12

Agathe Bordeaux

mardi 9 février 2021

Enluminures - Livre I, La Cité des Scients

Chapitre 1

Avertissements de contenu

Description de détresse psychologique et d'angoisses intenses

Maltraitance médicale

Situation familiale : l'accompagnement d'un parent souffrant (maladie mentale)

La dernière balade de Desdémone Brintaigu


Il était une cité par le ciel éveillée,

Tournée vers les étoiles,

Aveugle à la lumière, les pieds trop sur la terre,

Perdue dans les étoiles,

Et qui pendit ses rêves, échoua sur la grève

Où les mondes s’étiolent.


Y avais-tu été ? Tu l’as vue s’enfermer

Dans une cage de verre, vérité passagère…

Elle attend qu’on achève avec Dieu une trêve

Ou qu’on tue les étoiles.


Comptine du nord, auteur inconnu


C ’était par une fin d’après-midi fauve qui étirait sa lumière dans le petit jardin. Assise sur la margelle du puits, Héro contemplait sa mère à genoux dans les herbes pâles, occupée à moissonner des fleurs sans égard pour le massif qu’elle dépouillait ainsi. De temps à autre, Desdémone suspendait sa cueillette pour noter quelque pensée volage sur le carnet qui ne la quittait plus, et jetait un regard fiévreux sur les buissons alentour, avant de reprendre son ouvrage de destruction. Ses yeux glissaient sur Héro sans la voir, et la jeune femme serra les dents.

Le jardin ne serait plus jamais le même. Les branches des rosiers dévastés béaient et dans les massifs ne subsisteraient bientôt plus que des nuances de vert : Desdémone avait passé la journée à en prélever toutes leurs couleurs pour les tresser en bouquets et en couronnes. Une partie de la récolte fleurissait désormais les chevelures brunes d’Héro et de sa mère ; le reste, recueilli dans tout ce que le manoir comptait de vases, plats, bassines et autres tasses, avait envahi la vieille bâtisse. Seules quelques efflorescences blanches, inconnues de la jeune femme, constellaient encore les ruines du massacre.

Héro lissa le bleu réconfortant de sa robe et héla la cueilleuse, un sourire plaqué sur le cœur :

— Que fais-tu, maman ?

Elle avait déjà posé la question. Un nombre incalculable de fois. C’était essentiel. Depuis quelques années, le délabrement de la raison de Desdémone n’avait cessé de s’aggraver. La délusion allumait chaque jour en elle quelque passion ou terreur nouvelle, égarait ses pensées, incendiait son passé.

Et chaque jour, Héro luttait pour comprendre.

— C’est ma part du marché ! lui lança Desdémone. Les fleurs, elles voulaient vivre un peu avant de faner, et moi, je les voulais dans mes cheveux… pour les couleurs ! Tu vois ?

Une pointe de désespoir se débattit dans la gorge d’Héro, mais elle acquiesça en silence au sourire frissonnant de sa mère, pâle dans sa chemise pâle.

Quelques semaines auparavant, l’intégralité de la garde-robe chamarrée de Desdémone avait été confisquée par une commission de délusionnistes nouvellement affectés à son cas. Ils avaient prétexté que l’attachement de leur patiente pour ses vêtements entretenait sa tendance à la personnification des objets et à l’affabulation, ce qui l’empêchait supposément de renouer avec les quelques fulgurances que la maladie ne lui avait pas encore dérobées.

Une idée brillante… Et qui avait coûté bien des larmes à sa pauvre mère et bien des nuits blanches à Héro et Johannes, son père. Seul Léontin, le vieux délusionniste qui les hébergeait, avait trouvé le moyen de calmer Desdémone, au mépris de toutes les convenances. Il avait fait coudre pour Héro plusieurs robes de couleurs vives et, pour lui-même, des gilets assortis. Ces efforts vestimentaires semblaient avoir porté leurs fruits, mais dans le cœur de la jeune femme avait éclos une colère sourde qui couvait encore, une haine grésillante pour la suffisance et la désinvolture de ces chercheurs. Malgré leurs directives, Héro avait laissé sa mère écrire dans un nouveau carnet, et Léontin avait fermé les yeux.

