Chroniques du vieux moulin - Tome 3 : Mariages et trahisons
Chapitre soixantième
« Wilhjelm, venez ! Des hommes approchent ! »
L’épouse des marches se releva en vitesse pour suivre Gardomas. Elle avait troqué ses habits nobles pour une tenue plus pratique, et ses appartements au premier étage du palais pour une chambrette tout près de l’entrée ; en un instant, elle se retrouva dehors.
Du monde se pressait dans les rues. Rien à côté de ce qu’avait pu être une journée ordinaire à Castel-de-pluie, mais davantage que durant les pénibles jours écoulés depuis le massacre. Des femmes, des enfants, des vieillards, mais aucun homme, aucun de ces hommes qui emplissaient désormais les cimetières de la cité.
Haves, le visage amaigri, tous se dirigeaient vers les portes. L’arrivée d’inconnus inquiétait le peuple : quelle nouvelle horreur apportaient-ils à bout de bras, après les corsèques des Sauvages ?
Il ne fallut que quelques minutes à Wilhjelm pour gagner l’avenue qui menait à l’entrée de la ville. Une foule soucieuse s’y massait, agglutinée devant les lourds battants de bois renforcés de fer qui n’avaient pas suffi à les protéger la fois précédente. Deux tourelles flanquaient la porte, et chacune d’entre elles supportait le poids de dizaines de badauds, yeux jetés vers l’extérieur, tandis que les échelles qui y menaient grouillaient comme autant de fourmilières.
Wilhjelm s’avança avant de s’adresser aux habitants de Castel-de-pluie :
« Je vais monter, afin de m’assurer que ces étrangers ne nous feront aucun mal. N’ayez pas d’inquiétude, je ne leur permettrai de rentrer que s’ils sont en capacité de me prouver que nous ne courrons aucun risque. »
Quelques têtes obliquèrent vers l’épouse des Marches et sa tirade, mais cette dernière eut surtout à affronter une rangée de culs, ostensiblement tournés dans sa direction. Elle sentit Gardomas se tendre à ses côtés, et fit mine de ne pas se rendre compte de l’affront, préférant rallier l’échelle la plus proche afin de la gravir jusqu’en haut de la tour et du chemin de ronde.
Elle n’avait pas fait dix pas, arrêtée à chaque instant par un badaud en travers de sa route, qu’un cognement sourd l’immobilisa. Son cœur se serra lorsqu’elle comprit l’origine du bruit : les traverses qui retenaient les portes.
Elle se retourna, fendit la foule aussi vite qu’elle le pouvait, devinant avec horreur la lumière filtrer entre les deux battants, forcer pour se frayer un chemin, puis s’engouffrer avidement dans la cité.
Le fracas des lourds vantaux butant contre la muraille fut acclamé par un cri de joie. Les paroles s’avérèrent d’abord inintelligibles tant elles étaient noyées dans l’effervescence. Ensuite, alors qu’elle aurait pu les comprendre, Wilhjelm fut distraite par l’arrivée des inconnus.
Un ogre tout d’abord. Bedaine pressée dans ses chausses, barbichette blanche tressée avec méthode, galurin vissé sur le crâne.
« Regardez, Mathurien et ses hommes !
— Mais oui, c’est le père Mathurien ! Je le reconnais !
— Vous croyez qu’ils ont battu Grimm ?
— Non, imbécile, ce n’est pas à quinze qu’ils auraient pu vaincre une armée entière ! »
La foule se fendit afin de laisser place à l’aubergiste et à ses spadassins. Wilhjelm, portée par la masse, ne put que suivre le mouvement. Elle força tout de même pour avancer jusqu’au premier rang. Gardomas n’était pas parvenu à la flanquer et piétinait une dizaine de mètres en retrait.
