0

Aloyse Taupier

jeudi 25 novembre 2021

Lierre

Chapitre 3

Ambrose ouvrit les yeux et éteignit son réveil, puis resta allongé·e sur le dos quelques secondes. Iel rassembla ses souvenirs de la veille et comprit, à mesure que le sommeil quittait son corps, que la journée précédente n’était pas un rêve. Les tentures au plafond, ornées de lierre et de scènes étranges, finirent de désembrumer et convaincre son esprit. Immédiatement, son cœur se mit à battre plus fort. Iel entendit les autres autour d’ellui se lever et sortir pour aller se doucher. Iel attendit encore un peu, prit le temps de respirer et d’apaiser l’excitation qui cavalait en ellui. Bon. C’était sa première journée d’école. Tout allait bien se passer. Iel allait enfin en apprendre plus sur la magie, et le programme du jour l’enchantait. Progressivement, l’inquiétude laissa place à l’enthousiasme, à la curiosité et à la hâte. D’abord le petit déjeuner, ensuite la visite. Iel brûlait de savoir ce que cachait chaque pièce, et espérait pouvoir bientôt explorer chaque recoin. Iel se redressa, se leva et profita d’être seul·e pour s’habiller dans la chambre, puis iel rangea un peu ses affaires et sortit dans le couloir.

Il était environ sept heures trente ; le soleil commençait à percer au-dessus de la forêt qui entourait l’école. Ambrose fit un premier pas, et s’arrêta soudain, saisi·e par la beauté du spectacle qui se dévoilait devant ses yeux. Sur toute la longueur du corridor, la lumière traversait les vitraux des immenses fenêtres et faisait chatoyer mille nuances sur le sol. Tous les deux mètres environ, un petit étang multicolore dansait, recouvrait par endroit le long tapis rouge, et brillait de toutes ses teintes comme pour montrer aux autres qu’il était le plus splendide de tous. Ambrose s’approcha d’un premier, le contempla un instant. Iel en fit de même pour chaque reflet le long du couloir, jusqu’à arriver à la porte menant à l’escalier. Iel se retourna pour observer le corridor une dernière fois avant de descendre, et se dit que bientôt, dès la fin du mois, le soleil se lèverait trop tard pour éclairer les vitres au moment de son passage. Iel se promit de profiter du spectacle tous les matins, tant qu’il durerait. Iel prit alors l’escalier en colimaçon, traversa le hall, et retrouva sans mal le réfectoire où iels avaient déjeuné la veille. Il paraissait bien plein, mais quelques portions de tables étaient encore libres. Ambrose s’installa seul·e, dans un coin calme. Iel n’osait pas se joindre spontanément à des groupes qu’iel ne connaissait pas. Il y avait devant ellui à peu près tout ce que l’on pouvait désirer pour un petit déjeuner, et quelques buffets étaient également chargés de fruits, de céréales et d’autres victuailles. Ambrose se décida pour des tartines de confiture et commença à couper du pain. Alors qu’iel beurrait une tranche, son voisin de table de la veille entra dans son champ de vision.

« Salut, je peux m’assoir avec toi ? » lui demanda-t-il avec un grand sourire.

Il avait espéré recroiser Ambrose pour faire connaissance, et il lui semblait que le destin lui donnait un petit coup de pouce.

« Oui oui, vas-y, je t’en prie ! » répondit Ambrose avec précipitation.

Iel ne voulait pas paraître malpoli·e, et avait en plus apprécié leurs interactions durant la soirée. Iel ne pouvait pas encore dire qu’iel se sentait à l’aise avec ce garçon, mais il l’intéressait.

Dans son empressement, Ambrose fit tomber son couteau plein de beurre sur la table. Atterré·e, iel se mit à rougir :

« Oh non, je suis désolé·e, c’est toujours comme ça, je suis désolé·e, vraiment désolé·e… balbutia-t-iel, confus·e.

— T’inquiètes, y a pas de quoi t’excuser va, laisse-moi t’aider à nettoyer. »

Il attrapa une serviette en tissu et essuya le bois verni d’un mouvement souple.

« Voilà, rien de grave, pas la peine de s’affoler, conclut-il sans se départir de son sourire. Alors, bien dormi ?

— Merci… pour la table. Plutôt bien, même si j’ai mis du temps à m’endormir. J’avais hâte d’être aujourd’hui. Je ne sais pas toi, mais j’ai toujours rêvé que quelque chose comme ça m’arrive, dit-iel en regardant son interlocuteur dans les yeux. J’étais juste trop heureux·se hier soir.

— Je comprends parfaitement, lui répondit le garçon en riant. Je n’ai pas beaucoup dormi non plus, j’étais trop excité par le programme d’aujourd’hui aussi. Et j’ai tellement hâte d’apprendre à faire de la magie ! Au fait je ne me suis pas présenté, moi c’est Amine. Et toi c’est… ?

