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Aloyse Taupier

samedi 25 juin 2022

Lierre

Chapitre 9

Sur le parvis de l’école, Madame Rivière les attendait. Elle s’enquit du déroulement de leurs précédents cours et les écouta patiemment raconter en vrac : Monsieur Chêne, les dodos, les cigognes, les cookies. Elle fut satisfaite de voir que le plaisir de vivre à Hedera animait toujours sa classe. Tout en continuant à discuter, elle les mena au grand bâtiment gothique dans lequel iels résidaient actuellement, mais s’arrêta au premier étage. Les escaliers ainsi que l’ascenseur débouchaient non pas sur un couloir comme pour leurs dortoirs, mais sur un petit sas. Au fond de la pièce, deux hauts battants de bois, peints d’une couleur similaire à l’humus, barraient le passage. Des arabesques vert clair spiralaient sur leur surface.

« Nous allons entrer dans la salle commune qui appartient au groupe Vertemps, indiqua leur professeure. La plupart de ses élèves sont encore en cours, cependant un petit nombre avait du temps libre ; iels ont proposé de vous accueillir et de répondre à toutes les interrogations que vous pourriez avoir. Je compte sur vous pour profiter de cette occasion. Il n’y a pas de question bête, demandez tout ce dont vous avez besoin pour vous aiguiller dans votre choix. N’hésitez pas non plus à visiter, à prendre votre temps, à vous imprégner de l’ambiance de travail et de vie. Tout le monde est prêt ? »

L’enthousiasme de la classe était perceptible.

« Bien, allons-y. »

Elle toqua poliment à la porte. Peu après, un grand garçon en chemise et à lunettes vint leur ouvrir. Ses cheveux mi-longs bouclaient abondamment ; sa peau était légèrement hâlée, ses yeux verts. Il les accueillit chaleureusement :

« Bonjour Madame, bonjour les premières année, bienvenue dans notre salle commune ! Prenez vos aises, faites comme chez vous, seules les portes que vous voyez sur les bords de la pièce sont hors limites.

— Bonjour Medhi, merci pour votre présence cette après-midi. Je les laisse à vos bons soins ; je reviens les chercher dans une heure. Je compte sur vous pour leur expliquer le fonctionnement du groupe, ainsi que des salles communes. Si besoin, vous savez comment me joindre. À tout à l’heure. »

Elle jeta à ses élèves un regard appuyé, puis quitta la pièce. La classe prit alors le temps d’observer le lieu dans lequel elle venait de mettre les pieds, et la mesure de ce qui s’étalait devant ses yeux. La salle était immense : elle traversait probablement l’intégralité de l’étage, avec les chambres sur les côtés. Le plafond s’élevait à hauteur classique d’une maison, mais des centaines de plantes y étaient suspendues. La majeure partie du sol, une terre fertile recouverte d’herbe drue, se constellait de nombreux espaces clôturés de rondins où poussaient divers légumes, fleurs, aromates et végétaux en tout genre. Certains endroits, notamment près des portes des chambres, emplissaient la pièce de couleurs, car la flore qui s’y épanouissait semblait avoir été rassemblée et harmonisée par teintes, que ce soit celles des tiges, des feuilles ou des pétales. D’autres, au contraire, offraient toutes les nuances de vert dans un vaste camaïeu qui épousait les tons dominants de la salle. Des odeurs d’herbe coupée un soir d’été, de sous-bois humide et de troncs moussus gorgeaient les poumons des élèves chaque fois qu’iels humaient. Le sol formait un tapis moelleux sous leurs chaussures, si moelleux qu’il leur donnait envie de s’y allonger.

Vlad et Alby se jetèrent un coup d’œil en coin : instantanément, iels virent dans les pupilles de l’autre la flamme qu’allumait la vision de toutes ces plantes. Iels avaient déjà eu l’occasion de discuter avec passion, au détour d’un couloir, de la nature de Monsieur Chêne, ainsi que de leur amour commun du règne végétal. Cette pièce aurait pu animer leurs conversations durant des jours entiers. La variété des espèces dont s’occupaient les élèves de Vertemps s’étendait à perte de vue, et la moitié, au moins, leur était inconnue malgré leur savoir. Ici, une grande fleur jaune à la tige violette et aux feuilles crénelées oranges, là, un buisson bleuté couvert de petites baies rose pâle, une plante grimpante parsemée d’un genre de violettes couleur crème, ou encore une sorte de ficus en pot donc les branches spiralaient étrangement. Où qu’iels posent leur regard, leur curiosité flambait de plus belle comme un brasier qu’on aurait alimenté en continu.

