Chroniques du vieux moulin - Tome 1 : Rupture
Chapitre septième
Les ultimes rayons du soleil, rougeoyants, dardaient au travers des fins rideaux et venaient colorer la chambre du Seigneur Souverain. Alphidore de Pal arpentait la pièce de long en large, faisant les cent pas entre son immense lit à baldaquin, dont les draps défaits se teintaient d’orange, et le grand bureau de bois ouvragé. Ce dernier gardait les traces de Breridus de Pal, son prédécesseur, sous la forme d’un tiroir branlant, vestige d’une violente colère. Cette pièce de mobilier aurait eu beaucoup à raconter ; elle avait supporté la signature de nombreuses décisions qui avaient marqué l’Histoire, ainsi que celle de quelques trahisons.
Autour, les murs de pierre blanche se paraient de tapisseries qui contaient les légendes et les merveilles de ce monde. C’était avec ces tentures, dont le palais regorgeait, que le Sacerdoce Vert initiait les jeunes de Pal aux secrets de la Cannirnosk. Un apprentissage par l’art, aussi noble et délicat que possible. Leur récit, sous la lumière insidieuse du soleil couchant, paraissait se modifier. Le visage altier des braves prenait une apparence pernicieuse, comme poudrée d’un soupçon de trahison. Les scènes de guerre, emplies de héros aux lames brandies, de flots vermeils et de corps piétinés revêtaient l’aspect de dîners roturiers, verres dressés dégueulant leur contenu rougeâtre par-dessus des ivrognes roulés sous la table.
Mais Alphidore, plongé qu’il était dans une profonde introspection, n’avait pas d’yeux pour ces détails. Il avait reçu la visite des fils Groëe et Vignonel quelques jours auparavant et s’abîmait depuis dans les affres du doute. Il se sentait tenu par la promesse faite à Théophore de donner la terre du vieux moulin à son frère, mais il ne pouvait pas non plus ignorer la plainte de Laurendeau. Voilà bien pourquoi il craignait les responsabilités : dès qu’il fallait prendre une décision, plus encore si celle-ci se révélait épineuse, il ne parvenait jamais à faire le bon choix.
Alphidore se souvenait avec précision du jour où son oncle l’avait hissé sur le trône. Avant cela, il n’avait été qu’un jeune noble dont les seules hésitations concernaient les activités de l’après-midi, ou bien ce qu’il allait manger le soir. Et puis, un jour, il y avait eu cette tentative de prise de pouvoir et cette descente du Seigneur de guerre depuis les Marches. On avait fait venir Alphidore dans la salle de la couronne, qui débordait de briscards en armes. Breridus avait fendu la soldatesque pour s’avancer vers lui. Il portait des fers aux poignets, reliés à ses chevilles par des chaînes épaisses. Les soudards ne le quittaient pas des yeux, attentifs, la main jouant sur le pommeau de leur épée. Breridus avait entraîné Alphidore vers le fond de la pièce. Le jeune homme, pour la première fois de sa vie, avait passé la ligne sombre et monté la marche. Il avait frissonné en traversant la masse des gardes, puis son oncle l’avait fait grimper sur le siège inconfortable. Alphidore se souvenait s’être demandé pourquoi on l’avait choisi, lui. La réponse était simple : Breridus n’avait pas d’enfants et Alphidore était pour lui comme un fils depuis le décès de son frère. Le Souverain félon lui avait seulement soufflé quelques mots, puis était sorti en traînant ses chaînes :
« Sois juste et souviens-toi que la famille doit passer devant tout le reste. Devant tout ! »
Cet événement avait bouleversé sa vie. En amont de cette matinée, il ne possédait déjà pas beaucoup d’amis, en aval, il n’en avait plus eu aucun. Cela l’avait aussi séparé d’Anya. En effet, comment côtoyer quelqu’un lorsque vous ne pouvez quitter le palais Souverain et que cette personne, elle, ne peut y entrer ?
Les briscards avaient emmené Breridus hors de la salle de la couronne et lui s’y était retrouvé enfermé, seul auprès des trois Sacerdoces. À présent que deux ans étaient passés, Alphidore s’était juré que si sa venue sur le trône avait bousculé son destin, elle ne nuirait à personne d’autre. C’était pourquoi le jeune Seigneur Souverain faisait de son mieux pour gouverner justement, ambitionnant de donner à chacun la vie qu’il méritait. Néanmoins, certaines décisions restaient cornéliennes : que choisir lorsque toutes les options mènent au malheur de quelqu’un ?