— Ambrose ! Enchanté·e, dit-iel en esquissant un sourire franc.

— C’est pas courant comme prénom ça, il est chouette. Classe, même. J’ai vu que tu étais arrivé·e avec tes parents hier, ils en pensent quoi eux, de tout ça ? demanda-t-il en englobant la pièce d’un geste.

— Hmh… Ils n’ont pas été si difficiles à convaincre. Je crois que… je crois que plus jeunes, ils auraient voulu avoir la chance de venir ici comme moi. Je pense que s’ils m’avaient dit non, ils se seraient sentis coupables. »

Ambrose raconta comment iel avait dû leur montrer que sa décision était certaine et irrévocable, comment iel avait dû apaiser leurs inquiétudes, et comment, après une longue discussion, ils avaient fini par accepter.

« Et toi, ça s’est passé comment ? » interrogea-t-iel.

Amine se versa un bol de céréales, y plongea sa cuillère et enfourna une première bouchée avant de lui répondre.

« Mes parents n’ont pas pu faire le déplacement. Quand j’ai reçu la lettre au début de l’été, on était en vacances chez ma tante à Maghnia. » Devant l’air interrogateur d’Ambrose, il ajouta : « En Algérie. On n’a pas souvent l’occasion d’y aller, je voulais pas qu’ils gâchent leur voyage pour moi. Évidemment ils n’ont pas de suite accepté que je revienne tout seul, j’ai dû négocier. Ils savent que je suis plutôt quelqu’un de sérieux, et j’ai trouvé les bons arguments pour les faire céder. »

Il termina son bol et le remplit à nouveau, puis se servit un verre de jus d’orange.

« C’était pas tellement l’école de magie qui les perturbait, que l’idée que je fasse le trajet retour sans personne. Et que je trouve mon chemin dans un coin que je ne connais pas. Faut dire que j’ai jamais eu un très bon sens de l’orientation, et on n’habite pas vraiment proche de la forêt qui était indiquée dans ma lettre. Mais bon, je crois qu’ils étaient aussi un peu fiers que j’aie été « choisi ». Ils ne pouvaient pas me priver de cette opportunité non plus, comme tes parents. Ils ont juste beaucoup râlé avant de céder, termina-t-il en riant. Et puis, j’ai pu les avoir en visio presque tout le trajet finalement.

— Wouaw… On dirait que j’ai eu de la chance, c’était pas si difficile pour moi, j’habite tout proche du point de rendez-vous qu’on m’avait donné. Je suis désolé·e que tu aies dû écourter tes vacances avec ta famille, j’espère que tu ne regretteras pas trop.

— Regretter ? Aucun risque, je suis déjà ra-vi ! J’attends de voir le reste maintenant, mais je sais que ça me plaira dans tous les cas. J’espère surtout que je serai pas trop nul en magie. D’habitude je m’en sors plutôt bien en cours, mais là c’est un peu… différent, évoqua-t-il d’un air préoccupé.

— Oui, ça m’inquiète aussi… confirma Ambrose en soupirant. Je suis à la fois cent pour cent nerveux·se à l’idée de ne pas y arriver et de me ridiculiser, et cent pour cent enthousiaste à celle de découvrir le plus de choses possible ! En tout cas je suis content·e de t’avoir rencontré. Je me demandais si je serais la seule personne à ne rien connaître à la magie. Tu sais s’il y en a qui se sont déjà entraînés, ou qui avaient entendu parler de l’école ?

— De ce que j’ai pu comprendre en discutant avec les autres, il y a des élèves dont les parents ont appris la magie dans cette école ou dans d’autres pays. Mais je crois qu’iels n’ont jamais eu trop le droit de pratiquer toustes seul·e·s chez elleux. Et puis j’ai l’impression que ce n’est pas la majorité. La plupart sont comme nous.

— Tant mieux » lui répondit Ambrose avec soulagement.

Iel se sentit tout de suite moins angoissé·e. La crainte d’être parmi les plus mauvais·e·s élèves hantait régulièrement son esprit depuis qu’iel avait reçu sa lettre.

« On ne devrait pas avoir grand-chose à faire aujourd’hui de toute façon. J’ai tellement hâte de visiter les bâtiments !

— Moi aussi, confirma Amine gaiement, et j’espère qu’ils ont un endroit où bricoler, ça va être dur pour moi sinon ! »

Iels continuèrent à discuter avec ardeur et terminèrent leur petit déjeuner. Iels virent alors d’autres élèves se lever, constatèrent qu’il était l’heure du rassemblement, et se dirigèrent dans le hall central sans cesser de converser. Amine salua plusieurs camarades sur le trajet, avec qui il avait bavardé la veille. Il était particulièrement sociable et, même s’il tenait à sa tranquillité, il avait le don de s’entendre avec n’importe qui. D’ailleurs, cela lui plaisait. Une fois sur le lieu du rendez-vous, il s’appuya avec Ambrose contre un mur, attendant qu’on vienne les chercher.