Au sol, des chemins de dalles traversaient la salle de part en part et permettaient de passer d’une aire à l’autre. À leurs côtés scintillaient les mêmes chemins translucides que partout ailleurs dans l’école. En divers endroits émergeaient des zones de plancher où s’étalaient canapés, coussins, tables et poufs de toutes tailles, toutes teintes. Des élèves y travaillaient, s’y délassaient, lisaient ; iels les saluèrent toustes d’un chaleureux signe de main lorsque la classe d’Ambrose s’avança dans la pièce. De nombreuses guirlandes à la lumière tamisée sinuaient entre les plantes suspendues, et une multitude de petites loupiottes dérivaient dans les airs un peu partout, sans que les premières année ne sachent bien déterminer leur provenance ni de quoi elles étaient constituées.

Ambrose se sentait profondément émerveillé·e ; iel avait le sentiment d’avoir plongé dans un paysage de conte. Partout où iel posait son regard, le ravissement l’étreignait. Iel était tellement ému·e, ses yeux en débordaient presque. Amine, plus fasciné qu’émerveillé, effleura d’une main soutenante son épaule pour partager un peu de son émotion. Il imaginait sans mal ce qu’iel pouvait ressentir.

Medhi, qui les avait accuelli·e·s à leur arrivée, les laissa déambuler quelques minutes. Il leur proposa ensuite de leur faire visiter la salle de manière plus guidée et leur fournit pléthore d’explications sur tout ce qui pouvait les interpeller. Il emprunta l’un des chemins de dalle et s’arrêta près d’un modeste jardin où poussaient des carottes, des navets et un autre légume rosé en forme de cœur dont les feuilles rebiquaient.

« Comme vous pouvez le voir, nous possédons beaucoup de plantations. L’une des règles de notre groupe stipule que tout le monde peut recevoir un bout de terre s’iel le souhaite. Au départ il y avait largement la place pour que chaque élève commence son propre jardin ; aujourd’hui il faut trouver quelqu’un qui partagera avec vous son emplacement. Cependant, il n’y a jamais eu de problème jusque-là : n’importe quel membre accepte volontiers. Cela permet de rencontrer une nouvelle personne avec qui discuter des plantations, et quelqu’un sur qui compter pour s’occuper de ses pousses en cas d’absence. Vous verrez que nous sommes toujours ravis d’accueillir de nouveaux et nouvelles venu·e·s. »

Il se retourna, puis désigna la multitude de plantes suspendues :

« De la même manière, tout le monde peut obtenir une plante dont iel aura la garde lors de son arrivée dans le groupe. Il est possible de choisir parmi toutes celles qui vivent ici, on vous fera une bouture avec plaisir, mais vous pouvez également en ramener une de l’extérieur, du jardin d’été, voire de la serre sur le toit si vous recueillez les autorisations nécessaires. Vous pourrez alors l’accrocher avec les autres, et vous devrez veiller à son bien-être durant toute votre scolarité.

— Et après notre scolarité, questionna Vlad, qui s’en occupe ?

— Vous pouvez l’emmener, bien sûr, mais vous pouvez aussi la léguer à quelqu’un des années inférieures en qui vous avez confiance. C’est généralement une preuve de grande amitié. »

Il n’en manquait pas beaucoup pour que Vlad et Alby soient pleinement conquis. Amine, s’il éprouvait peu d’intérêt pour les plantes, trouvait le geste touchant et révélateur de l’ambiance de la maisonnée. Lui aussi se sentait à son aise, ici. La verdure de la pièce lui donnait le sentiment de se promener au grand air, et l’impression d’être à l’abri des regards, perdu dans une cité au milieu de la forêt où personne ne pouvait le déranger dans ses réflexions. L’atmosphère était calme, l’agitation minimale, le bruit uniforme et doux. Ce devait être agréable de travailler ici.

