5

Aloyse Taupier

lundi 25 mars 2019

Papier, violette, filante

Vingt-troisième papier

*

Bien. Bien, bien, bien. Qu’est-ce que tu fais maintenant ? Bravo, c’est du grand art, tu n’as besoin de personne pour te mettre dans des situations délicates, on dirait ! Alors voilà, je t’entends te plaindre : « Oui, je n’aime pas les événements inattendus, l’imprévu est compliqué à gérer pour moi ». Du bla-bla, apparemment ? Parce que, si l’on regarde le tableau : comment agis-tu, je te le demande ?

Exactement, tu prends des décisions parfaitement irrationnelles, et sur un coup de tête en plus ! Qu’est-ce que tu veux préparer, je te le demande une seconde fois, si tu fais n’importe quoi ?

Alors ? On ne dit plus rien ? L’information vient gentiment de percuter le cerveau, cinq minutes plus tard ? Tu t’en rends compte à présent ? Oui, la prise de conscience n’est pas facile oui, je confirme. Je supposais bien que ça n’allait pas te plaire. De la réflexion, on avait dit. Prendre son temps, peser le pour et le contre, évaluer les conséquences, ça ne te rappelle pas quelque chose ?

Maintenant que je le mentionne, ça te revient oui, forcément. C’est un peu tard, si je peux me permettre. Tiens, ne serait-ce pas la panique que voilà ? Bonjour la panique, comment vas-tu vieille brigande ? Ça faisait quoi, bien une semaine qu’on ne t’avait pas vue ? Oui effectivement, je t’avoue qu’on n’avait pas pensé te retrouver si tôt, mais que veux-tu : on a beau se préparer autant que possible, cette andouille-là ne suit jamais rien. On avait même créé des petites phrases types à utiliser en cas d’interactions douloureusement sociales. Forcément, on n’avait pas prévu de situation où ce crustacé-là allait prendre l’initiative, comme ça, de lui-même. En même temps, quelles étaient les probabilités que cela arrive, je vous pose la question ! Toi, la panique, tu l’aurais cru si je t’avais dit que cette bestiole-ci allait, d’elle-même, se lancer dans une interaction ? Non, bien sûr que non, personne ne l’aurait cru. Je ne l’aurais pas cru non plus. Tant pis, tu me diras. C’est fait. Beau travail au passage, la panique. Tu donnes tout aujourd’hui, je sens le cœur qui carbure à plein régime. La jauge du sentiment d’oppression grimpe bien aussi.

Non. Non, je ne t’aiderai pas, toi, je ne veux rien entendre. Tu te débrouilles. Moi j’en ai ma claque. On élabore des petits plans bien soignés, bien ciselés, et toi tu ne respectes rien. « Qu’est-ce que je vais faire » ? C’est ton problème, ça. Je ne vois pas en quoi ça me concerne. Non, je ne veux rien savoir. Hors de question. Débrouille-toi. Oh, ça va bien. On se saigne sang et eau, et voilà ce qu’on récolte. On ne m’y reprendra plus, moi je te le dis. Enfin, mais non tu ne vas pas en mourir, tu dramatises toujours tout. Bien sûr que tu as peur, c’est normal, je comprends. Ne fais pas cette tête-là, ça ne prend pas avec moi, et puis la situation n’est pas si grave. Bon, attends une minute. La panique ? Dis-moi, tu as effectué un sacré boulot aujourd’hui, vraiment ! Très très beau travail, je le pense. Le cœur qui chavire, les poumons qui inspirent sans expirer, la gorge qui se cloisonne, les mains qui s’emprisonnent : personne ne t’égale. Que dirais-tu de t’arrêter un peu et de prendre ta journée ? Tu l’as bien méritée, je t’assure. Ne te fais pas prier, allons, puisque je te le dis. C’est ça, voilà, bonne soirée et à la prochaine ! Pas trop vite, j’espère !

Bien, à nous deux. C’est tout moi ça, je ne peux pas résister à ton âme en détresse. Enfin, attelons-nous donc à la tâche. Que vas-tu faire, tu me le demandes ? Eh bien, tu vas y aller, pardi, et tu vas même y aller franchement ! Tu lui as donné rendez-vous pour aller boire un verre. Bon, très bien. C’était insensé, mais c’est trop tard. Maintenant, il faut assumer et assurer. Tu vas y aller, et tu vas flamboyer plus vivement encore que Sirius. Non, ne commence pas à objecter. Tu me supplies de te donner mon avis, je te le donne, après tu en fais bien ce que tu veux. Si, en dépit de tout le bon sens le plus élémentaire – ton bon sens personnel, du moins – tu as pris la décision d’agir, c’est que ça te taraudait. Ne me dis pas le contraire, je te connais mieux que toi-même ; tu n’aurais jamais osé si ça ne te revenait pas régulièrement à l’esprit. Tu as voulu mettre un terme à cette situation qui parasitait tes pensées tous les jours. Tu peux te traiter de tous les noms que tu trouveras, je pense que ce n’était pas un acte incohérent. Alors hop, trêve d’apitoiements, on a une soirée à préparer, toi et moi ! Il s’agit de faire les choses bien pour ne pas s’encombrer de regrets !