La volonté d’Alphidore céda avec la tombée de la nuit. Il ôta sa houppelande et se rhabilla, puis attrapa un baluchon grisâtre dans un placard. Il ouvrit doucement la porte de ses appartements, passa discrètement devant le garde de service qui piquait du nez, parcourut les couloirs et monta d’un étage. Parvenu devant la chambre de sa tante, la Demoiselle Fleurienne de Pal, il toqua et patienta quelques instants. Bientôt, il entendit un bruit de tissus, et des pas qui se rapprochaient. La porte s’entrebâilla et Fleurienne, en fine chemise de nuit à fleurs émeraude, légèrement décolletée, l’invita à entrer. Elle semblait seule dans la pièce et Alphidore remarqua un livre entrouvert sur les draps froissés de la couche.
« Comment puis-je t’être utile, jeune neveu ?
— Ma tante, je viens vous voir rongé par le doute. Je ne sais que faire et comme vous m’avez demandé de ne jamais hésiter, je… »
Alphidore baissa la tête en rougissant ; il avait honte. Puis, la relevant, les yeux un peu brillants, il s’écria :
« Je dois voir Breridus !
— En êtes-vous sûr ? Je sais ce que je vous ai dit, mais je vous ai aussi conseillé de ne pas trop en user. C’est beaucoup trop dangereux pour devenir une habitude ; il ne faudrait pas que quelqu’un vous surprenne… Alors, en êtes-vous certain ?
— Oui, ma tante, certain. »
Fleurienne acquiesça et s’enfonça dans ses appartements. Elle enfila de beaux escarpins rouges, qui mettaient en valeur la longueur de ses jambes, et serra bien la ceinture de son vêtement afin de cintrer sa silhouette : si l’on veut détourner l’attention de quelqu’un, autant utiliser tous les avantages que les ancêtres nous ont donnés ! Avant de partir, la Demoiselle s’arma d’une petite lanterne. Ils sortirent de la chambre et s’élancèrent dans les couloirs à longs pas silencieux. Deux étages plus bas, les chandelles qui bordaient les corridors se firent de plus en plus rares et Fleurienne dut allumer la mèche de sa lanterne sur un des lumignons. Le palais Souverain était si vaste et les passages si nombreux qu’une grande partie restait dans l’obscurité sitôt la nuit tombée. Seuls les couloirs qui jouxtaient les appartements des nobles demeuraient éclairés.
Alphidore souffla :
« Je sais qu’il me faudrait démêler tout cela seul et que je ne devrais pas avoir besoin de mon oncle… Mais, vous savez, il est bon d’avoir un mentor. Et puis, je regrette ses erreurs ; outre cela il était un bon Seigneur Souverain. Droit et juste, il n’hésitait pas, lui. Il avait de ces qualités qui me font défaut…
— Voyons, cessez donc de faire grise-mine ! Si vous pensez cela, vous ne vous ferez jamais confiance. Il est bon, en effet, d’avoir quelqu’un qui sait nous écouter et prodiguer de bons conseils. Il n’y a aucune honte à cela. Mais soyez prudent, il ne faut pas que l’on vous voie ! Il y a bien assez de dissidence en Cannirnosk ces temps-ci, point besoin d’y ajouter un scandale. »
Alphidore hocha la tête sans répondre et ils continuèrent en silence. Parvenus au rez-de-chaussée, ils se dirigèrent vers l’entrée. Fleurienne de Pal murmura :
« Nous voilà près de la grande porte. Restez bien caché et ne sortez que lorsque tous les gardes seront groupés autour de moi. Vous avez bien votre cape grise et votre canne ?
— Oui, ma tante. Et encore merci pour ce que vous faites pour moi. »
D’un geste ample, Alphidore déploya le manteau sur ses épaules, gardant le bâton en main.
Fleurienne s’avança vers les gardes de sa démarche douce et sensuelle. Grâce à la beauté de son visage et la perfection de ses formes, elle attirait tous les regards et elle le savait. Si elle avait pu se marier, elle aurait fait le bonheur d’un homme, ou de plusieurs, mais une de Pal ne se mariait pas. En effet, si l’on trouvait épouse pour tous les membres mâles de la lignée, afin de récupérer avec la dot de la jeune femme une parcelle de terre supplémentaire, on refusait d’en perdre en conduisant à l’autel les filles de la famille.