« Et qu’est-ce que vous faites des légumes que vous récoltez ? interrogea Alby.

— Nous en offrons une partie aux cuisines, ça leur fait des légumes frais en plus et ça peut servir à décorer les plats. Pour le reste, en général on les garde. On les met à mariner dans du vinaigre, on en fait parfois des bâtonnets, ou on les prépare de la manière qui nous inspire le plus le jour J : en tout cas on les transforme en tout ce qui peut être grignoté lorsqu’on a un petit creux. Ça permet d’assouvir ses envies sans trop se pourrir la santé, c’est un compromis qui a été accepté à la majorité. »

Il continua son tour de la pièce, dispensa quelques explications supplémentaires, leur montra les machines à jus alignées dans un coin ; iels les avaient obtenues lors d’années précédentes grâce à des collectes de fonds et des évènements. N’importe qui pouvait récolter ses légumes ou ses fruits, les presser quand iel avait besoin d’un peu d’énergie, puis jeter les restes au compost. Cette initiative plaisait beaucoup à Robin qui, outre son amour des boissons fraîches, appréciait également que tout soit pensé pour éviter les déchets. Medhi leur proposa enfin de s’installer où iels le voulaient. La classe s’éparpilla pour rejoindre les groupes d’élèves qui peuplaient les espaces de repos.

Vlad, suivi de Robin, Céleste et Raphaëlle, s’affala dans un canapé, Ambrose s’assit sur un pouf près d’Alby, et Amine se trouva un fauteuil confortable. Toustes s’étaient installé·e·s autour de deux tables de jardin sur lesquels des membres de Vertemps avaient dispersé leurs cahiers, leurs ordinateurs, et un bol de berlingots. Chacun·e se présenta, les conversations se nouèrent progressivement, et bientôt, tout ce petit monde discutait amicalement. Medhi faisait le tour des élèves ; il arriva finalement à leur niveau et se joignit un instant à elleux.

« Je vois que vous vous acclimatez bien, constata-t-il en souriant. Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? Des interrogations auxquelles je n’ai pas répondu ?

— Moi je voudrais en savoir plus sur votre fonctionnement, déclara Céleste avec aplomb. Comment vous vous organisez ? Qui fait quoi ? Qui s’occupe de toutes ces plantes ? Il y en a bien plus qu’une par personne. Comment vous travaillez ? »

Il se passa la main dans les cheveux, et son rire, léger comme un carillon, s’éleva dans les airs.

« Tant de questions ! Je vais essayer de te répondre à la hauteur de ton entrain. Pour vous expliquer simplement les choses, disons que nous fonctionnons principalement en communauté. Nous tenons régulièrement des réunions pour parler d’éventuels problèmes, de changement de règles ou de système d’organisation, des projets en cours, puis nous votons à la majorité. Comme je l’ai évoqué tout à l’heure, tout le monde peut avoir une plante et un morceau de jardin, mais il est aussi courant pour les personnes qui n’en ont pas de donner un coup de main aux autres. De manière générale, si quelqu’un demande de l’aide, il est assuré de trouver du soutien et un écho à son appel parmi nous. La grande majorité des membres de ce groupe se porte volontaire sans rechigner. Iels savent que le jour où iels en auront besoin, quelqu’un leur rendra la pareille. Pour ce qui est du travail… Ça dépend. Il y en a qui préfèrent étudier seuls, d’autres en collectif. Les deux sont possibles et tout le monde veille à ce que chacun soit respecté dans ses envies. Nous faisons beaucoup d’activités en commun, mais si quelqu’un veut de l’air, il ne sera jamais mis à l’écart pour cette raison. De la même façon, pour beaucoup, travailler signifie s’étaler et éparpiller ses affaires pour tout avoir sous les yeux et à portée de main. Par conséquent, chacun est autorisé à mettre le bazar dont il a envie à la condition que cela ne dérange pas les autres et que cela n’empiète pas sur leurs platebandes… au sens propre comme au figuré ! Les personnes qui recherchent beaucoup de rigueur et d’ordre s’installent généralement sur des tables à part lorsqu’elles ont besoin de se concentrer, mais tant que chacun et chacune respecte le fonctionnement d’autrui, la cohabitation se passe à merveille.