À neuf heures tapantes, la grande horloge à balancier du hall se mit à sonner avec gravité, et Madame Rivière les rejoignit d’un pas placide. Elle se racla la gorge et annonça d’une voix qui portait dans toute la pièce :

« Bonjour tout le monde ! J’espère que vous avez tous·tes bien dormi et que vous êtes en forme pour la visite : nous avons du trajet à faire. Si nous avons le temps, nous ferons aussi le tour des terrains de l’école. Mais commençons d’abord par les bâtiments. Suivez-moi et restez tout de même discret·e·s : les cours du matin ont débuté. Allez, on s’active ! »

Elle se dirigea vers le réfectoire, et s’arrêta au centre :

« Bon, vous avez déjà tous·tes eu l’occasion de manger ici : comme vous avez pu le constater, cette pièce sert de salle de restauration. Elle peut cependant faire office de lieu d’entraînement pour certains cours, selon les besoins. De plus, avec le bâtiment suivant, ce sont deux endroits dans lesquels vous pouvez vous retrouver entre vous sur votre temps libre, mais aussi vous installer pour lire, ou pour n’importe quelle activité calme. Ce sont en quelque sorte des salles communes. »

Elle marcha jusqu’au fond de la pièce, et emprunta non pas la porte vers les cuisines, mais une autre qui ressemblait fortement à celle de l’entrée du réfectoire. Elle ouvrit les deux battants en grand et invita les élèves à l’intérieur. Elle s’assit alors dans un fauteuil en osier, puis leur proposa de faire un tour et d’observer l’endroit par elleux-mêmes.

Ambrose et Amine s’avancèrent, et, bouche bée, découvrirent un immense salon d’intérieur, comme un jardin d’hiver, tout en vitres et en verdure. Un peu partout étaient disposés des fauteuils moelleux, certains avec des coussins aux tons pâles, d’autres rembourrés, cloutés et tapissés dans un style plus ancien. Entre eux, des tables basses et des guéridons, pour poser une boisson, un livre, un cahier, un jeu d’échecs. Il fallait ajouter à cela une grande chute d’eau qui semblait jaillir d’un des étages supérieurs, et qui se déversait juste devant la pièce. Le son aurait dû être assourdissant, mais il était amoindri pour ne pas perturber l’atmosphère calme du lieu, et l’on entendait simplement un discret bouillonnement qui s’avérait très apaisant. La cascade alimentait la mosaïque de canaux qui serpentait à travers l’herbe, et les élèves pouvaient apercevoir un peu plus loin un petit bassin bordé de pierres claires.

Ambrose avait adoré le plafond transparent du réfectoire, ici iel était servi·e. Iel voulait passer tout son temps dans cette pièce. Un léger filtre semblait flotter au-dessus, quasi invisible, afin d’éviter que le soleil ne frappe directement sur les feuilles délicates et ne les brûle. L’air paraissait plus pur qu’ailleurs, et la température y était toujours agréable, car surveillée avec précaution. Amine n’était pas moins enthousiaste, et il réfléchissait déjà à la manière dont il pourrait comprendre le fonctionnement du filtre, et celui de la gestion de l’atmosphère. Avec Ambrose, iels commencèrent aussi à observer toutes les plantes qu’il y avait là. Dans un coin de la pièce, entouré par des arbustes en pot qui créaient comme un jardin dans le jardin, iels repérèrent le professeur d’Étude de la flore magique qu’iels avaient croisé la veille. Il était en train de vaporiser un peu d’eau sur sa monstera géante, qui semblait toujours très en forme. Elle ne dansait pas cette fois, mais se trémoussait de temps en temps, comme pour montrer qu’elle appréciait être rafraîchie. Iels s’approchèrent et le saluèrent poliment. Celui-ci leur répondit avec enthousiasme :

« Bonjour, bonjour à vous ! Vous faites la visite de l’école c’est cela ? Bienvenue dans le salon d’intérieur. Voyez, voyez toutes ces plantes, tous ces arbres, ces fleurs, cette verdure ! C’est principalement moi qui m’en occupe, avec rigueur, même si votre professeur d’Étude de la faune magique et les élèves du club de jardinage viennent me donner un coup de main de temps en temps. »

Il s’interrompit alors pour arroser d’autres plantes, puis se laissa distraire par leurs feuilles brillantes. Puis leurs crénelures. Puis la qualité du terreau ou l’orientation de leurs tiges. Il se retourna finalement au bout de quelques minutes et sursauta :

« … Ah ! Vous êtes encore là ! N’hésitez pas à explorer autant que vous le souhaitez, et à admirer tout ce qu’il y a ici ! Si vous avez des questions, surtout demandez-moi. Et avant de partir, contemplez ma magnifique, magnifique monstera, que j’élève avec amour !