Une exclamation étouffée la détourna de ses pensées rougeoyantes.

— Ah ! Ne me dis pas qu’elle a attaqué les asphodèles !

La longue et musculeuse silhouette d’un Léontin manifestement résigné apparut au seuil de la cuisine.

Héro lui adressa un sourire contrit, et le vieux délusionniste la rejoignit en grommelant.

— Des décennies qu’ils embellissaient le jardin de mes ancêtres !

Sa déconfiture arracha un rire à Héro :

— Des décennies dans ce trou paumé… Maman a raison, ils méritaient bien de voir du pays !

L’intéressée jugea le moment propice et poussa une exclamation triomphante, ensevelie sous une petite montagne de fleurs coupées :

— Je les ai toutes !

Léontin émit un gémissement auquel Héro ne crut pas un seul instant. Sous ses airs grincheux, le médecin savourait autant qu’elle cette journée inespérée. Les dernières lunaisons avaient été terribles, l’appétit de Desdémone s’allégeant davantage à chaque nouvelle peur qui la gagnait. Les terreurs qui avaient peu à peu grignoté l’ancienne botaniste laissaient en ce jour leur victime renouer avec sa passion première… Sur un mode dévastateur, certes, mais en ce qui concernait la jeune femme, sa mère pouvait bien arracher toutes les fleurs d’Astrée. Toutes celles de l’univers, même, si ça lui chantait. Héro l’aurait fait de ses propres mains si cela avait eu la moindre chance de combler le gouffre qui s’élargissait entre elles.

Une conscience sans désirs n’était peut-être pas différente d’un jardin sans couleurs.

— Et on va les mettre où celles-là, pour les faire faner ?

Léontin désignait d’un air critique le tas d’asphodèles qui se traînait péniblement vers eux en s’éparpillant un peu au passage. La brassée de fleurs parla soudain avec la voix de Desdémone :

— Vous pourriez m’aider, peut-être ?

Héro adressa un clin d’œil à Léontin, et ils filèrent soutenir la montagne en péril qui titubait en direction de la cuisine.

— Blague à part, insista le vieux, je n’ai pas manqué de constater que vous aviez pris tous les récipients de la maison, alors je ne vois pas où vous allez mettre tout ça. Les cabinets sont exclus !

Le délusionniste grommelait, les bras pleins d’asphodèles en sursis. Héro retint un sourire.

— Si c’était pour les faire crever en deux heures, on aurait peut-être pu les laisser pousser tranquillement, non ?

— Il reste le seau de la cuisine, fit remarquer Héro, impitoyable. Tu sais, celui sous la fuite d’eau qui embellit depuis des décennies le manoir de tes ancêtres.

Un tressaillement étira les lèvres de Léontin, et il leva le nez vers le ciel.

— Mauvaise idée. M’est avis qu’on aura de la pluie cette nuit, et je ne pourrai pas te faire ton déjeuner dans un marécage.

Héro se retint de lui tirer la langue et franchit le seuil à la suite de sa mère pour la dégager de son éboulement de fleurs.

La cloche de l’entrée retentit alors qu’ils exhumaient des pétales blancs une Desdémone hilare. Comme en écho au carillon, la voix de Johannes leur parvint de loin :

— Je m’en occupe !

Héro leva les yeux au ciel, et cessa un instant de ramasser le bouquet dispersé à terre. Son père ne ratait jamais l’occasion de se soustraire à son travail. Niché dans l’atelier de l’aile est, Johannes construisait ces dernières lunaisons une nouvelle machine qu’il souhaitait dévoiler à la fête de l’Invention. Mais l’événement approchait à grands pas, et rien n’était prêt. La jeune femme se tournait vers Léontin pour railler gentiment la désertion de son paternel, quand elle remarqua la tension qui venait de se loger sur son visage couturé de rides. Peu de choses avaient le pouvoir de plisser ainsi les sourires du délusionniste.