— Globalement, intervint un élève de deuxième année assis près d’elleux, tout le monde s’apprécie et s’entend grave bien. J’ai jamais vu un groupe où les choses se déroulaient aussi tranquillement. C’est rare qu’on ait des conflits et on arrive facilement à les résoudre quand c’est le cas. Perso, je suis hyper bien dans ce groupe : j’ai enfin trouvé des gens avec qui je peux être bordélique sans que ça dérange. Je me sens pas jugé et je sais que je recevrai toujours du soutien si j’en demande. Je crois qu’on peut pas rêver mieux.

— Moi j’oublie tout le temps de prendre du repos ou des moments pour moi, ajouta une élève de dernière année, parce que je me laisse absorber dans mon travail. Mais les autres membres du groupe veillent sur moi ; iels m’aident à penser à faire des pauses, me proposent de participer aux activités avec elleux. Ici on prend soin les uns des autres. On fait attention à l’humeur de chacun et on essaie de faire en sorte que tout le monde soit heureux. Si on s’oublie trop, qu’on ne s’occupe pas assez de soi, il y aura quelqu’un pour nous le rappeler. On a un bon fonctionnement. Ça peut ne pas plaire, mais moi j’en suis satisfaite. »

Amine, Ambrose, Céleste, Vlad, Raphaëlle, Alby, Robin, toustes écoutaient avec concentration. L’avis des élèves de Vertemps allait, après tout, les aider à faire leur choix. Il était clair que ce groupe avait l’air profondément épanoui : tout le monde y était aussi accueillant et chaleureux que ce que renvoyait leur salle commune. Il y avait un esprit de communauté, une entente mutuelle, implicite. Jamais iels n’avaient rencontré un endroit où toustes se soutenaient ainsi spontanément, sans rien demander en retour. En un sens, tout semblait plus simple ici, plus fluide. Quelque chose de rassurant émanait de l’atmosphère. Vertemps leur rappelait une forêt, où chaque être vit en symbiose avec ses congénères. Cela leur donnait à toustes envie de faire partie de ce tout. Iels savaient qu’iels devaient réserver leur décision tant qu’iels n’avaient pas visité les trois salles communes, mais les deux autres risquaient de leur paraître fades en comparaison.

Ambrose se renfonça dans son pouf ; iel réfléchissait. Iel laissa ses yeux fureter un peu partout dans la pièce, s’arrêtant sur les loupiotes inconnues qui vagabondaient dans les airs.

« Medhi ? Que sont ces lucioles, là-bas ? » osa-t-iel finalement demander. La bienveillance avec laquelle sa classe avait été accueillie déliait sa langue.

« Oh, ce sont simplement des lumières, rien de vivant ! C’est un sort que vous apprendrez cette année. Comme c’est mignon, on aime bien en lancer quelques-unes de temps en temps, pour le plaisir. Elles participent à l’ambiance. Ce sont juste des boules lumineuses qui se déplacent aléatoirement jusqu’à ce que le sort soit épuisé, rien de plus. Enfin… je dis rien de plus, mais la rumeur court qu’elles auraient aussi une influence bénéfique sur la croissance des plantes. Pour le moment, c’est difficile à évaluer, on surveille. Ce qui est sûr c’est qu’elles n’ont pas d’impact négatif. Mais esthétiquement, elles font leur petit effet ! C’est encore plus joli quand il fait nuit ; vous le verrez peut-être l’occasion, termina-t-il en souriant largement. »

Ambrose hocha la tête, puis redevint silencieux·se. Bien sûr, ce groupe et cette salle lui plaisaient beaucoup, mais iel ne savait pas encore s’iel les choisirait. La perspective de risquer de rater la vision de ces lueurs au milieu des plantes, le soir, entachait un peu son enthousiasme premier. Devant sa mine déconfite, Medhi s’empressa cependant d’ajouter :