Lorsqu’il eut pénétré dans la ville fortifiée, Mathurien clama :
« Je suis venu dès que j’ai appris l’odieuse nouvelle, bon peuple du Nord. »
Sa voix grave porta un instant, puis il désigna ceux qui le suivaient :
« Si vos hommes ont tous péri, en voici de nouveaux, bien décidés à vous protéger contre vents et marées ! »
Wilhjelm s’avança de trois pas pour crier :
« Mon peuple et moi n’avons pas besoin de votre protection. »
L’épouse des Marches perçut avec douleur que sa voix s’éraillait, semblable à celle d’une hystérique aux abois. Mathurien se tourna vers elle, fléchant déjà du regard l’inconsciente qui s’était permis de l’interrompre, puis ses yeux caressèrent l’éclatante chevelure de la femme. Un sourire se dessina sur ses lèvres, en même temps qu’un murmure :
« Wilhjelm Helvival, si je ne m’abuse… »
Poings sur les hanches, l’épouse des Marches mima la contenance qu’elle ne ressentait pas :
« Vous ne vous trompez pas, c’est bien moi. Et j’entends bien protéger les habitants de Castel-de-pluie sans votre aide. »
L’aubergiste parut impressionné par l’assurance de Wilhjelm. Il se découvrit, galurin en main, et allait s’incliner lorsqu’une nouvelle voix cingla l’air :
« Nous protéger comme vous protégiez les pauvres malheureux que vous avez envoyé à Landargues pour porter nouvelle de l’attaque de Grimm ? Les rares hommes qui nous restaient, sacrifiés pour une folie ! »
Wilhjelm se tourna vers la femme qui venait de parler. Elle hésita un instant, puis répondit :
« Je sais que ton époux faisait partie des messagers, et crois bien que…
— Nous protéger par des mensonges ? Comme celui que vous avez proféré en disant que vous veilleriez sur leurs familles ? Mon fils a faim, son grand-père est blessé, et vous n’avez rien entrepris pour eux ! »
Mathurien assistait à l’affrontement qui opposait les deux femmes, caressant sa barbichette d’un geste absent. Il rajusta finalement son galurin sur son crâne avant de s’éloigner d’un bon pas.
Wilhjelm, empêtrée dans une défense maladroite, ne put que le regarder partir du coin de l’œil.
* * *
La journée avait achevé ses heures, morose. Si quelques femmes parmi les plus fidèles s’étaient réfugiées autour de Wilhjelm, inquiètes quant aux motivations des nouveaux venus, la plupart des survivants s’étaient pressés d’aider le père Mathurien à s’installer dans l’une des casernes de la cité.
Ce choix de bâtiment permettait à l’aubergiste d’obtenir une demeure plus étendue que tous les autres logements de Castel-de-pluie, mais aussi de posséder une vaste cour où réunir le peuple. Cela lui donnait en outre la possibilité de mettre la main sur les réserves d’armes et de matériel, bien que celles-ci se trouvaient au plus bas.
Gardomas était allé observer ce que l’on y tramait. Que sa couverture de flâneur en quête de divertissement soit efficace, ou que Mathurien ne vit pas le mal à se faire espionner, le palefrenier avait assisté à la mise sur pied d’une milice, composée de femmes du peuple, et dirigée par plusieurs des gros bras de Mathurien. En échange du service rendu, l’aubergiste promettait des vivres, que devaient apporter d’autres de ses hommes, en route avec un chariot.
Cette milice avait pour mission de veiller à la sécurité des rues, et devait ramener à la caserne tout fauteur de trouble pris sur le fait.
Wilhjelm enrageait : elle se démenait depuis des jours pour organiser la vie de la cité, et Mathurien, cet étranger, lui que l’on disait ancien bandit, avait tout foutu en l’air en une paire d’heures.
Une promesse de nourriture comme moyen de pression, quelques gros bras, et tout le peuple s’était jeté à ses pieds. Les habitantes, durement organisées à grand renfort de négociations houleuses, avaient tout lâché pour se placer sous ses ordres. Et à cause de cela, les promesses qu’elle avait faites n’étaient plus tenables. Certains, que la crainte n’avait pas encore permis de changer de camp, étaient déjà venus s’en plaindre.
Sans parler de tous ceux qui la haïssaient pour avoir envoyé les derniers hommes valides prévenir Landargues.
Elle avait beau tourner et retourner la situation dans tous les sens, elle parvenait immanquablement à la même conclusion : c’était la catastrophe.
En définitive, le seul semblant de solution qu’elle trouva fut d’aller parlementer avec le nouveau venu. Soit elle le forcerait à partir, soit elle négocierait, et dans ce cas Mathurien ne pourrait refuser son aide : le nom des Helvival avait trop de poids dans le Nord pour se le mettre à dos…
Bien entendu, Gardomas s’était opposé à cette décision. Aller se jeter dans la gueule du loup lui paraissait trop dangereux. Il voulait que Wilhjelm le laisse s’y rendre lui afin d’y tenir la conversation en son nom. Son absence amoindrirait certainement le poids de ses arguments, mais au moins elle ne risquerait rien. Qui savait ce dont était capable ce bandit de grand chemin reconverti en cabaretier !