— Est-ce qu’il a bien dit « élève » ? chuchota Amine à Ambrose.

— Je crois que oui… » lui répondit Ambrose en jetant un coup d’œil inquiet à la plante en question.

Iels s’approchèrent respectueusement et firent un petit signe de tête, comme pour la saluer. De près, elle était encore plus impressionnante. Elle culminait facilement à trois mètres de hauteur, et certaines de ses feuilles étaient si grosses qu’on aurait pu s’en faire un parapluie voire s’enrouler dedans. La façon dont elle s’agitait parfois la rendait tour à tour inquiétante et attendrissante. Ne sachant trop quoi en penser, Ambrose et Amine décidèrent d’aller explorer un peu plus loin.

Iels firent tranquillement le tour de la pièce, s’interrogèrent sur certaines plantes, se partagèrent leurs connaissances sur d’autres, et continuèrent à discuter de tout un tas de sujets. Iels se promirent de revenir ici plus tard lorsqu’iels auraient du temps libre, afin de profiter de l’atmosphère calme et apaisante du lieu. Avec la brise qui circulait, on avait le sentiment d’être dehors, à l’ombre, entouré de verdure. Des odeurs de terre meuble et de soleil leur parvenaient. Finalement, Madame Rivière se releva et les appela :

« Rassemblez-vous, nous allons continuer ! Vous pourrez revenir ici plus tard. Si certain·e·s d’entre vous sont intéressé·e·s, vous pourrez même intégrer le club de jardinage pour vous occuper du lieu. Tous les clubs vous seront présentés dans la semaine. Allez, en route ! »

Elle les fit retraverser l’école jusqu’au hall d’entrée, et prit cette fois l’escalier de gauche. Beaucoup plus réveillé et enthousiaste qu’en début de matinée, le petit groupe d’élèves la suivait, bavardant et observant un peu partout. Iels arrivèrent bientôt dans une vaste pièce de béton armé blanc, aux formes étranges. Elle était pleine de creux et de bosses, et la luminosité y était faible car elle n’était pourvue que de quelques fenêtres rondes, façonnées au petit bonheur la chance. Des bureaux et des chaises étaient disposés en son centre, ainsi qu’un bureau plus grand dans un coin de la salle, sur lequel étaient alignées de petites plantes grasses de toutes sortes et de couleurs vives. Ambrose et Amine comprirent rapidement que c’était une salle de cours, mais il était difficile de deviner lesquels pouvaient se dérouler dans un endroit sombre et froid comme celui-là. Ambrose était aussi très intrigué·e par les plantes colorées qu’iel apercevait de loin sur le bureau. Leur professeure reprit la parole lorsque tout le monde fut entré :

« Ici, vous avez donc une de nos nombreuses salles de classe. Son apparence particulière vient de l’ancienne directrice, qui l’a construite il y a quelques années en se basant sur une forme d’art des années 60 qu’elle appréciait beaucoup. Nous avions besoin d’un lieu avec des murs blancs et une luminosité faible pour pouvoir projeter sans difficulté des supports éducatifs. Aujourd’hui, si cette pièce sert toujours à cela de temps en temps, elle est principalement utilisée par l’un de vos professeurs de Visualisation, afin de vous offrir un endroit neutre, sans distraction, où vous pouvez vous concentrer sur une seule chose à la fois. Mais il vous en dira plus lui-même lorsque vous le rencontrerez dans la semaine. »

Un élève aux longs cheveux noirs, qu’Ambrose avait vu discuter avec un groupe de garçons le soir de leur arrivée, leva la main :

« Oui, je t’écoute ? l’interrogea Madame Rivière.

— Pouvez-vous nous dire combien nous aurons de cours cette année s’il vous plaît ? J’ai du mal à me représenter notre emploi du temps ; ça me stresse un peu.

— Mais certainement. Vous aurez en tout sept matières. La plupart mélangent la pratique et la théorie. L’école limite le nombre d’heures d’enseignement pour vous libérer plus de temps, afin de vous permettre de rejoindre divers clubs, ou de vaquer à vos loisirs personnels. Nous en reparlerons plus en détail cette après-midi puisque c’est moi qui suis responsable des cours de Sortilèges pratiques, mais ne vous inquiétez pas : vous aurez bientôt tous les renseignements nécessaires. Rappelez-vous que nous ne sommes encore que le premier jour, et si je comprends votre impatience, vous gaver d’informations vous amènera juste à les oublier plus vite. Y a-t-il d’autres questions ? »