Les soldats se tournèrent vers Fleurienne qui approchait lentement. Elle s’adressa à l’un d’eux, se penchant un peu vers lui. Le factionnaire l’écoutait en la dévorant des yeux, obnubilé par son visage charmant et ses lèvres douces. Alphidore n’entendait pas ce que disait sa tante, mais cela semblait passionner véritablement son interlocuteur. Le Seigneur Souverain hésita à s’élancer, mais les autres cerbères restaient encore à l’affût, malgré la distraction offerte par la Demoiselle. Bientôt, Fleurienne leur fit signe de s’approcher. Délaissant leur poste sans la moindre hésitation, la dizaine d’hommes d’armes se compacta jusqu’à former un petit attroupement autour d’elle.
Alphidore en profita pour se faufiler dans la brèche. Il remercia Fleurienne par la pensée, puis galopa dans les escaliers, camouflé sous sa robe grise. Arrivé dans les rues de Landargues, il ralentit l’allure et fit route arqué sur sa canne. Traverser la ville à cette vitesse lui prendrait presque une heure, mais il préférait se montrer prudent. Se faire passer pour un prêtre mendiant était une astuce qu’il avait trouvée et il s’en félicitait chaque jour. L’ordre gris possédait le grand avantage pour lui d’être anonyme, si bien que chaque membre avançait le plus souvent le visage dissimulé sous un capuchon. Ainsi, personne ne pouvait le reconnaître. De plus, si ces hommes faisaient tout pour aider leur prochain, ils en dépendaient aussi en grande partie. Or, personne n’avait le désir d’héberger un vieillard malpropre et affamé. Pour cette raison, les gens du commun les esquivaient après la tombée de la nuit. Il fallait tout de même éviter les quartiers pauvres, car ceux qui vivent à la rue n’hésitaient pas à interpeller un gris, même après le coucher du soleil…
* * *
Alphidore traversa les beaux quartiers sur trois pattes, chemina dans les rues marchandes, puis longea les avenues à l’ombre des remparts. Le vent se leva et de lourds nuages s’amoncelèrent, promesse d’un déluge à venir. Alphidore pressa quelque peu l’allure, désireux de parvenir à la prison avant l’averse. Sa canne cliquetait sur les pavés avec vivacité. Les premières gouttes tombèrent alors qu’il abordait l’artère qui menait au pénitencier. Un passant esseulé se réfugia sous un porche et Alphidore trottina sur les derniers mètres.
La Couronne de pierre était une ancienne tour de garde, désaffectée depuis que le front s’était déplacé vers le nord, puis transformée en prison d’élégance. Plus les captifs étaient précieux, plus on les établissait en haut de l’édifice. Pour s’enfuir, les dangereux condamnés avaient plus de trajet à parcourir, ce qui limitait les possibilités d’évasion. De plus, chaque étage était clos par une grille de fer dont seul le factionnaire surveillant le niveau inférieur possédait la clef. Ainsi, pour s’échapper, il aurait fallu chaque fois dérober le trousseau à une sentinelle de l’autre côté de la barrière. Le système fonctionnait si bien que les soldats n’avaient jamais eu à déplorer le moindre échappé. Ce qui plaisait moins aux gardes, en revanche, c’était que pour retourner sur le plancher des vaches lors de la relève, ils devaient patienter à chaque étage que la claie soit déverrouillée pour continuer leur descente. Ce petit inconvénient avait relancé les paris dans les rangs des factionnaires qui jouaient, en plus de leur paie, la possibilité de garder les bas étages de la tour. Les plus malchanceux finissaient invariablement en haut.
C’était Relonor Helvival, le Seigneur de guerre, qui avait transformé le bâtiment défensif en geôle pour y enfermer Breridus de Pal après sa traîtrise. Il avait aussi renommé le poste de surveillance en lui donnant le titre de Couronne de pierre, par ironie, en faisant référence à la couronne d’argent que le Seigneur Souverain avait tenté de s’approprier.
Le dernier étage était à la disposition complète de Breridus de Pal et le toit lui servait de jardin. Sa prison était une belle cage dorée, remplie de meubles élégants, dotée d’une imposante bibliothèque et agrémentée de fauteuils confortables. Le captif possédait même un geôlier appartenant à la noblesse, le gentilhomme Elivard Cachampgueux. En effet, il avait paru incorrect que l’homme le plus puissant de Cannirnosk soit gardé par des gueux. Il fut clamé dans tout le pays que l’on cherchait un aristocrate pour surveiller le grand traître. On envoya des messagers dans toutes les villes, dans tous les domaines. Ils revinrent les mains vides. Relonor Helvival attendit deux semaines, mais personne ne semblait avoir assez peu d’estime de soi pour se vouloir laquais d’un prisonnier. Le quinzième jour, Relonor Helvival en eut assez et prit une décision. Cette intervention, à l’encontre de tout l’échafaudage hiérarchique, était l’une des actions qui lui valut sa réputation d’impatient en politique. Il choisit la famille noble la moins élevée et y chercha son membre le plus vil. Peu de temps après, Elivard Cachamgueux prenait poste dans la tour.