Wilhjelm sentait bien qu’elle ne parviendrait à faire changer d’avis le palefrenier, aussi décida-t-elle de ruser pour arriver à ses fins : après l’avoir contredit à plusieurs reprises, elle feignit de se ranger à sa prudence. Ils convinrent alors que Gardomas rendrait visite à Mathurien le lendemain dès la première heure.
Sitôt mis d’accord, l’épouse des Marches allégua une fatigue écrasante pour s’isoler dans sa chambrette. Seulement, moins d’une demi-heure plus tard, silencieuse comme une ombre, elle se faufila hors du palais.
Elle enfila les rues à vive allure jusqu’à la caserne, attentive néanmoins à ne pas rencontrer la milice. Si Mathurien se révélait aussi dangereux que l’assurait Gardomas, cette dernière avait peut-être reçu des ordres la concernant. Dans le doute, Wilhjelm préférait se montrer prudente.
Il ne lui fallut que quelques minutes pour arriver à destination, où un duo de plantons gardait la porte. Wilhjelm pensa d’abord à passer devant eux pour entrer, mais leur mine patibulaire lui fit réfléchir à deux fois avant d’agir. Si elle craignait la milice, il lui fallait assurément se méfier des gardes du corps du père Mathurien… Elle ne pouvait donc se montrer à eux, pas plus qu’elle ne pouvait se faufiler dans le bâtiment sans être repérée. Le seul moyen qu’il lui restait, dans ce cas, était de créer une diversion.
Comme elle réfléchissait à une manière d’éloigner les plantons, un cri la fit sursauter :
« Qu’est-ce que tu fouines là, toi ? »
Elle se retourna, prête à fuir, mais comprit soudain que l’on ne s’adressait pas à elle. À moins de trente pas de sa position, elle vit la lune scintiller sur la lame d’un milicien.
« Tu ne cherches tout de même pas à jouer un vilain tour à Mathurien, mauvais bougre ? »
Le choc d’un coup de pied vint achever la question comme une ponctuation un brin féroce.
« Alors ? Tu ne réponds pas ? »
Les deux plantons avaient aussi levé la tête en entendant le cri, et ne tardèrent pas à délaisser la porte pour gagner l’autre côté de la rue. Wilhjelm les regarda passer devant elle, avant de s’élancer vers l’entrée de la caserne. Elle ne savait pas quel malheureux subissait le courroux des miliciens, mais elle le remerciait de lui offrir la chance de pénétrer chez Mathurien.
Ses mains trouvèrent la poignée à tâtons, et elle tira pour ouvrir. L’huis remua bien un peu, mais ne céda pas. Wilhjelm ne put s’empêcher de chuchoter :
« Oh non, elle est fermée à clef ! »
Que les portes intérieures de la caserne soient verrouillées, elle n’avait aucun doute là-dessus, mais elle n’avait jamais entendu que l’huis principal pouvait l’être aussi.
Les coups se multiplièrent derrière elle, entrecoupés de rires. L’épouse des Marches força de nouveau sur la poignée, encore plus fort.
Enfin, après un heurt particulièrement violent, la victime des miliciens poussa un cri de douleur. Wilhjelm se retourna, interdite : elle connaissait cette voix.
De nouveaux coups furent donnés, et le malheureux laissa cette fois échapper quelques mots qui filtrèrent à travers les invectives des soldats :
« Arrêtez, je vous en supplie… »
Gardomas. Elle en fut certaine sans vraiment savoir pourquoi. Cette voix, il s’agissait de celle de Gardomas. Il avait percé à jour son stratagème qui visait à se débarrasser de lui, il l’avait suivie, il s’était fait prendre. À cause d’elle…
Ses jambes la lâchèrent et elle se sentit tomber en arrière. Elle heurta l’huis qui se déroba sous son poids dans un grincement. Le choc lui permit de retrouver ses esprits. En un instant, tout s’éclaircit dans sa tête : elle tirait la porte alors qu’il fallait pousser, quelle idiote ! Mais surtout, si Gardomas ne parlait pas, s’il se retenait de crier c’était pour lui offrir une chance d’entrer. Il savait qu’elle viendrait à son secours si elle reconnaissait sa voix. Peut-être même s’était-il laissé prendre volontairement…
Wilhjelm se redressa, poussa la porte derrière elle et s’enfonça dans la caserne.