Les élèves se jetèrent des regards hésitants, mais personne n’ajouta rien. Ambrose et Amine se concertèrent à voix basse puis décidèrent d’un commun accord de garder leurs éventuelles interrogations pour le cours de l’après-midi. Devant l’absence de réponse, Madame Rivière ouvrit une porte en bois blanc sur le mur de gauche, qui donnait sur l’extérieur. Elle fit sortir tout le monde, afin qu’iels puissent observer la salle vue de dehors. Les élèves aperçurent plusieurs chemins de briques jaunes qui sillonnaient la prairie et les abords de l’école, pour les personnes à mobilité réduite et celleux qui ne voulaient pas crapahuter dans l’herbe. De ces routes se dégageaient parfois des embranchements translucides qui étincelaient à la lumière du soleil : d’autres chemins, magiques cette fois, comme les rampes, lorsque les sentiers de briques jaunes ne couvraient pas la direction souhaitée.

Une fois qu’iels eurent tous·tes constaté la forme étrange du bâtiment, elle leur pointa sur la gauche une maisonnette en bois. Ambrose l’avait aperçue lors de son arrivée à l’école. À son pied se dessinait un large bassin d’eau claire, bordé de balustrades sculptées entourées de plantes grasses, où se baignaient tranquillement des carpes koïs de toutes tailles, des nénuphars, et d’autres poissons colorés. Les fenêtres donnaient directement sur le point d’eau.

Madame Rivière leur expliqua alors que cet endroit était le bureau de la directrice, et qu’il ne fallait pas aller chahuter autour car elle supportait mal le bruit, qui lui provoquait d’atroces migraines. Elle ajouta que, bien sûr, s’iels avaient besoin de quelque chose c’était une autre histoire, mais qu’iels devaient passer par l’intérieur comme pour l’inscription. Elle les informa aussi que Madame Fujirawa avait planté la glycine qui s’étendait sur le bâtiment elle-même, à sa prise de poste, et qu’avec l’aide du professeur d’Étude de la flore magique ils étaient arrivés à accélérer sa croissance. La glycine ombrageait maintenant à la fois les fenêtres bleutées, et une partie du bassin. Petit à petit, elle semblait faire son chemin sur le toit.

Non loin de la maisonnette, la forêt commençait immédiatement, et quelques arbres protégeaient déjà certains nénuphars, ainsi qu’une petite table en pierre et deux chaises en fer forgé situées un peu plus loin.

La professeure leur fit alors faire demi-tour afin de les ramener à l’intérieur. Sur le chemin, Ambrose pointa soudain du doigt quelque chose à Amine :

« Eh, regarde, c’est quoi ça ? Là, sur le toit. On dirait… une cabane ? Et là, ce serait pas une tente ? »

Amine plissa les yeux et distingua effectivement, çà et là, perchées par endroits sur les toits ou insérées dans la structure de l’école, dans les creux et les espaces libres, comme des habitations solitaires. Ambrose avait raison, certaines ressemblaient à des cabanes, d’autres à des tentes, d’autres encore à des boules de tissus, des carrés de bois, ou n’importe quoi qui puisse faire office de petite maison. Ambrose ne risquait pas d’interpeller Madame Rivière pour lui poser la question, mais Amine n’hésita pas et haussa la voix :

« Madame ! C’est quoi ces abris un peu partout sur l’école ? Qui y habite ? Pourquoi ils sont tous différents ? »

Elle se retourna alors vers lui, observa un instant ce qu’il lui désignait, puis sourit :

« Ah, ça… Ça ne vous concernera pas cette année. Mais quand vous passerez en classe supérieure, vous pourrez en avoir une aussi. Comment vous expliquer… À partir de la deuxième année, l’école considère que vous avez acquis suffisamment de connaissances en ce qui concerne la magie pour vous permettre certaines libertés. Elle autorise donc les élèves qui le désirent, et il y en a finalement assez peu, à se construire une cabane personnelle, une sorte de repaire si vous voulez, où iels en ont envie. Ce peut être à l’intérieur de l’école, sur sa structure extérieure, ou n’importe où dehors du moment que cela reste sur le territoire d’Hedera. Bien entendu, ces habitations doivent respecter un certain nombre de conditions sous peine d’être détruites par l’administration. Notamment le fait d’être extrêmement solide, d’un point de vue physique comme magique, de ne pas boucher la vue de qui que ce soit, et, globalement, de ne gêner personne. De plus, c’est l’élève qui gère tout le processus, de son élaboration à sa construction. Mais vous en apprendrez plus sur le sujet l’année prochaine. Vous aurez bien assez de choses pour vous occuper cette année ! » termina-t-elle en riant.