Malgré ces aménagements, la Couronne de pierre restait une prison et Breridus n’était pas descendu à moins de cent coudées du sol depuis deux ans.
Alphidore entra dans le rez-de-chaussée qui débordait de sentinelles en armes. Le Seigneur Souverain fut frappé par le relent aigre qui s’élevait de la masse braillarde. Dehors, la pluie claquait violemment sur les pavés. Un factionnaire se tourna vers lui, délaissant sa partie de cartes, et Alphidore lui expliqua qu’il souhaitait rencontrer Breridus de Pal afin de l’entendre en confession. Le garde rechigna un peu, mais Alphidore lui opposa que c’était là le droit le plus strict de tous les hommes et que, même s’il avait trahi sa patrie, jamais le félon ne s’était détourné des ancêtres. Le soldat rouspéta un moment, puis lui ordonna de patienter. Se retirant dans l’arrière-salle, il rédigea un billet à l’attention d’Elivard Cachampgueux.
Le procédé pouvait paraître étonnant, puisque le gardien de Breridus de Pal se trouvait dans la bâtisse. Mais les veilleurs en avaient rapidement eu assez de gravir les centaines de marches plusieurs fois par jour – et de poireauter durant la descente – juste pour porter une bafouille ou demander un avis. Ils avaient donc installé une remontée sur toute la hauteur de la tour. Une bannette accueillait les messages que l’on soulevait au moyen d’une corde. Arrivé à l’étage concerné, le panier heurtait une cloche qui tintait et prévenait la sentinelle en faction. Pour le retour, l’information suivait le même chemin en sens inverse. Il était fréquent que l’on se trompe de niveau, mais c’était toujours cela de marches en moins. Alphidore prit son mal en patience en fronçant le nez devant la forte odeur d’humidité et de pisse qui imprégnait le rez-de-chaussée. La réponse mit quelques minutes à arriver ; elle était favorable. Le cerbère laissa passer le Seigneur Souverain, encore camouflé sous son capuchon gris.
Le jeune homme s’appuya lourdement sur sa canne pour monter les degrés. Il y en avait des centaines, de hauteurs variables. L’édifice n’était pas une œuvre de maître, et surtout il avait subi les ravages du temps et de la guerre. L’escalade lui prit un bon moment. Chaque étage le faisait longer des geôles, à côté desquelles il attendait que le factionnaire déverrouille la grille. Sur la porte de toutes les cellules, un petit écriteau indiquait le titre et les crimes de l’occupant. Les premiers noms lui étaient inconnus, mais plus il montait et plus leur consonance acquérait un air de mythe. Ainsi, Alphidore passa d’abord devant le cachot d’Aulidas, le célèbre voleur de bétail. Vers le centre de la tour, il croisa le regard de la démente Gaudrière. L’égorgeuse d’aristocrates se tenait affalée contre sa grille et roulait des yeux fous. Il examina avec étonnement, quelques étages plus hauts, l’incendiaire Annoncio, perdu dans la contemplation d’une des torches qui éclairaient le couloir. L’avant-dernier niveau contenait des légendes telles que l’empailleur, ou encore le chef barbare Hrolf, cousin de Grimm, le Meneur des sauvages.
Arrivé au faîte de la tour, Alphidore souffla un instant. Le garde de service au sommet – un grand gaillard malchanceux comme pas deux – lui ouvrit et le jeune homme passa l’ultime grille. Alors que celle-ci se refermait dans un grincement, Alphidore pénétra dans le domaine de Breridus de Pal, le Seigneur déchu. Son gardien vivait dans les premières pièces, sur lesquelles donnait le couloir principal. On y trouvait une petite chambre et un cabinet avec un bureau. Ces appartements étaient séparés de ceux de Breridus de Pal par une simple porte de bois. À l’origine, ce battant n’existait pas, mais Elivard Cachampgueux l’avait fait installer afin de pouvoir s’isoler lors des crises de rage de son prisonnier. Les deux années de captivité n’avaient pas réussi à changer le caractère de Breridus de Pal, qui demeurait toujours aussi colérique.