Une fois à l’intérieur, parvenir jusqu’aux appartements que le père Mathurien s’était appropriés s’avéra très facile : elle n’eut qu’à suivre la lumière. Elle dut bien se dissimuler dans un coin d’ombre pour éviter un des hommes de main qui secondait l’aubergiste, mais ce dernier s’éloigna sans se douter de rien.
Le plus difficile, en fait, était de ne pas prêter attention aux cris de Gardomas. Que celui-ci l’ait vue entrer, ou bien que la douleur ait débordé son sens du devoir, il hurlait désormais à chaque coup porté. Son visage ensanglanté apparaissait par éclairs dans l’esprit de l’épouse des Marches, qui secouait la tête comme pour le chasser. Dents serrées, elle parvint néanmoins à avancer jusqu’à ce que les cris cessent.
Elle remercia alors les ancêtres, mais ne tarda pas à les maudire de nouveau : pourquoi Gardomas ne se faisait-il plus entendre ? Les miliciens s’étaient-ils lassés de leur petit jeu, ou bien avaient-ils frappé tellement fort que le palefrenier n’y avait pas survécu ?
Le silence lui parut bientôt pire que les hurlements.
Mathurien avait élu domicile dans un des étroits bureaux de la caserne. Le lit, certainement ramené d’une des habitations voisines, demeurait vide malgré l’heure tardive. La table, par contre, soutenait le corps ployé de l’ogre, concentré sur un énorme manuscrit.
De nombreuses bougies illuminaient la pièce, et une lanterne éclairait le livre depuis un petit meuble. Excepté son galurin, qui trônait sur un des coins du dossier de la chaise, l’aubergiste arborait les mêmes vêtements qu’à son arrivée à Castel-de-pluie. Il retira la main de sa barbichette pour se tourner vers la porte.
Un frisson dans ses poils indiqua à Wilhjlem que sa présence ne le laissait pas indifférent, mais l’ogre dissimula son trouble par un sourire qui dévoila toute une rangée de dents en or :
« Que me vaut le plaisir ? »
Mathurien se redressa avec difficulté, avant de s’incliner légèrement. Wilhjelm se sentit rassurée par l’accueil. Non seulement l’aubergiste ne se montrait pas agressif, mais en plus l’âge paraissait l’avoir rattrapé. L’image de ce vieil homme bedonnant cadrait fort mal avec les récits aventureux que lui avait racontés Gardomas sur cet ancien bandit de grands chemins. Peut-être le palefrenier avait-il tort sur toute la ligne ? Wilhjelm le regarda encore un instant avant de répondre :
« Je veux que vous quittiez ma cité. »
Le sourire de Mathurien se délita, puis ses dents en or reprirent leur place sur le devant de la scène :
« On ne m’avait donc pas menti ; votre mariage avec un Cannirnos n’a pas tué la Sauvage en vous. Quelle femme du peuple civilisé oserait un tel affront, avec cet aplomb que vous paraissez avoir vissé au corps ? C’est admirable !
— Je ne plaisante pas, vieil homme. Je suis dirigeante de Castel-de-pluie jusqu’au retour de mon époux, et je n’entends pas le voir revenir en terre ennemie.
— C’est drôle ce que vous dites.
— Pardon ?
— Terre ennemie. C’est drôle, étant donné que la horde de Grimm a détruit votre armée et vous a laissée en arrière… »
Wilhjelm sentit son assurance se fissurer. Derrière l’apparence du vieillard, il y avait bien autre chose… Elle la devinait transpirer à travers son sourire, cette implacabilité, cette absence de morale, cette détermination aucunement affaiblie par l’honnêteté. Elle lança tout de même son attaque :
« Le peuple vous a accueilli à bras ouverts, je ne le nie pas, mais c’est uniquement par crainte. Il n’y a plus d’hommes dans la cité, alors comment auraient-ils pu vous repousser ?