Peu de choses.

Ou peu de gens.

Comme en réponse à sa pensée, des voix fortes se firent entendre, résonnant à travers la bâtisse et la poitrine d’Héro. La commission était de retour.

La porte de la cuisine s’ouvrit brutalement, et quatre jeunes chercheurs s’introduisirent dans la pièce sans attendre d’y être invités, suivis maladroitement par le père d’Héro qui tentait de les freiner avec toute la politesse dont il était capable.

En avisant Desdémone qui s’était figée dans ses fleurs, l’un d’entre eux la désigna à un collègue qu’Héro ne se souvenait pas avoir vu la dernière fois :

— Voilà la malade !

Et tout au bout du doigt pointé, recroquevillée dans les bouquets qu’elle pressait autour d’elle, le visage à son tour dépouillé des ultimes couleurs qu’ils lui avaient laissées, pâlissait sa mère.

Le sang d’Héro entra en ébullition.

— N’approchez pas ! gronda-t-elle en s’interposant.

C’est à peine s’ils la remarquèrent. Son père, en revanche, rougit subitement et lui fit les gros yeux. Maudissant sa voix en déroute et le nœud qui ligotait sa rage, Héro l’ignora et tenta de hausser le ton :

— Et ma mère a un nom !

Une main se posa avec douceur sur la nuque de la jeune femme :

— Du calme, lui glissa Léontin.

Elle puisa dans ses yeux sereins et la ligne de ses épaules la force de se taire et se rapprocha de Desdémone. La cueilleuse aux joues blêmes tremblait désormais si fort qu’une neige de pétales lui blanchissait les pieds. Héro toucha son bras avec gentillesse, mais ce simple contact la fit sursauter et aggrava l’avalanche.

Avec son élégance coutumière, Léontin toisait déjà l’envahisseur :

— Que nous vaut cette entrée fracassante ?

Le vieil homme scruta ses pairs, avant de reprendre :

— Vous n’êtes pourtant pas sans savoir que nous recherchons ici le calme, ceci dans l’intérêt de madame Brintaigu. Passons au salon, je vous prie, et cessons d’importuner ma patiente.

À ces mots, les chercheurs s’agitèrent et poussèrent du coude leur collègue, visiblement mal à l’aise. Héro sourit férocement. Le charisme de Léontin n’avait rien perdu de son tranchant.

— C’est-à-dire, euh… balbutia le malheureux porte-parole, madame Brintaigu n’est plus votre patiente… Maîtreur Léontin, ajouta-t-il, comme si la politesse pouvait adoucir l’outrecuidance de son annonce.

Un grand silence tomba dans la cuisine, et se joignit à la chute muette des pétales d’asphodèles.

Héro sentit son cœur battre follement. Pourquoi Léontin ne riait-il pas au nez de la commission ? Pourquoi ne grondait-il pas l’un des avertissements dont il avait le secret, capable de faire prendre la porte à tous les importuns ? Interdit, le médecin fixait les quatre chercheurs, et ce fut soudain comme si les années de sa vie venaient sillonner son visage plus profondément : jamais encore il n’avait paru si vieux à la jeune femme.

Le porte-parole semblait avoir rattrapé son éloquence en fuite :

— Notre Ordre n’a pas constaté une amélioration sensible de l’état de madame Brintaigu, reprit-il, des tremblements plus discrets dans la voix, et, hum, le conseil regrette d’avoir donné son aval à l’installation de la mal… (il jeta un œil furtif vers Héro, et reprit avec maladresse) ou plutôt, de madame Brintaigu, dans votre domicile il y a de cela cinq ans, Maîtreur Léontin. À notre connaissance, cette expérience — peu orthodoxe — n’a pas été concluante. C’est la raison pour laquelle nous venons aujourd’hui examiner la… patiente. Dans un premier temps, nous ne ferons que vous prescrire le traitement et les exercices correspondants, et, à terme, le conseil attribuera un nouveau logement à la famille Brintaigu, annonça-t-il, manifestement soulagé de n’avoir pas été interrompu. Votre arrangement entre voisins, à la suite de l’incendie de la demeure des Brintaigu, n’aurait dû être que temporaire, bien que votre hospitalité prolongée vous honore, Maîtreur Léontin.