Le gardien ne se trouvait visiblement pas dans ses quartiers et Alphidore continua. Il entendait, plus loin, des voix et de gros éclats de rire. Il passa la porte, laissée entrouverte, et tomba sur un spectacle peu commun. Le prisonnier et son geôlier, cul et chemise, jouaient aux cartes en descendant une carafe de vin. L’ancien Souverain de la Cannirnosk semblait mener la partie et se gaussait pendant qu’Elivard, une grimace en travers de son bec-de-lièvre, contestait un point de règle. Alphidore s’approcha, toujours voûté sur sa canne, mais les deux hommes ne le remarquèrent pas. Breridus mit fin à son bavardage en avançant du bras deux grosses pièces d’or – il avait la main prise par son verre – et le gardien riposta en abaissant trois cartes vertes. Breridus de Pal s’esclaffa à ventre déboutonné, rabattant deux rouges et une grise :
« Vieux bougre, tu me l’as bien mise cette fois ! »
Le Seigneur Souverain se racla la gorge. Elivard Cachampgueux se tourna brusquement vers lui. La bouche un peu ouverte sur son lagostome, une grosse coulure de vin sur la chemise, il conservait encore quelques cartes à la main. Pris dans sa partie, le gardien avait tout oublié de la venue du prêtre gris. Il s’écria pour se redonner contenance :
« Vous êtes arrivé vite ! »
Alphidore s’inclina imperceptiblement, comme pour s’excuser. Derrière le geôlier, Breridus de Pal se leva calmement et repoussa sa chaise. Toute trace d’hilarité avait disparu de son visage, comme sur celui d’un acteur au sortir de scène. D’une taille plutôt courte, les cheveux soignés et la vêture impeccable, l’homme avait toujours l’apparence d’un élégant châtelain. On était loin du prisonnier hirsute et puant que l’on aurait pu imaginer. Il constata, d’une voix douce et posée :
« C’est l’heure de ma confession, dirait-on. »
Il jeta un coup d’œil à Elivard qui restait immobile, les cartes lui pendant mollement dans la main. Le gardien semblait visiblement déçu de n’avoir pas pu finir leur partie alors qu’il menait. Il ramassa ce qui traînait sur la table, bouteille, verres et cartes à jouer, puis se dirigea vers la porte.
« Je vous laisse, je pense que votre prêtre aura besoin de calme s’il veut pouvoir exercer ses offices… »
Alphidore s’inclina de nouveau, n’osant pas parler de peur de que l’on reconnaisse sa voix. Breridus intervint :
« Merci, Elivard. Les ancêtres vous remercieront pour votre bonté. »
Elivard sortit, suivi des yeux par son prisonnier.
Alphidore était amusé de voir les attaches qui unissaient les deux hommes, mais ne s’en étonnait pas outre mesure. Son oncle avait toujours eu le talent de décaler les liens qu’il entretenait avec ses fréquentations pour les mener sur le chemin de la confiance, souvent excessive. Dans leur relation, un observateur ingénu aurait éprouvé de grandes difficultés à juger qui était le geôlier et qui le captif.
Lorsqu’il se fut assuré que le gardien avait bien quitté les alentours, Breridus s’enfonça dans un fauteuil et se tourna vers Alphidore :
« Installez-vous, mon neveu. Prenez la chaise, voulez-vous. Alors, que me racontez-vous de beau ? »
Le jeune homme fut interloqué d’avoir été reconnu aussi facilement. Il tomba plus qu’il ne s’assit sur la chaise que son oncle lui présentait. Breridus, en face de lui, se servait une liqueur dans un minuscule verre à pied.
« Est-ce que je vous sers un peu de pêche ? »
Alphidore hocha la tête. Breridus lui versa une lichée en disant :
« Allons, mon neveu, dites-moi. (Il ajouta devant l’immobilité de la capuche grise :) J’ai deviné qui vous étiez, mais c’était un bien piètre mystère ! Ne croyez pas être le premier à user de cet artifice. Durant ma gouvernance, j’ai fermement hésité à dissoudre l’ordre gris. Le nombre de crapules qui baguenaudent sous cet immonde capuchon gris… Et pis, le nombre de prêtres de l’ordre mendiant qui se font arrêter et exécuter chaque année, à tort ! »
Breridus tendit son dé à coudre à Alphidore, puis il enchaîna :
« Et puis, si vous croyez que vous êtes le premier Souverain à faire le mur ! J’avais quant à moi un pacte avec le chef de la garde : il me laissait sortir contre un tonneau de bonne bière. »
Alphidore attrapa son verre et le vida d’une lampée.
