver les dents. Il te donne aussi l’une de ses chemises pour que tu puisses te changer. Lorsque tu rentres dans sa chambre pour te coucher, tu te sens profondément intimidé. Ton cœur bat toujours violemment dans ta poitrine. Tu ne sais pas où te placer, quoi faire, comment agir. Tu l’aperçois assis sur le bord du lit, en train de lire, et tu ne peux t’empêcher de baisser les yeux quelques instants, le temps de retrouver ta contenance. Tu relèves la tête lorsque tu l’entends fermer son livre et le poser sur sa table de nuit.
« Tu es toujours d’accord pour dormir avec moi ? » s’assure-t-il.
Tu acquiesces, puis tu t’approches. Il te contemple, te sourit. Sa lumière t’éblouit autant que son charme. Il te laisse te glisser sous les couettes sans te regarder pour éviter de te gêner. Il se couche alors à son tour. Les secondes s’égrènent et vous restez d’abord immobiles, sans savoir comment vous placer, comment vous toucher.
« Est-ce que tu veux lire un peu ? »
Tu te dis que cela te permettra peut-être de te calmer, même si tu sens la fatigue t’alourdir. Tu acquiesces. Tu trouves sur ta table de nuit le livre que tu avais choisi tout à l’heure, et après quelques pages sur lesquelles tu te concentres avec peine, vous éteignez. Allongé·e·s dans le noir, vous ne savez toujours pas comment dormir. C’est lui qui finalement étend un bras pour que tu viennes te nicher contre lui. Tu hésites à coller ton corps contre le sien, mais il te serre contre lui et tu te rapproches pour pouvoir passer ta main dans son dos à ton tour. Tu lui effleures la joue, fermes les yeux. Son odeur t’entoure, partout. Tu te sens en sécurité. Alors que tu commences à dériver, il amorce un mouvement pour reculer et tu comprends après quelques secondes qu’il a envie de toi, que cette envie se manifeste trop clairement à son goût.
« Je suis désolé », souffle-t-il d’un ton bas.
Tu perçois une forme de honte dans sa voix et cela t’atteint.
« Ne le sois pas. Ça ne me dérange pas, tu n’as pas à bouger. Enfin, si ça te met mal à l’aise, fais-le, mais personnellement je m’en fiche. Je n’ai jamais dit que j’étais dégouté par… tout ça. Je te l’affirmerai autant de fois qu’il le faudra : je ne te jugerai jamais tant que tu ne me juges pas. Je ne te blâmerai pas parce que tu ressens du désir, mon amour. S’il te plaît, ne te sens pas honteux de quelque chose qui est normal. Tout va bien.
— Tu es sûr ? Ça ne te met pas mal à l’aise ?
— Oui, je suis sûr, et non. »
Il se recouche contre toi et tu appuies ta joue contre son torse. Tu écoutes les battements rapides de son cœur, qui t’apaisent. Tu cherches sa main, la presses.
« Je t’aime.
— Je t’aime. Je suis heureux que tu sois restée », chuchote-t-il.
Tu hoches la tête. Tu es heureuxse de pouvoir savourer ce moment avec lui aussi. Votre première nuit ensemble. Avant de t’endormir, alors que ton cerveau devient trop fatigué pour filtrer tes paroles, tu demandes :
« Est-ce que tu crois qu’on se sentira toujours déprimé ? De temps en temps, je veux dire. Même si les choses s’améliorent. Je suis si bien là, avec toi, mais j’ai l’impression que si on devait faire une moyenne, vivre resterait épuisant la plupart du temps. J’ai l’impression d’un vide existentiel sans fin qu’on n’arrivera jamais à combler. Comme si la vie n’était pas assez, pas à la hauteur. Cela faisait si longtemps depuis la dernière fois que j’ai pensé qu’un moment était suffisant, épanouissant, entièrement heureux. »
Tu te rends compte que ta question sonne beaucoup plus sombre que prévu. Ce n’est pas que tu te sentes déprimée, pourtant, au contraire, seulement que la nuit est plus propice à ce genre de conversations.
« Est-ce que tu souhaites une réponse honnête ou optimiste ?
— Les deux. »
Tu perçois dans le timbre de sa voix qu’il s’endort aussi. Son articulation devient plus lente, ses idées plus difficiles à rassembler.
« Je pense… Je pense que cela peut s’améliorer. Je pense que si nous comprenons mieux les moments où nous nous sentons déprimé·e·s, nous pouvons créer des pare-feux, et éviter cet horrible sentiment la plupart du temps. Se reposer suffisamment, travailler sur des choses intéressantes, rencontrer de vrais amis, vivre dans un espace qui nous plaît. Voilà la réponse optimiste. Tout peut s’améliorer. »
Il laisse passer tant de temps avant de continuer que tu te demandes s’il n’a pas sombré dans le sommeil. Finalement, il reprend la parole dans un chuchotement.
« Mais je crois qu’il y aura toujours des moments où ce sentiment de vide reviendra. Je pense que les choses s’amélioreront, mais je ne suis pas certain d’à quel point. Peut-être que la plupart du temps, dans ma vie quotidienne, je ne me sentirai pas mal. Dans le meilleur des cas, je me sentirai même bien, épanoui, et je ne vivrai plus seulement cette espèce de neutralité qui ne rime à rien. Je ne pense pas sincèrement que cela arrivera, mais admettons. Même dans ce cas, je crois que je me sentirai toujours très en souffrance parfois, et qu’une fois seul, allongé dans le noir, je deviendrai à nouveau distant, incompris, isolé, vide. Comme si la vie n’était pas assez, en effet. Comme si je manquais quelque chose, quelque chose que je ne trouve que dans les livres, dans l’art, mais pas ailleurs. Sans jamais savoir ce qu’est ce « quelque chose ». Peut-être est-ce simplement une forme d’anxiété, que rien de tout cela n’est réel, mais pour moi c’est réel. J’ai souvent l’impression que je ne sais pas qui je suis. Je ne sais pas non plus comment les autres me perçoivent. Je ne sais pas qui je veux être. Ou ce que je souhaite de la vie. Je veux me sentir aimé, compris, entouré, mais je n’aime pas passer du temps avec les autres le plus souvent et cela me fatigue. Je veux être heureux, mais pas au point de devenir irrationnel. Et parfois, je me demande si la vie n’est, peut-être, simplement pas assez bonne. Peut-être la vie est-elle honnêtement et objectivement décevante. Peut-être est-ce la dépression qui parle, je ne l’exclus pas. Je ne dis pas que la vie ne vaut pas que nous nous battions pour elle. Après tout, nous n’en avons qu’une. Mais je me sens inadéquat, inadapté, et je ne sais pas qui de moi ou du monde est le véritable problème. Pourquoi me demandes-tu cela ? »
Tu voudrais répondre, mais tes yeux se ferment sans que tu puisses les en empêcher. D’une certaine manière, entendre quelqu’un d’autre formuler à voix haute ce que tu as toujours pensé, voir que tu n’es pas seule, que l’amour de ta vie partage une opinion similaire, te fait du bien autant que cela te rend triste. Même si cela n’étanchera pas le vide dans ta poitrine le moment venu. Tu t’endors, bercé par le bruit de sa respiration.