« Mais comment réagiront-ils quand ils apprendront qu’aucun chargement de nourriture ne va arriver ? Quelle sera leur attitude lorsqu’ils sauront que Grimm est venu dans votre auberge et que vous n’avez eu la vie sauve que grâce à votre couardise ? Lorsqu’ils comprendront que vous n’êtes ici que parce votre demeure a brûlé du plancher jusqu’au plafond ? Car c’est bien ce qu’il s’est passé, n’est-ce pas ?… »
Mathurien se rassit et referma son manuscrit. Il porta de nouveau les doigts à sa barbichette, qu’il caressa pensivement. Wilhjelm sut qu’elle avait gagné lorsqu’il concéda finalement :
« Grimm est bien venu dans mon auberge. J’ai d’abord voulu le flanquer à la porte, je ne croyais pas qu’il s’agissait de lui, puis j’ai vu… j’ai vu sa horde. Des milliers de Sauvages groupés devant chez moi. Des hommes, mais aussi des femmes et des enfants. Tous armés jusqu’aux dents.
« Je pensais mourir, mais Grimm m’a entraîné jusque dans mon arrière-salle. Il m’a alors entretenu de vous assez longuement.
— De moi ?
— Oui, de vous. Il m’a demandé de vous surveiller. Il m’a expliqué qu’il tenait vos filles avec lui, et que vous commettriez peut-être la bêtise de partir à leur recherche. Il m’a assuré que vous en seriez capable – et je me rends compte qu’il avait raison –, même s’il vous espérait suffisamment sage pour y renoncer.
« Il m’a ordonné de vous surveiller afin de vous empêcher de quitter les Marches. Il m’a dit de ne pas hésiter si vous cherchiez à fuir. Et… le doigt qu’il a lentement passé sur le fil de sa corsèque ne m’a pas laissé de doutes sur ce que je ne devais pas hésiter à faire… »
Le silence s’étira longtemps après son aveu. Wilhjelm le rompit finalement :
« Et vous avez eu tellement peur que vous êtes venu ici pour vous assurer que je ne partirai pas ? »
Elle posait la question comme si elle espérait déceler une faiblesse chez l’homme, mais Mathurien éclata de rire :
« Navré de vous décevoir, ma dame ; je suis venu car j’ai senti le filon. Une cité entière sans protection, comment résister à un tel don du ciel ? Il doit y avoir tant de richesses à piller…
« Et puis, la menace de votre frère ne m’inquiète pas vraiment. Je sais bien sûr qu’il est un homme de parole et qu’il me découpera en dés si j’échoue, mais je sais surtout que Breridus de Pal a été libéré pour conseiller ce benêt d’Alphidore. Avec une personnalité pareille au pouvoir, je n’ai rien à craindre : Grimm mordra la poussière sans tarder ! »
* * *
Wilhjelm se précipita au chevet de Gardomas dès qu’elle fut informée de son retour. Les rares femmes encore suffisamment fidèles pour obéir à ses requêtes l’avaient recherché, ramené, puis allongé sur une grande table du rez-de-chaussée.
Wilhjelm découvrit la scène avec un pincement au cœur pour cet homme étendu, le seul qui croyait encore en elle, qui risquait sa vie pour elle. Pour cette table aussi, vestige d’une époque révolue. C’était sur cette même table qu’elle avait dîné aux côtés de Fleurienne de Pal, alors que le malheur ne grondait encore que de loin, bien que de lourdes gouttes, celles d’avant l’orage, commençaient déjà à tomber.
Gardomas n’était plus reconnaissable. Visage en sang, contusionné, lèvres tuméfiées et yeux comme deux morceaux de charbon.
Une vieillarde, qui le palpait avec douceur, donna un jugement sans appel devant ses râles douloureux :
« Il a des côtes cassées. Il se remettra tout seul, mais ça sera long. Pour la face rien de grave, sinon qu’il ne possédera jamais plus un beau minois… Moi, en tout cas, je ne peux rien de plus pour lui. »
Elle grommela encore comme Wilhjelm attrapait la main du palefrenier :
« Quel gaspillage ! Avec tous les hommes que nous ont arrachés les Sauvages, si on réserve ce sort aux survivants… »
Une fissure craquelée s’ouvrit sur le visage de Gardomas à la vue du regard inquiet de Wilhjelm :
« Vous vous en êtes sortie ? Alors, Mathurien a-t-il cédé à vos demandes ? »
Les yeux de l’épouse des Marches se gonflèrent soudainement, puis une grosse larme roula sur sa joue gauche.
« Je… Non, il n’a pas cédé.