Le groupe s’agita, mal à l’aise, ne sachant comment interpréter cette remarque. Signifiait-elle qu’iels seraient rapidement noyé·e·s sous le travail, ou était-ce une simple formule générique ? Iels suivirent Madame Rivière à l’intérieur tout en continuant à chuchoter entre elleux. Amine, lui, était en ébullition, et élaborait déjà mille plans pour sa future cabane, considérant les aspects de construction, de localisation, de confort, et bien d’autres. Leur professeure les fit passer par un corridor derrière la pièce de béton blanche, et monter dans une tour. Comme pour le dortoir, elle était pourvue d’un grand escalier en colimaçon, et d’une sorte d’ascenseur. À chaque étage, des salles de cours relativement classiques garnissaient les couloirs, même si certaines contenaient d’étranges objets, ou affichaient au mur des posters remplis de schémas et de phrases qu’iels ne comprenaient pas encore. Certain·e·s élèves furent interpellé·e·s par les portes des classes, des shōjis, ces panneaux coulissants faits de papier washi et de bois. Leur enseignante les informa qu’iels pouvaient en trouver dans la majorité des bâtiments modernes ou rénovés de l’école, car la directrice avait remplacé la plupart des portes quelques années après être arrivée. Celle-ci avait expliqué aux professeurs qu’elle supportait difficilement d’entendre de son bureau, ou lors de ses trajets dans les couloirs, leurs claquements incessants. Seuls les édifices les plus éloignés de son espace de travail, et ceux qui avaient des battants ouvragés qu’il aurait été criminel, selon elle, de supprimer, avaient gardé leur état d’origine.

Iels arrivèrent finalement tout en haut de la tour, dans une grande salle de classe utilisée principalement pour les cours d’Histoire du monde magique, certains cours de deuxième et troisième année, et occasionnellement par le club d’Astronomie due à sa proximité avec l’observatoire. Madame Rivière leur indiqua une porte vitrée qui donnait sur l’extérieur, et leur fit signe de sortir sur le toit parfaitement plat des dortoirs. Il ressemblait à une large terrasse, et une rambarde en suivait toute la longueur de chaque côté. Du plancher avait été disposé sur la partie centrale, avec quelques plantes vertes en pot, et quelques coussins et chaises. Des tasses avaient été oubliées ici et là. Comme le réfectoire et le jardin d’intérieur, le toit des dortoirs faisait partie des espaces où les élèves pouvaient se rassembler et profiter de leur temps libre. Pour Ambrose, c’était un nouvel endroit où iel avait envie de passer ses journées, et il allait lui être de plus en plus compliqué de choisir où s’installer si cela continuait à ce rythme. Combien d’autres lieux merveilleux et calmes existaient-ils encore dans cette école ?! Amine, lui, était toujours plongé dans ses projets.

L’observatoire était juste à côté de la salle de cours : un grand dôme vitré dont Ambrose n’avait pas saisi la fonction lorsqu’iel l’avait aperçu de l’orée de la forêt. À l’intérieur, on pouvait repérer divers outils d’astronomie tels que des télescopes et des lentilles, mais aussi des plaids, des couvertures, des tableaux noirs avec des craies, et des schémas complexes. Ambrose préférait contempler les étoiles de loin, et en solitaire. Amine, lui, sortit de ses pensées, et se demanda immédiatement comment intégrer le club, et surtout, comment combiner toutes les activités qu’il avait envie de faire. Ça promettait d’être un vrai casse-tête.

Le groupe traversa l’entièreté du toit jusqu’à une petite serre arrondie. S’il leur avait semblé que le jardin d’intérieur regorgeait de plantes, il n’en était rien comparé à celles qui colonisaient la serre. Là où il y avait de la place pour des chaises ou des tables dans le salon, ici il n’y avait qu’un sentier ténu qui circulait entre toute cette verdure et qui permettait à la fois de l’admirer et de s’occuper d’elle. Madame Rivière leur expliqua qu’il était interdit d’y entrer sans l’autorisation d’un professeur, de préférence celle du professeur d’Étude de la flore magique. Apparemment, de nombreuses plantes étaient utilisées dans certains cours, mais aussi pour la cuisine. D’autres, extrêmement rares, ne devaient être étudiées que par des spécialistes. Ambrose espérait qu’iel aurait rapidement l’occasion d’en apprendre plus en classe.

Iels redescendirent ensuite du toit par l’escalier des dortoirs, qui, comme iels purent le découvrir, montait jusque là-haut et se terminait pas une porte en fer. Iels s’arrêtèrent à mi-chemin et Madame Rivière leur fit emprunter un long couloir, dont l’un des côtés était transparent comme dans les chambres. Iels purent ainsi admirer l’immensité qui s’étendait derrière l’école, composée principalement de forêt, mais aussi de jardins, et de morceaux de ruines qui avaient l’air d’émerger çà et là, traces de beige et de blanc cassé dans une palette aux tons de verts. Finalement, iels arrivèrent à une grande porte en bois sculpté.