« Mon oncle, je viens à vous car j’ai besoin de conseils. J’ai toujours suivi cette ultime recommandation que vous m’avez donnée, et l’appui des trois Sacerdoces m’a évité bien des écueils, mais j’ai dernièrement fait une erreur.
— Mon neveu, si cette erreur, comme vous dites, est la première depuis que vous êtes sur le trône, alors je vous tire ma révérence ! L’erreur est humaine, le tout est de s’en rendre compte – mieux, d’en tirer parti ! »
Alphidore sourit. Il reconnaissait bien là le caractère de son oncle. Toujours mesuré et calculateur, du moins lorsqu’il ne se laissait pas aller à ses humeurs. Le jeune homme poursuivit :
« Mon erreur tient à une amitié…
— La pire de toutes les choses en politique ! trancha Breridus sans attendre la suite. Du moins, si c’est une vraie amitié. Les amitiés jouées sont plus que nécessaires ! Mais allons, continuez.
— Que je vous explique la situation. Euphème, un fils Groëe, est revenu des Marches, où il n’est plus jugé apte à combattre. Or, à cause d’une querelle pour un petit lopin de terre, cela est en voie de créer dans le Sud un affrontement entre cet Euphème Groëe et le reste de sa famille ainsi que celle de Vignevaux.
— Oui, je sais cela. Ne croyez pas que mon isolement dans la Couronne de pierre fait de moi un homme retiré du monde ! J’ai mes informateurs… Mais baissez le ton, moins Elivard en apprend, mieux je me porte. Je ne voudrais pas, surtout, qu’il devine qui se cache sous cette cape grise. Il a, de plus, récemment pris la mauvaise habitude d’écouter aux portes. Et comme je ne me sens pas l’humeur de le punir pour cela…
— Pardon. »
Alphidore se pencha un peu vers son oncle, prenant la pose des conspirateurs, et continua à voix plus basse.
« Je pensais ne pas intervenir, mais Théophore, le plus jeune fils Groëe, est venu me voir afin de solliciter ladite terre pour son frère. C’est un ami de mon enfance, nous avons fait nos études ensemble… Comme cette parcelle est improductive et laissée à l’abandon, je ne pensais pas à mal en la lui accordant. Le grand perdant de l’affaire restait Euphème, pour qui nous avions d’abord prévu de bons champs plus à l’ouest…
— Mais ? »
Alphidore regarda son oncle d’un air piteux : il avait honte.
« Le jeune fils Vignonel est venu peu après Théophore, demandant réparation à l’encontre d’Euphème Groëe. Les pères Groëe et Vignonel accusent le guerrier de tous les crimes : violences, vol, et braconnage. Je ne peux donc laisser cette plainte sans réponse, mais il me semble aussi malséant de refuser à Euphème Groëe ce que j’ai promis à son frère… »
Breridus conclut lourdement la conversation :
« En clair, vous avez commis une bourde. »
Alphidore baissa les yeux. Il voulut ajouter qu’il avait pensé régler le différend en proposant à Laval la terre initialement prévue pour Daogan, en dédommagement de celle du vieux moulin, mais l’évidente réponse de son oncle le retint : il objecterait que le vieux seigneur foncier refuserait par honneur, sans parler de la réaction des autres lignées face à cette faveur déplacée…
Breridus avait autant de pouvoir sur les hommes que sa sœur, à la différence que lui n’utilisait pas pour cela son corps, mais une autorité qui semblait si naturelle que l’on ne pouvait qu’y succomber. Il paraissait plus adulte que chacun, et plus encore depuis que les années d’emprisonnement avaient blanchi une part de ses cheveux. Assis dans son fauteuil pourpre, accusant une tête de moins que son neveu, il le dominait pourtant de toute sa hauteur. Il se pencha en avant, plantant ses yeux dans ceux d’Alphidore, et susurra :
« J’espère que vous n’avez pas donné au frère les droits de possession pour Euphème. Parce qu’alors vous êtes un idiot et je ne peux vous aider. »
Alphidore releva la tête, une lueur de défi dans les yeux :
« Non, mon oncle ! J’ai demandé à ce qu’Euphème vienne les chercher en personne ! »
Breridus soupira, puis reprit d’une voix toujours basse qui obligea son interlocuteur à se pencher vers lui :
« Merci. J’ai bien cru que toutes les années de votre jeunesse où je vous ai patiemment répété les mêmes choses avaient été inutiles. La solution est donc simple – et évidente – annulez l’accord du frère Groëe.