« Ah mais je ne dis pas ça pour que vous rejoigniez Vertemps ! Vous aurez sûrement l’occasion de profiter du spectacle dans tous les cas ! Pardon, je me suis mal fait comprendre. En fait, même si vous n’intégrez pas Vertemps, vous pouvez venir passer du temps ici ponctuellement si ça vous fait envie. Bien sûr, il ne faut pas que tout le monde se déplace en permanence, mais il y a une certaine tolérance pour les visites. Du moment que ce ne sont pas de trop gros groupes, on accepte les non-membres de temps en temps, et c’est pareil dans les deux autres maisons. Ce n’était pas comme ça à la base, mais tant qu’il n’y a pas de problèmes, l’école nous laisse le champ libre pour nous organiser un peu comme on l’entend. Cette autonomie est hyper appréciable et hyper pratique. Il n’y a pas de salle commune qui soit meilleure, ça dépend surtout de notre humeur et de ce qu’on recherche à ce moment-là. On n’a jamais eu de soucis pour le moment. Ce n’est jamais arrivé non plus que des dizaines d’élèves décident soudainement de nous envahir, ajouta-t-il en riant. Nous fermons parfois quand on a besoin de tranquillité et de calme, mais en dehors de ça, la porte reste ouverte à toustes. »

Ambrose se sentit rassuré·e. Iel n’avait plus à faire peser dans la balance les regrets qu’iel aurait eus de ne plus jamais pouvoir profiter de cette pièce si particulière. Iel pourrait choisir son groupe en fonction de ce qui se révèlerait le mieux pour ellui, pas seulement de l’émerveillement que lui procureraient les salles. Quelque part, cela lui faisait du bien de savoir qu’iel pourrait s’organiser selon ce dont iel avait besoin, et que les autres, que ce soit les élèves ou l’école, respectaient cela.

« Si vous aimez vous occuper des plantes, vous pourrez également intégrer le club de jardinage sans soucis : nous n’avons pas le monopole des plantations, souligna Medhi. Il est supervisé par Monsieur Abellanet, que vous avez probablement déjà croisé dans le jardin d’hiver avec sa monstera géante. Et Monsieur Chassagne s’y joint ponctuellement, mais vous n’avez pas encore dû le rencontrer. »

Des yeux vides et des mines interrogatives lui répondirent.

« Un colosse, avec des cheveux longs ? Non ? Vous aurez l’occasion de faire connaissance avec lui. Il donne parfois quelques cours en complément de Monsieur Abellanet. On est pas mal en lien avec eux à Vertemps ; on leur demande souvent conseil quand une de nos plantes a un problème qui n’est pas répertorié dans nos annales. »

Vlad et Alby convinrent de se renseigner à propos de ce club : iels considéraient une éventuelle intégration. Au même moment, une élève posa sur leur table un plateau couvert de verres de jus de fruits et en proposa à la cantonade. Sans se faire prier, tout le monde tendit la main pour se saisir du nectar le plus proche. Ambrose s’empressa d’en boire une gorgée. Jamais iel n’avait goûté quelque chose comme cela : il y avait certainement des fruits qu’iel ne connaissait pas dans ce breuvage. Iel reconnaissait des notes de pêche et d’orange, mais sentait aussi une sorte de litchi qui aurait en plus la rondeur de la passion et l’acidité du fruit du dragon. Iel repéra également une touche de menthe qui apportait du relief au tout et semblait apaiser la soif. Délicieux. Le fait que la boisson vienne juste d’être pressée la rendait encore meilleure. Iel savoura, lentement, tout en continuant à discuter avec les élèves de son groupe, comme de Vertemps.

De son pouf, iel releva les yeux vers la table et tendit la main pour reposer son verre. Soudain, son regard accrocha une tache blanche sous la circonférence du meuble, et lorsqu’iel se focalisa dessus, iel comprit avec étonnement qu’un petit morceau de papier avait été scotché là. Perplexe, iel observa autour de lui, mais personne ne semblait l’avoir remarqué. D’abord raisonnable, iel se dit qu’il ne fallait pas y toucher. Cela appartenait certainement à quelqu’un, qui avait dû le mettre ici pour une excellente raison. Cependant, à mesure que les minutes s’écoulaient, ses pensées y revenaient sans cesse. Iel essayait de suivre la conversation en cours, mais n’y arrivait pas. La curiosité envahissait progressivement son esprit. Après tout, serait-ce si mal d’y jeter un œil s’iel le replaçait exactement au même endroit ? Personne ne s’en apercevrait. Et puis, ça n’était pas si bien caché que cela s’iel l’avait repéré, le contenu ne devait pas en être si important.