La professeure les introduisit alors en silence dans la bibliothèque. Partout, des rayonnages et des rayonnages de livres. Amine et Ambrose échangèrent un regard ; iels étaient extatiques. Iels auraient voulu arrêter la visite ici, et se plonger immédiatement dans tout ce qui leur tomberait sous la main. Iels se souriaient, se pointant telle ou telle chose du doigt, projetant déjà de longues séances de lecture. Madame Rivière leur indiqua que toutes les règles étaient affichées en divers endroits de la pièce. Elle précisa cependant au groupe de jeter un coup d’œil rapide : iels auraient l’occasion de revenir. L’enthousiasme d’Ambrose et Amine n’en fut pas douché. Ce n’était que partie remise, et iels auraient ainsi le temps de réfléchir à comment s’organiser, par quoi commencer, quelle matière, quel sujet, quel type d’ouvrage, quel…

Iels observèrent donc prestement la pièce, et purent constater qu’il y avait en plus des livres de nombreux ordinateurs et plusieurs automates de renseignement et de prêt. Un escalier en bois verni conduisait à un deuxième étage. De longues tables de noyer agrémentées à intervalles réguliers de lampes remplissaient la salle, ainsi que des fauteuils moelleux, des guéridons, des dessertes, de petites tables basses, mais aussi de grandes tables rétroéclairées pour pouvoir travailler par transparence, tracer des plans, faire des schémas ou des dessins. Amine dut résister à l’envie de se précipiter pour observer ces tables de plus près, et commencer immédiatement tous les projets qu’il avait en tête et qui avaient émergés depuis son arrivée à l’école. Sans parler de ceux qu’il avait imaginés juste après avoir reçu sa lettre, ne sachant pas encore ce qui était possible ou non. À la place, il se contenta d’en exposer certains à Ambrose, et lui expliqua notamment qu’il avait toujours adoré la mécanique. Il comptait plus tard faire des études dans le domaine, mais il avait maintenant de nouvelles ambitions : il souhaitait explorer comment y intégrer la magie, pour pouvoir créer d’incroyables objets. C’est pour cela qu’il était fasciné par la gestion de la température dans le jardin d’intérieur, et le filtre anti-soleil ; il fallait qu’il trouve qui avait réalisé cela afin de discuter longuement avec cette personne et lui poser toutes ses questions. Ambrose était assez admiratif·ve de voir qu’Amine savait déjà ce qu’il voulait faire dans le futur. Ellui, tout l’intéressait tellement dans ce nouveau monde qu’iel n’avait aucune idée de par quoi commencer. Iel avait envie de tout apprendre. Iel était incapable de se concentrer sur un seul sujet. Lorsqu’iel l’évoqua devant Amine, celui-ci lui répondit très sérieusement qu’iel n’avait qu’à tout étudier, si c’était ce qu’iel souhaitait vraiment. Il ajouta que cela allait certainement lui demander une sacrée quantité de travail, mais que si c’était ellui, il était sûr qu’iel pouvait y arriver. Ambrose rougit, touché·e par le soutien inébranlable de son nouvel ami, et sa foi en ellui alors qu’iels se connaissaient encore peu. Iel se sentit plus serein·e, et ragaillardi·e.

Au bout de quelques minutes, Madame Rivière se racla la gorge et fit signe au groupe de sortir. Une fois dans le couloir, elle se tourna vers ses élèves :

« J’espère que vous avez apprécié la bibliothèque, vous aurez certainement à vous y rendre régulièrement durant l’année. Nous avons presque terminé la visite ; il nous reste un seul bâtiment à voir. Je vous ramènerai ensuite au réfectoire : il est bientôt l’heure du déjeuner. »

Iels continuèrent alors le corridor jusqu’au bout et arrivèrent devant une solide porte en métal. La professeure toqua, et une voix claire à l’intérieur lui dit d’entrer. Elle ouvrit donc la lourde porte puis leur fit signe de passer. Les élèves se retrouvèrent dans une vaste salle blanche, dont le haut des murs était habillé de bois. La façade était entièrement vitrée, et dehors une grande avancée minérale prolongeait la structure. Deux canaux creusés dans la roche sillonnaient les bords, et au bout de cette avancée, une majestueuse cascade prenait sa source et se déversait ensuite ; celle-là même qui retombait devant le salon d’été et qu’iels avaient aperçue plus tôt. À l’intérieur de la salle, de nombreux plans de travail blancs avec des éviers étaient alignés, et au fond, une immense table de marbre noir suivait toute la longueur du mur. Il y avait de grands placards, certains vitrés, certains réfrigérés, et divers ustensiles un peu partout. Ambrose et Amine ne reconnaissaient pas grand-chose, mais il y avait entre autres des réchauds, des becs Bunsen, des microscopes, des tubes à essai, des béchers, et des outils pour distiller.