— Mais, cela ne serait pas faire montre de peu de résolution ? Un Seigneur Souverain ne change pas d’avis ainsi sur un sujet aussi brûlant…
— À moins que ledit Souverain n’agisse avant de réfléchir et qu’il ne gouverne avec son cœur au lieu de penser avec sa tête. Quelle est la maxime à ce propos que je vous ai enseignée ?
— Chez les de Pal, le cœur et le corps restent dissimulés derrière l’esprit.
— Bien. Donc vous comprenez votre erreur. Je me demande néanmoins à quoi servent les trois Sacerdoces s’ils laissent passer pareille ânerie… À mon époque, déjà, je m’évertuais à les rendre utiles. Ils ne savaient que gêner le Souverain, mais je vois qu’ils ne sont pas même bons à refréner celui-ci dans ses ardeurs puériles…
— Que dois-je faire, alors ? Écrire aux fils Groëe pour leur expliquer que je me suis trompé ? »
Breridus se prit la tête dans les mains en soupirant, désespéré. Toutefois, si Alphidore avait pu voir son visage, il y aurait remarqué un fin sourire. Breridus était un acteur né et il utilisait son talent sans compter pour dominer son entourage. Il avait décidé de changer de tactique, car la moquerie ne semblait pas pousser Alphidore sur la bonne voie. Il modifia son approche du tout au tout. Il garda ainsi la tête dans les mains quelques secondes avant de la relever :
« Alphidore, mon neveu. Je t’aiderai toujours, tu le sais. Nous faisons partie de la même lignée et tu es conscient que nous devons tout faire pour sauvegarder la famille, tout. Il faut tout entreprendre, même si cela doit nuire à quelqu’un d’autre. Je vais te dire un proverbe, retiens le bien. C’est une leçon très importante pour notre politique Cannirnoskine. La famille doit rester unie au risque d’en servir une autre. C’est pour cela que je te soutiendrai, et c’est aussi pour cela que tu ne dois pas te rabaisser dans cette affaire. Si tu envoies une missive aux fils Groëe, tu nous couvriras de honte et alors tu affaibliras notre lignée. Cela est hors de question. Il te faut jeter les maisons les unes contre les autres pour couvrir ton erreur.
« Lorsqu’Euphème viendra, tu ne lui avoueras pas ce que tu as promis à son frère et tu le renverras pour son outrecuidance. Cela blessera les autres familles au lieu d’humilier la nôtre. Les Groëe seront particulièrement touchés, tu réduiras leur honneur à néant en brisant une seconde fois celui de leur fils aîné. Lorsque tu auras affaibli les autres familles, il faudra songer à fortifier la nôtre. Car, si tu peux résoudre le problème familial des Groëe, tu seras loué comme le Seigneur Souverain qui a su régler un différend que même des membres d’une maison ne parvenaient pas à conclure entre eux. La raison en est simple, encore une fois : La famille doit rester unie au risque d’en servir une autre… »
Breridus se tut sur cette maxime et la conversation s’arrêta. Le prisonnier sirota les ultimes gouttes de sa liqueur, reposa le verre délicatement et attrapa une clochette. Il la fit sonner en la remuant négligemment. En réponse, les petits pas d’Elivard Cachampgueux, le geôlier, résonnèrent dans le couloir. Alphidore se releva au moment où sa trogne hideuse passait la porte. Quelques instants plus tard, le Souverain emmailloté de gris commençait l’interminable descente de la Couronne de pierre.
* * *
La nuit s’étendait sur Landargues, profonde, franchissant les heures, et la pluie s’était arrêtée. Les rues n’étaient plus hantées que par quelques patrouilleurs dégoulinants, et parsemées de poivrots dissimulés dans les recoins sordides. Les beaux quartiers dormaient depuis de longues heures maintenant. Les hommes rêvant de richesses, les femmes de bijoux, tous rêvant d’amour. Dans la basse ville, l’amour ne se rêvait pas à cette heure, il se faisait à la lueur trouble d’une chandelle, dans des chambres mal isolées où l’on entendait les grincements des autres presque aussi bien que les siens. Ici, c’était une passion qui ne durait pas, à moins bien sûr d’avoir suffisamment de pièces en poche.
Dans les tréfonds d’une de ces venelles douteuses, la porte basse d’un bouge s’ouvrit. Une figure enchaperonnée de ténèbres se montra dans l’embrasure. L’ombre grise pencha sa carcasse pour ne pas heurter le linteau. Elle regarda à gauche, à droite, puis, assurée que personne n’arpentait les alentours, elle s’élança dans la ruelle. Dans sa course, elle rattrapa d’une main son capuchon qui manquait de s’envoler, laissant deviner l’éclair d’un sourire, puis amorça un virage serré pour changer de voie.