Tu ne vas peut-être pas passer une heure à décider de comment t’habiller, par contre ? On a peut-être d’autres éléments un peu plus intéressants auxquels penser ? Tu vas voir, regarde bien : on va résoudre ça en cinq minutes. On part sur une tenue plutôt décontractée, grande occasion, entre les deux ? Quelle image veux-tu donner ? Tu ne sais pas ? C’est bien, on avance, dis. Je te propose l’entre-deux : ça ne sert à rien d’adopter une tenue qui ne te reflète pas, pas vrai ? D’un autre côté, y apporter du soin peut rendre l’occasion spéciale pour toi. Peu importe ce que pensent les autres – même lui, oui – ce qui compte c’est que tu te sentes bien. Tu confirmes ? Parfait, voilà qui est réglé. Il nous reste à revoir les interactions et ton attitude. En espérant que cela soulage un peu ta montagne d’anxiété. Anxiété dont, au passage, tu ferais bien de t’occuper aussi un de ces jours. Enfin, moi je te dis ça…

Déjà, premier point d’intérêt : même si c’est le champ de bataille dans ta tête, garde une contenance. Profite du moment, ne te recroqueville pas du début à la fin comme si tu étais sous l’eau. Respire, prend le temps. Le stress t’englue ; c’est normal. Il est éreintant et t’a freiné de si nombreuses fois. Ne tombe pas pour autant dans le piège de trop te concentrer sur toi et de rater la moitié de la conversation. Ce serait dommage, tu voulais justement discuter plus amplement. Observer l’alchimie. La résonance. Parle sincèrement, réfléchis tranquillement à tes réponses, soit à l’écoute de ce que tu ressens, de son âme et de son cœur. Essaye simplement d’être toi-même, c’est tout ce qui importe. Aborde les sujets qui te plaisent, pose-lui les questions que tu veux, tu verras vite si vous vous entendez. Si ça te rassure, fais donc une liste de ces questions qui t’intéressent et des sujets que tu aimerais partager avec lui. Quitte à ruminer cette rencontre en boucle, autant en profiter pour en tirer quelque chose. Cependant, ne t’enferme pas dans cette préparation si tu veux tenter autre chose sur le moment. La spontanéité a ses avantages, tu sais. De toute manière, oui, tout ça tu le sais déjà, je ne t’apprends rien. Je me contente de te le rappeler. Essaye simplement de faire au mieux et de suivre ce qui est important pour toi. Ce que tu regretteras de ne pas avoir fait a posteriori. Allez, ne perdons pas de temps, il nous reste une heure avant de partir, hauts les cœurs ! Grâce à moi, tu vas passer un rendez-vous aux petits oignons.

Voilà, nous y sommes. Respire, calmement. Profondément. Voilà, encore une fois. Ça va bien se passer, tu verras. De toute manière, si ça ne se passe pas bien, ça te fera toujours une expérience intéressante.

Tu as demandé à le voir soudainement, comme si tu manquais d’air depuis trop longtemps. Comme si tu n’en pouvais plus. Comme si tu te retenais depuis tant de jours, de semaines, de mois, et que tu y avais mis tellement d’énergie, que tu n’avais plus d’autres choix que d’abdiquer, de solliciter un peu d’oxygène, rien qu’un peu. Qu’importe les conséquences. Tu avais épuisé toutes les solutions et aucune ne fonctionnait. Il fallait que tu le voies. Souviens-toi de cela, et profite. Grave cette soirée dans ta mémoire, imprègne-toi de tout, et ne laisse rien s’envoler. Pas le moindre fragment.

Il arrive, allez, accroche-toi. C’est vrai qu’il n’est pas mal. Respire, tout se passe bien. Voilà, vous vous asseyez. Je vois bien que la nervosité colonise tes mains comme des fourmis : courage. Note qu’il préfère se placer face à la salle. Ça tombe bien, toi c’est l’inverse. Il a l’air d’être capable de mener la conversation, ça aussi c’est arrangeant pour toi. Il est plutôt gentil, tu as remarqué comme il fait attention à toi ? Très prévenant. Oui, tu rougis. Tu crois qu’il est comme ça tout le temps ? C’est fou, il existe vraiment des gens comme ça ? Tu as toujours du flair pour repérer des personnes très particulières. Tu te commandes encore un sirop de kiwi ? C’est original ça, pas du tout ce que tu prends à chaque fois. Je vois qu’on reste dans sa petite zone de confort pour se rassurer. Lui a des goûts que tu ne croises pas tous les jours.

Il vient de passer sa main dans ses cheveux mi-longs – je note que tu as relevé ce détail – et cela t’est presque douloureux. La vision que tu as de lui, guidée par tes sentiments, t’étreint le cœur et ravit tes yeux.