Près de la table du fond, une petite personne semblait très affairée. Elle ne devait pas faire plus d’un mètre vingt. Elle était élancée malgré sa taille, avait des cheveux très blonds, presque blancs, coupés courts, et, comme s’en rendirent compte avec stupéfaction les élèves, deux paires d’ailes translucides. Celles-ci paraissaient au repos et retombaient sagement dans son dos. Tous·tes ou presque se regardèrent, médusé·e·s. Spontanément, iels pensèrent à une fée, mais celle-ci ne brillait pas, ne volait pas, était trop grande, et mélangeait tout un tas de produits chimiques entre eux, alors que comme tout le monde le sait, les fées sont proches de la nature. La « fée » en question se retourna finalement vers elleux :

« Oh. Bonjour Madame Rivière. Bonjour vous toustes ! Bienvenue ! Bienvenue dans mon laboratoire, qui sert aussi de salle de classe pour le cours de Potions dont je suis professeure. »

Elle versa un flacon de liquide violet dans un gros récipient en verre qui contenait déjà plusieurs mixtures, s’empressa de le fermer, et de l’agiter. Elle reprit :

« Quand il fait beau je donne plutôt cours dehors, d’habitude, mais j’avais quelques menues recherches à effectuer » indiqua-t-elle en lorgnant avidement son plan de travail.

Les élèves l’écoutaient à peine, toujours perplexes devant son apparence inhabituelle, et hochaient poliment la tête lorsqu’elle semblait terminer une phrase. Elle devint alors minuscule, et commença à peler un fruit miniature pour ajouter au récipient.

« Je vous laisse visiter ; vous pouvez observer autant que vous le voulez, toucher ce que vous voulez tant que c’est hors des placards, mais SURTOUT ne cassez rien. Nous nous retrouverons à votre premier cours de Potions. À plus tard ! »

Et elle retourna immédiatement s’absorber dans ses recherches. Lorsqu’elle était plongée dans ses expériences, l’enseignante ne se laissait pas distraire facilement. Madame Rivière reprit alors la parole d’une voix forte :

« Allez, si vous souhaitez faire un tour, c’est le moment. »

Amine et Ambrose observèrent la pièce, se promenèrent entre les tables, essayèrent de comprendre à quoi servaient certaines machines qu’iels croisaient. Iels virent de drôles d’ingrédients, des potions colorées, et d’étranges préparations. Iels se demandaient en quoi consisterait leurs cours de Potions, et si, comme dans les histoires, il faudrait mélanger plein d’éléments dégoûtants pour faire des mixtures aux effets inquiétants. Iels espéraient que non. Amine n’était que peu intéressé par l’organique, et Ambrose préférait les plantes et les animaux… vivants. Iels décidèrent finalement d’aller prendre l’air et sortirent sur l’avancée devant la salle de classe. Iels s’approchèrent de la cascade, écoutèrent les flots bouillonner. Près d’elleux, iels retrouvèrent la jeune fille aux cheveux châtains qu’Ambrose avait déjà croisée. Elle semblait perdue dans ses pensées, le regard plongé dans les eaux tumultueuses. Iels n’osèrent pas la déranger. Elle releva d’elle-même la tête au bout d’un moment, esquissa un sourire gêné, mais garda le silence. Finalement, elle retourna à l’intérieur, et rejoignit ses amies. Ambrose et Amine se jetèrent un coup d’œil perplexe, mais ne dirent rien. Iels restèrent encore un peu dehors, à profiter de la brise qui circulait, échangèrent quelques mots, puis rentrèrent elleux aussi. Quelques minutes plus tard, Madame Rivière sonna la fin de la visite.

« Votre attention s’il vous plaît ! enjoignit-elle en tapant dans ses mains. Nous allons arrêter notre excursion ici. Je n’aurais pas eu l’occasion de vous montrer l’extérieur en détail, mais vous pourrez découvrir par vous-mêmes, au travers des cours ou durant votre temps libre. J’espère que cette visite vous a permis de vous représenter un peu mieux les lieux et qu’elle vous aidera à ne pas vous perdre. Ne vous inquiétez pas, vous pourrez toujours demander votre chemin à un professeur ou un élève si besoin. Je vais vous reconduire au réfectoire et je viendrai vous chercher dans le hall à quatorze heures pour votre premier cours de Sortilèges théoriques. Y-a-t-il des questions ? »

Les élèves commençaient à sentir leur estomac les tirailler, et considéraient avoir déjà bien assez d’informations à assimiler comme ça. Iels avaient surtout hâte d’aller manger et de discuter de leur matinée. Personne ne leva la main, et leur professeure les ramena donc en bas, les faisant repasser par le long couloir, l’escalier des dortoirs, puis le hall central. Elle leur souhaita bon appétit et se dirigea elle-même vers la table du personnel pour rejoindre ses collègues.

Commentaires

Il n'y a aucun commentaire pour le moment. Soyez le premier à donner votre avis !