Ses pieds battaient le pavé, piétinaient les feuilles mortes et bondissaient pour passer les flaques formées par la récente averse. Les rues défilaient à toute allure, trop vite pour dévoiler plus qu’une succession de façades. Alphidore filait et en avait le cœur battant. Il ne restait pas une heure avant le jour et le Seigneur Souverain tombait de fatigue. Néanmoins, en galopant à travers ces venelles encombrées de tavernes crasseuses et d’autres lupanars, il était heureux comme un roi et fier comme un coq. Sa vie lui semblait belle pour un temps, emplie d’aventures et de liberté. Il laissait une femme alanguie, couchée à demi-nue sur un lit étroit, une bourse pleine déposée pour elle sur la table de nuit. Il ne s’en fallait de beaucoup qu’il renfile ses chaînes avec ses habits de Seigneur, mais il voulait jouir de son plaisir autant qu’il était possible. Éloignant au mieux les soucis du quotidien, il tâchait de profiter de sa jeunesse.
Mais, alors qu’il allait rallier une avenue plus large, un homme sorti de sous un porche l’interpella. Il portait le couvre-chef verdâtre des bouviers.
« Monseigneur, Monseigneur ! »
Alphidore s’arrêta dans un dérapage, pris de stupeur. Il avait manqué de prudence ; il était découvert ! L’homme tangua et se rattrapa à sa robe grise, manquant de l’arracher :
« Ne vous inquiétez pas, Monseigneur, je ne vous dénoncerai pas, hips, à votre femme. »
Alphidore manqua de s’étouffer devant la tirade. Il ne comprenait pas.
« Pardon ?
— Eh oui ! Hips ! Ne me croyez pas aussi sot que je suis ivre ! Si l’on s’enfuit à votre vitesse d’une de ces rues, c’est qu’il y a une prostituée non loin…
— Je vous jure que… »
L’inconnu éclata d’un rire gras :
« Ah ah ah ! Ou des prostituées, petit veinard ! Et on se dépêche de s’en éloigner pour aller retrouver madame avant qu’elle ne s’aperçoive de votre absence… Car, à cette heure de la nuit, on ne peut prétexter rien d’autre. C’est dangereux, mais qu’est-ce que c’est bon ! »
Alphidore se récria. Il commençait à comprendre que son identité n’était pas compromise et que le bougre était même tellement ivre qu’il ne reconnaissait pas la cape des prêtres gris.
« Non, ce n’est pas ce que vous pensez !
— Ne vous inquiétez pas, je connais cela moi aussi. Enfin, je connaissais quand c’était encore possible. Parce que, si l’on fuit bobonne, on la regrette lorsqu’elle n’est plus là… Conservez-la, mon brave. Trompez-la tant que vous le voudrez, mais je vous en conjure, conservez-la !
— Très bien… Mais si vous voulez bien m’excuser, il faut que je m’en aille…
— Mah ! Pas de bêtise, garçon. Allons boire un verre tous les deux !
— Je suis désolé, je suis vraiment pressé. Je ne peux… »
La colère empourpra le gardien de bœufs devant ce refus et il se mit à gueuler :
« Faux jeton ! Tu oses laisser un honnête homme dans sa misère ! »
Sur ces bons mots de son interlocuteur, Alphidore reprit sa course. Il était déjà loin, fixé sur son objectif, quand l’autre beugla de nouveau :
« Et les prostituées ! Où je peux les trouver ? Dis-moi ! »
Alphidore n’avait plus le temps de passer par les petites rues, les premières lueurs commenceraient à poindre d’une minute à l’autre. Pour l’instant, seule une brume persistante les empêchait de se manifester. Alphidore prit une avenue principale. Sur la place du marché, les marchands installaient déjà leurs étals, les boulangers enfournaient le pain. Alphidore accéléra. Aux détours d’une allée, il manqua de heurter deux gardes qui entamaient leur journée, la trogne encore froissée de sommeil. Il les contourna en s’excusant, se rééquilibra et arriva devant le palais. Il se plia en deux, les mains sur les genoux, essoufflé comme jamais. Soudain, la grande porte branla pour que les domestiques les plus aisés, ceux qui n’étaient pas logés dans la demeure Souveraine, puissent entrer. C’était l’occasion rêvée ! Alphidore prit place au milieu du bas peuple le temps que l’huis s’ouvre entièrement, puis s’engagea sous l’arche et dépassa le porche. Il ne lui restait plus qu’à parvenir à sa chambre, mais il fallait faire vite pour y arriver avant le personnel !