Dans le ventre d’Héro se creusa un vide dont elle ne comprit pas immédiatement l’origine. Elle tourna des yeux incertains vers Léontin, qui confirma ses craintes en lui faisant signe d’éloigner Desdémone. La jeune femme ignora de son mieux la commission, mais elle sentait avec force le poids de leurs regards. Tout en traînant gentiment sa mère diaphane par la main, Héro s’interrogeait : le conseil avait-il véritablement le pouvoir de les séparer de Léontin ? Il lui semblait maintenant que ce manoir était le leur aussi, et Léontin le grand-père qu’elle n’avait jamais eu. Et lui, que ferait-il, seul dans sa maison trop vide ?

Elles franchissaient le seuil tandis que l’orage commençait à gronder dans la cuisine.

— Enfin, disait le vieux, j’étudie la pathologie de madame Brintaigu depuis plus de cinq ans ! Une relation de grande confiance s’est tissée entre nous, et j’ajouterais, en toute modestie, que ma patiente avait retrouvé ces derniers temps une certaine forme de sérénité. Cinq années, et notre Ordre n’a rien trouvé à redire à mon travail. Que me vaut ce retournement tardif ?

La réponse de l’autre se perdit au loin : Héro et sa mère avaient trouvé refuge au fond du jardin, sous la verdure protectrice du saule. Dans sa robe blanche tachée de sève, Desdémone avait repris la mine inquiète des mauvais jours. Ses grands yeux gris ouvraient deux abîmes qui lui dévoraient le visage : était-ce par là que sa raison la fuyait ?

Elle se penchait vers sa fille, comme pour partager un secret :

— Je me souviens d’eux, murmura-t-elle, frémissante.

Héro écoutait, en se demandant combien de temps encore son cœur pourrait se serrer avant de se pétrifier.

— Ils ont pris les couleurs, lui confia Desdémone.

Ses yeux fouillaient méthodiquement les parterres.

— Ils ne laissent que le vert… remarqua-t-elle, frissonnante.

D’ordinaire clémente envers les inventions de sa mère, Héro s’endurcit d’une nouvelle résolution : si la commission se mêlait d’évaluer la santé de Desdémone, il fallait d’urgence affermir sa raison…

— C’est toi qui as cueilli les fleurs, maman, fit-elle avec une douceur résignée.

Desdémone haussa les sourcils :

— Elles n’existaient plus.

— Pardon ?

— Les fleurs, précisa Desdémone. Elles n’existaient plus.

Quelque chose dans le sérieux du regard de sa mère souffla à Héro de ne pas poser davantage de questions, et elle préféra en revenir au fait :

— Les messieurs ont pris tes vêtements de couleur, pour ton traitement. Pas les couleurs du jardin. C’est toi qui as cueilli les fleurs.

Une moue ambiguë plissa la bouche de Desdémone et elle s’enfonça un peu plus dans le bruissement des feuilles de saules.

La jeune femme convoqua le souvenir des conseils de Léontin :

Nous devons lui donner des preuves. Des ancres solides, pour rétablir la vérité. En somme, c’est un pur esprit scientifique, qui ne croit rien sur parole. Qui doute méthodiquement.

— Tes mains, maman… Les traces d’herbe, là !

Desdémone lui jeta un regard surpris. Un de ceux qui torturaient Héro, et qui clamaient : « Ne sais-tu donc pas ? Ne comprends-tu pas ? ». Puis elle baissa les yeux vers sa robe, rendit les armes, eut un pauvre sourire :

— C’est le paysage qui bave. Rien n’est sec encore, le peintre ajuste ses couleurs.