N’y tenant plus, iel décolla avec précaution le papier et le déplia discrètement. Iel put alors y lire «  Je sais que tu fais de ton mieux, courage : poursuis tes efforts ! Tu vas y arriver ! You got this !  ». Honteuxse, Ambrose referma rapidement le message. Iel eut le sentiment d’avoir vu quelque chose qui ne lui était pas destiné. Iel le rescotcha sous la table et, penaud·e, se tint coi·te.

« Tu peux le garder, si tu veux. » déclara alors Medhi. Il avait observé toute la scène. Ambrose sentit le rouge lui monter aux joues.

« Je ne me le permettrais pas, je suis désolé·e d’y avoir touché… Je ne sais pas ce qu’il m’est passé par la tête.

— Au contraire, tu as bien fait ! »

Iel releva les yeux vers lui, une lueur d’incompréhension visible dans le regard. Toute sa personne trahissait la gêne d’avoir été pris en faute.

« C’est fait pour, expliqua Medhi. Ces messages ne sont pas destinés à qui que ce soit en particulier, ils ont été laissés là par d’autres élèves, pour d’autres élèves. Tu ne trouves pas que c’est agréable de découvrir un mot d’encouragement lorsqu’on passe une mauvaise journée ? Certains membres de Vertemps aiment bien cacher des messages, des objets ou d’autres choses un peu partout. Si tu tombes sur quelque chose comme cela, tu peux le garder, c’est qu’il était pour toi à ce moment-là. »

Ambrose sentit le soulagement se répandre dans son corps. Iel laissa échapper un soupir, puis récupéra le morceau de papier. Iel le relit alors, et le fait de recevoir ces paroles remplit son cœur de joie. Comme si elles lui étaient adressées personnellement, et qu’elles arrivaient juste au bon moment. La commissure de ses lèvres s’étira doucement, presque imperceptiblement. Iel comprenait ce que Medhi voulait dire.

Amine, qui avait entendu la conversation, brandit triomphalement un bonbon dans un emballage de couleur verte ; il venait de le trouver sous son accoudoir. Il le lança à Ambrose qui l’intercepta avec étonnement. Iels se firent chacun·e un petit signe de tête et un sourire, qu’on aurait pu traduire par une version écourtée d’un amical : « Ҫa va ? — Ҫa va et toi ? — Ҫa va. Tu es bien ici ? — Oui, et toi ? — Oui, ça me plaît ».

Céleste se leva et partit visiter à nouveau les jardins avec Alby, Vlad, Robin, ainsi que quelques élèves de Vertemps, alors que Raphaëlle restait auprès d’Ambrose et Amine. Iels suivirent les chemins de dalle, s’arrêtèrent à chaque plantation ; Vlad et Alby posaient de nombreuses questions sur tel ou tel semis, telle condition de floraison, sur les plantes à l’extérieur de l’école, dans le jardin d’hiver, et dans la serre. Céleste et Robin se montraient plus intéressées par tout ce qui pouvait constituer l’alimentation des animaux, magiques ou non. Ambrose et Raphaëlle purent échanger avec d’autres sur les ouvrages qu’iels avaient lus, alors qu’Amine interrogeait Medhi sur le sort permettant de créer des lucioles.

Au fil des discussions, toustes purent constater que les élèves de Vertemps s’avéraient globalement très différents. Iels possédaient chacun·e·s leur manière de fonctionner, leurs passions, leurs spécialisations. Certain·e·s n’avaient même pas d’attachement pour les plantes et se sentaient pourtant à l’aise dans ce groupe, grâce à tout ce qui le constituait et qui leur parlait. La classe d’Ambrose s’était attendue à découvrir un ensemble de personnes presque monolithique, avec des méthodes de travail et des intérêts très similaires. Soit leur fonctionnement allait correspondre parfaitement à ce que l’on recherchait, soit pas du tout, mais il n’y avait pas d’entre-deux. Pourtant, toustes se projetaient désormais sans difficulté à Vertemps. Toustes imaginaient comment iels s’organiseraient s’iels étudiaient ici, comment iels se sentiraient de vivre dans ce cadre, avec ces personnes. La très grande majorité de la classe était emballée.