Ce n’est pas vraiment qu’il sache faire la conversation, mais plutôt qu’il peut évoquer longuement ce qui l’intéresse. Il est stimulant et tu ne t’ennuies pas comme d’habitude. Tu pourrais l’écouter parler pendant des heures, même de ce qui ne te passionne pas, juste pour t’abreuver de sa voix. Elle te berce.

Il va sur des terrains qui t’intéressent aussi, ça te permet de discuter plus aisément. Il t’ouvre des occasions de t’exprimer longuement aussi. Tu l’admires en tant que personne, de manière raisonnée. Tu l’admires objectivement. Juste ce qu’il faut. Tu viens de louper ta phrase là, elle ne veut rien dire, tu as dû oublier un mot en m’écoutant. Pas de panique, reformule-la différemment, ça n’a aucune espèce d’importance. Ne me fait pas le coup de te mettre mal pour la moindre petite chose, pas ce soir. Regarde, lui ça n’a pas l’air de le perturber plus que ça, alors il n’y a aucune raison pour que toi, ça te perturbe. Rattrape la conversation, tu as perdu le fil.

Ne fixe pas trop ses mains. Je sais que ça te rassure, mais tu regretteras de ne pas avoir profité plus de son visage. Oui, c’est vrai, il a de belles mains et des poignets charmants, je te l’accorde. C’est vrai, mais fais-moi confiance et regarde-le. Il sourit ; tu vois, ça en valait la peine. Flamboyant, lumineux, capable de réchauffer et de panser un cœur. D’éclairer un instant, ou plusieurs. Il a noté que tu avais fait un effort, il a compris, et ça lui a fait plaisir. Il m’évoque le soleil ; en une seconde à peine il t’enveloppe, drape tes épaules et embellit tes jours. Et son regard, tu as vu son regard ? Bien sûr que tu l’as vu. Même toi qui évites autant que possible de croiser celui des autres, tu n’as pas pu décrocher. Il ne s’est pas détourné non plus.

Tu aurais voulu rester ainsi, toujours. L’électricité a parcouru tes veines et tu étais bien. Juste bien. Pendant cet instant, tu ne m’entendais plus. Plus rien d’autre n’avait d’importance. Tu vois, tout se passe bien. La soirée est belle et je vais te laisser en profiter. Je la mets en veilleuse. À plus tard.

Commentaires

Oooh, mais cette fin !
Aloyse, sans rire, j'ai l'impression de te lire décrire la vérité qui sommeille au fond de moi à chaque Papier, principalement les plus contemplatifs comme celui-ci. Et déplier ce dernier après avoir tout juste relu le dernier chapitre d'Ocrit m'a fait... un drôle d'effet, vraiment. Comme si, quelque part, la galaxie de Lumière s'était retrouvée dans le kaléidoscope de tes contemplations. Une fois de plus, et sûrement pas la dernière, merci :)
P.S. : "Avant, il n’y avait rien : ni espace, ni temps."
 1
lundi 25 mars à 11h41
Oh, ça me fait super chaud au cœur d'entendre ça :3 Je suis très très fan de tes descriptions dans Ocrit et dans L'Immortelle, surtout les moments très contemplatifs que je trouve extrêmement bien gérés, alors la boucle est bouclée ! On a la même façon d'approcher nos mondes, je crois bien :p Lire le dernier chapitre d'Ocrit aura une saveur toute particulière, je n'ai pas de doutes là-dessus ; j'ai hâte :3 Merci beaucoup à toi !
 1
jeudi 28 mars à 11h52
Oui, je pense que nos contemplations doivent se ressembler. En fait ça ne m'étonne pas, vu comment je me retrouve dans tes Papiers. Merci pour ces jolis compliments :3
 1
dimanche 31 mars à 22h15
Wow...
En effet, après la lecture du dernier chapitre d'Ocrit, ça fait tout drôle. Vous évoquez les mêmes thèmes avec une sensibilité toute particulière.

Ce papier est touchant. Sa lecture est comparable à une marée montante qui nous berce et nous apporte son lot de surprises, de découvertes. On s'y noie et on s'y plait. Et puis, les derniers mots arrivent, la mer se retire, et on se sent... étrange. Apaisé. Quelque chose s'est passé en nous. Tu nous laisses des paillettes de sel dans le cœur.

Je ne m'attendais pas à cette fin, d'ailleurs ^^ On se sent tellement bien dans cette contemplation que le coup du plantétarium, c'est un peu comme la lumière dans la tronche à la fin de la séance de cinoch. Retour à la réalité. "Oh nooon c'est fini" haha.

Très sympa :)
 2
jeudi 28 mars à 17h48
C'est si mignon ! La petite voix vénère est excellente. Tu arrives vraiment à aborder une multitude de thèmes différents en un seul texte !
 0
vendredi 27 mai à 12h02