Une ombre passa devant le soleil, puis Desdémone ajouta, amère :

— Il aime beaucoup le vert.

Héro n’insista pas, et son silence ressuscita les échos de la dispute qui grondait au loin.

Des éclats de voix fulguraient jusqu’au saule pleureur, et Héro rêva qu’il se faisait rageur, étoffait ses branches, étouffait les cris.

— C’est-à-dire, la suite de votre progression ? Deux semaines de cauchemars ne constituent en aucun cas une amélioration ! tonnait Léontin.

Elles se trouvaient trop loin pour entendre la réponse. Fidèle, le jardin ne portait que les mots de son maître.

— Ce sont là des procédés de voleurs ! s’écria le vieux. Dépouiller n’est pas soigner !

Desdémone eut un sursaut et s’agita soudain, brisant la concentration d’Héro.

Les doigts fiévreux, la délusoire fouilla l’herbe alentour, tâta le tissu trop fin de sa chemise, porta une main à sa bouche…

— Mes notes…

Héro retint une imprécation, se remémora en un éclair leurs déplacements… Une neige blanche lui étouffa l’esprit. Oublié dans leur dernier bouquet, le cahier interdit se trouvait encore…

— Je vous défends de prendre ce carnet.

Froide et précise, la voix de Léontin tranchait l’air et sonnait loin.

Héro fut debout avant même de s’en rendre compte.

— Reste ici ! jeta-t-elle à sa mère, avant de s’élancer vers le manoir.

Était-elle obéie ? Ce n’était pas le plus important.

Le plus important était en train de leur être dérobé.

La preuve de leur transgression à tous les trois.

La feuille de route d’une raison vacillante.

Héro franchit le seuil de la cuisine juste à temps pour voir le dernier membre de la commission passer dans le couloir. Elle le suivit, dérapa dans les fleurs mortes, le rattrapa au niveau de l’entrée et lui saisit le poignet. Le jeune délusionniste se retourna avec un sursaut et se dégagea.

— S’il vous plaît ! plaida-t-elle, toute hostilité contenue. S’il vous plaît, laissez-lui son carnet, elle en a besoin ! C’est la seule chose ! La seule chose !

Le médecin lui jeta un coup d’œil effrayé, mais ne soutint pas son regard longtemps.

— C’est pour le bien de votre mère, Mademoiselle Brintaigu, fit-il en reculant vers la porte. Il faut la ramener à la raison ! C’est… aussi difficile que de sevrer n’importe quelle dépendance… Elle ne vit plus que de fiction…

— Mais c’est tout ce qui lui reste !

— Vous ne devez pas la laisser rechuter !

Ils atteignaient l’entrée, lui, dans sa fuite étrange ; Héro, le cœur broyé.

La commission était déjà en train de remonter dans sa calèche.

— Ce n’est pas terminé, lança un délusionniste furieux à Léontin. L’Inquisiscience saura que vous avez encouragé la progression du mal.

L’homme qu’Héro avait attrapé se dégagea d’un coup sec et fila sans demander son reste.

Elle voulut le suivre, mais une main ferme s’abattit sur son épaule et la fit pivoter. Blême, Johannes la retenait :

— Ça suffit, Héro !

Devant le portail du manoir, la calèche s’ébranlait déjà.

Retenue par son père, Héro se tordit le cou pour la regarder partir.

— Tu me fais honte ! Ces gens sont là pour nous aider ! Sauf votre respect, Léontin.

Le vieux délusionniste acquiesça vaguement. Lui aussi regardait l’équipage s’éloigner.

Johannes Brintaigu en profita pour tirer sa fille vers l’intérieur. Sur l’épaule d’Héro, sa main tremblait un peu. Était-ce sous l’effet des ondes de rage qui secouaient la jeune astréenne ?

— Je sais bien que leurs méthodes te bouleversent, mais il faut avoir confiance…

Arrivé dans le petit salon, il la poussa gentiment dans un fauteuil et s’accroupit devant elle.