Céleste se rapprocha de platebandes entourées de petites barrières de bois tressé, s’agenouilla et observa de plus près les épis violets qui y poussaient. Ils devaient être presque prêts pour la récolte ; certains grains prenaient parfois des reflets bleutés selon la lumière. Une jeune élève de Vertemps lui expliqua que cette plante apportait d’excellents nutriments à certains animaux, notamment les serpents-pierre, les cochons, certains volatiles, les éléphants-rêve, et les chevaux, qui en raffolaient. Cette céréale permettait d’enrichir leur nourriture, mais elle pouvait aussi être utilisée dans l’alimentation humaine sous forme de farine. Elle acquérait alors différentes propriétés en fonction des ingrédients avec lesquels elle était mélangée. Céleste acquiesçait à chacune de ses phrases, se concentrant pour graver ces informations dans sa mémoire, même si elle ne comprenait pas tout. Les noms de certaines créatures évoquées lui étaient encore parfaitement inconnus. Alors qu’elle se préparait à se relever pour continuer son tour, elle aperçut un morceau de papier glissé dans les interstices de la barrière. Ayant assisté à la conversation entre Ambrose et Medhi, elle s’en saisit sans hésitation et l’ouvrit.

« L’heure sur moi descendre et croître jusqu’à l’or…

Existe !… Sois enfin toi-même ! dit l’Aurore,

Hâte-toi de choisir un jour digne d’éclore  »

De la poésie ? Les mots la frappèrent, sans qu’elle sache exactement pourquoi. Ils lui criaient une vérité qu’elle ne se sentait pas encore prête à entendre. Pourtant, même si elle ne voulait pas y songer, là, tout de suite, ils se créèrent une place dans son cœur pour ne pas être oubliés trop vite. Ils attendraient leur heure. Céleste présageait que celle-ci ne tarderait pas tant, car elle la décelait pointer quelque part en arrière-plan, au fond de son esprit.

« J’peux voir ? » questionna Robin, debout non loin d’elle.

« Vas-y, lui répondit Céleste, lui tendant le message.

— Cool. C’est du Paul Valéry. Je crois. Plus ou moins trafiqué, mais je reconnais des morceaux. »

Céleste n’en avait cure, mais la remercia malgré tout.

« J’espère que je tomberai sur un truc moi aussi, ajouta Robin. D’ici qu’on reparte. Ou la prochaine fois. Un truc pratique ce serait bien. Ou alors un message intéressant, qui m’apprend quelque chose. Oh, ou un sort secret ! Ҫa, ça serait stylé. »

Le reste du groupe les regardait un peu en retrait, amusé. Céleste et Robin les rejoignirent ; iels terminèrent leur promenade et se rassirent près des autres. La classe échangea encore quelques minutes avec les membres de Vertemps, jusqu’à ce qu’un discret carillon les interrompe. Medhi se leva pour aller ouvrir à Madame Rivière. Celle-ci prit le temps d’interroger ses élèves et celleux de Vertemps sur le déroulement de la visite : bien sûr, toustes se dirent ravi·e·s des interactions et des liens créés durant l’après-midi. Après de chaleureux au revoir, la professeure récupéra sa classe, puis la reconduisit dans le hall principal. En chemin, iels croisèrent de nombreux élèves qui sortaient de cours pour se rendre dans leur salle commune. Arrivée à l’entrée, Madame Rivière distribua une liste des clubs qui existaient pour le moment dans l’école. Elle leur proposa d’explorer cette liste et leur indiqua qu’iels pourraient en rediscuter demain à leur prochaine rencontre, puis elle les libéra : iels avaient quartier libre jusqu’au repas. Demain, iels visiteraient une autre salle commune.

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