— Pourquoi ? »
Wilhejlm jeta un regard en direction de la vieillarde avant de répondre. Comme cette dernière ne s’occupait pas d’eux, concentrée sur ses baumes et ses onguents, elle consentit à raconter. Elle voulait demeurer brève, mais les mots jaillirent bientôt hors d’elle sans qu’elle puisse les en empêcher, libérateurs. Ils dévalèrent jusqu’aux oreilles attentives de Gardomas, qui rendit son office à peine le récit terminé :
« Vous devez cesser vos tentatives. Il est trop dangereux, il vous tuera…
— Je ne peux, Gardomas, le laisser prendre le contrôle de la cité. Comment pourrais-je regarder Relonor dans les yeux lorsqu’il reviendra, sinon ? Et comment me jugeront les ancêtres ? Le peuple de Castel-de-pluie ne mérite pas d’être abandonné aux mains d’un brigand de la pire espèce… »
Un raclement de gorge interrompit Wilhjelm. La vieillarde se redressa, délaissant ses emplâtres et ses cataplasmes pour cracher :
« Ce que le peuple de Castel-de-pluie mérite, c’est que les Sauvages cessent de lui tourner autour…
— Je comprends, mais ce n’est hélas pas de notre ressort… », répondit l’épouse des Marches.
La vieillarde emballa ses potions d’un geste expert, puis suspendit le sac de toile à son épaule :
« Nous sommes d’avis que si. »
Elle lâcha une dernière pique avant de passer la porte :
« Nous connaîtrons la paix lorsque tous les cheveux blonds auront déserté la cité ! »
Wilhjelm demeura un moment pensive, à contempler le battant encore ouvert. Sans s’en rendre compte, elle tortillait l’extrémité d’une de ses mèches dorées d’un geste soucieux.
Quelques instants plus tard, ses dernières fidèles accoururent dans la pièce :
« Wilhjelm, Wilhjelm, le chariot est arrivé !
— Le chariot, quel chariot ? Oh foutrecouille, le chariot de Mathurien ! »
L’excitation de ses interlocutrices était telle qu’elles ne perçurent pas même l’injure. Elles sautillèrent encore un peu sur place, puis bondirent vers le couloir.
Wilhjelm jeta un regard à Gardomas avant de souffler :
« Je reviens. »
Pour toute réponse, le palefrenier leva une main faible, seul geste qu’il avait la force d’esquisser, puis il la laissa tomber : de toute manière, Wilhjelm se trouvait déjà trop loin pour se rendre compte de ses efforts…
* * *
Le chariot n’avait pas pu s’avancer bien loin après la grande porte. La foule s’était en un instant faite si dense que le conducteur avait été forcé d’immobiliser ses bestiaux.
Enfants, femmes et vieillards se pressaient au bas de la charrette, se collaient aux animaux, bras tendus. Le père Mathurien surgit soudain au coin de la rue, et son cri fut comme une délivrance :
« Allons, Renaud, qu’attends-tu pour procéder à la distribution ? Ils ont faim, nom de Dieu ! »
Les sacs s’ouvrirent aussitôt, et la nourriture passa de main en main. Pain, viande, beurre, fromage, mais aussi des légumes et des fruits. Sans oublier la farine et le blé. Tout fut déchargé en quelques minutes.
Les premiers servis se sentaient si satisfaits qu’ils s’écartaient immédiatement, laissant la place aux suivants.
Lorsque Wilhjelm parvint dans l’avenue, ses fidèles venaient de recevoir leur part. Une d’entre elles, dont le petit n’avait pas trois mois, s’inclina face à Mathurien. D’autres imitèrent son exemple, puis on se passa le mot. Bientôt, toute la rue fut agenouillée devant l’aubergiste.
Seule Wilhjelm, à son extrémité, demeurait debout. Elle fixa la scène, et plus elle regardait plus ses traits paraissaient s’assombrir. Elle ne tourna les talons que lorsque les premiers commencèrent à se relever.
La porte du palais claqua, puis celle de la pièce où dormait Gardomas, toujours allongé sur la table. Il se redressa sur un coude pour voir qui arrivait avec tant de hargne.
La voix de Wilhjelm le cloua sur place :
« Remets-toi vite, Gardomas mon ami, cette nuit nous aurons quitté la cité, car personne d’autre que Relonor ne parviendra à la sauver… »