— Ces médecins ont étudié les délusions pendant des années. Ce sont des Scients, et toi tu n’as pas achevé ton cycle académique. Cela seul devrait t’inciter à leur montrer plus de respect.

Héro nota que ses propres mains tressautaient. Elle les étouffa de son mieux dans les plis de sa robe cobalt, la poitrine serrée. Son père ne la reprenait pas souvent, et cela la déroutait. Cela, et un petit sentiment d’injustice…

— Mais Léontin…

— Est un maîtreur, et de ce fait a gagné le droit d’exprimer des… réserves. Tu n’as ni son rang ni son expérience. Et entre nous…

Johannes passa une main sur sa tête dégarnie. Souffla. Reprit :

— Si son accueil et sa gentillesse l’honorent, il n’en reste pas moins que ta mère décline toujours… C’est son Ordre lui-même qui le met à pied…

Pensif, il se tut un instant. Avant de tourner de nouveau un regard dur vers sa fille.

— Quant à cette histoire de carnet… Savais-tu qu’elle avait recommencé ? Pourquoi n’as-tu rien dit ? C’est à croire que vous ne voulez pas qu’elle guérisse…

Héro sentit le silence s’épaissir entre eux. Elle s’épuisait à bâillonner ses mains. Johannes se détourna avec un soupir.

— Il faut… Il faut que je parle avec Léontin.

Parvenu au chambranle de la porte, il marqua un temps d’arrêt :

— Ce n’est pas vrai, tu sais… hésita-t-il, dos à elle.

Il semblait étrangement à l’étroit dans son gilet gris aux broderies élimées.

— Je n’ai pas honte de toi.

Un chuchotement, quelque part à la lisière de l’inaudible.

— J’ai peur… Pour vous… Pour nous…

Il s’esquiva, loin de sa phrase en suspens.

Loin de sa fille.

Héro s’abandonna à son désarroi et à son vieux fauteuil.


***


Le salon s’obscurcissait, et des gouffres d’ombre s’allongeaient entre les lattes du plancher.

La jeune femme songeait. Sans le carnet, les cauchemars reviendraient… Et un déménagement, encore…

L’astréenne remonta ses genoux tout contre elle et se blottit davantage au fond des coussins. Son regard fugua à travers les carreaux colorés de la verrière, et elle aurait voulu le suivre au loin, pour mêler à ses cheveux du vent, pour vivre, un peu, être déjà et toujours partie, en route sur les chemins qui ne sont le domicile de personne, mais le refuge des égarés. Qu’y avait-il au-delà des murailles d’Astrée ? La délusion et la mort, répétaient les héritiers de la cité-libre. Seules les fortifications de la cité des Scients freinaient la contagion. Et malgré tout, malgré les pierres et le monde rétréci, malgré les sacrifices et les renoncements, l’épidémie franchissait les murailles, frappait aveuglément. Avait frappé Desdémone…

Que ne vivaient-ils un âge de batailles, avec ses ennemis déclarés, au lieu de cette lutte latente ? Dans le cœur d’Héro claquaient les bannières et les crins des chevaux de guerre venus des peintures de l’ancien temps.

Pouvoir mener un assaut contre une maladie…

L’assiéger. Comme elle les assiégeait.

La porte de bois massif grinça doucement sur ses gonds, et une silhouette pâle entra dans la pièce. Desdémone Brintaigu s’avança tandis que les carreaux distordaient la fin du jour : près du vitrail, sa robe blanche était émaillée de taches lumineuses qui transmutaient les salissures de l’herbe. Elle approcha de la jeune femme pour lui tendre quelques fleurs disparates, et Héro ne sut pas si c’était son incompréhension ou du réconfort que sa mère lui offrait ainsi. Desdémone s’assit sur le tapis mordoré, une épaule contre le fauteuil de sa fille.

Elles restèrent comme cela un moment, à sentir s’éteindre la lumière, puis Desdémone troubla leur silence :

— Ce sont des mensonges.

Héro la détailla du regard. Les yeux de sa mère étalaient leur torture sombre entre elles, et de faux reflets maquillaient ses joues creuses.

— Ces fleurs n’existent plus, siffla-t-elle. Et je ne vais pas mieux.

Elle leva une main blême pour lui effleurer les cheveux, et sur Héro la caresse agit plus sûrement qu’un bâillon.

— Léontin, toi, ton père… Nous racontons des bêtises, pour avoir moins peur.

Pouvait-on dévorer d’un regard ? Y mourir ?

— Maman…

— C’est la fin, Héro. On m’a volé mes notes, et je suis fatiguée. Avec le carnet, ils…

Desdémone laissa retomber sa main, et Héro ferma les yeux en serrant fort les paupières.

— Ces fleurs n’existent plus… répétait sa mère. Et je ne vais pas mieux.

Dans le petit salon, le chant du vitrail s’était tu.


Commentaires

Premier chapitre, première claque. C'est à travers ces lignes que je découvre, comme tout le monde, ton histoire, mais pour ma part c'est aussi à travers elles que je découvre ta plume. Et quelle plume... Je suis aussi charmée qu'impressionnée. La musicalité, le rythme, le vocabulaire, tout est au service des images magnifiques qui défilent sous nos yeux pour mieux poser les premières briques de cette intrigue pleine de promesses.

Je suis sous le charme de l'ambiance dans laquelle tu nous plonges. L'univers m'intrigue pas mal, tout comme ce qui ronge les souvenirs de Desdémone. Durant un instant, je me suis demandé si elle était seulement malade. Si ce n'étaient pas les Scients qui la considéraient comme telle afin que leur monde ne soit pas remis en question.

Héro a un caractère et un raisonnement qui me plaisent beaucoup ; les valeurs qu'elle défend envers et (presque) contre tout sont touchantes. Et Léontin ♡ Il est mon coup de cœur du jour, ha ha !

J'avais hâte de lire ce premier chapitre. Autant te dire qu'après ça, je vais impatiemment compter les jours qui nous séparent du suivant.

Bravo. À très bientôt :)
 1
mardi 9 février à 01h33
Merci Karole... Il m'a fallu du temps pour répondre à cette déclaration d'amour :))) mais j'ai déjà l'habitude de venir la relire en cas de baisse de motivation ^^ Merci d'avoir pris le temps d'écrire tout ça ! Et oui, Léontin ! Il n'était pas prévu, et c'est mon préféré ^^ Je suis ravie qu'il te plaise !! Quel charme, ce vieux gredin !
 1
vendredi 9 avril à 16h02
Waouh. C’est génial ! J’ai déjà bien de la peine pour cette pauvre Desdémone... et sa petite famille :( j’ai hâte d’en apprendre plus sur ces Scients pas très sympathiques, et sur Héro !
 1
mardi 9 février à 09h11
Merci Chimène ! Je suis tellement contente que les enjeux de l'histoire t'intriguent ! J'ai hâte aussi de t'en montrer plus !
 1
vendredi 9 avril à 16h04
C'est beau !
 2
mardi 9 février à 09h49
Merci Antoine ! Trop contente que ça te plaise !
 0
vendredi 9 avril à 16h06
Ce chapitre est puissant ! Ça annonce la couleur. J'ai vraiment hâte de lire la suite. Bravo encore Agathe pour cette première publication !

Il va falloir que je m'habitue au fait que Héro soit une fille, son prénom me met automatiquement un garçon en tête haha
 1
mardi 9 février à 10h24
Haha oui, je retravaillerai sans doute pour glisser des indices genrés avant de mentionner son nom, ça permettrait d'éviter l'ambiguïté.
Merci pour ton commentaire et tes encouragements !
 0
dimanche 30 mai à 15h42
Cette fin de chapitre... Cette "maladie" m'intrigue, et je n'aime déjà pas beaucoup les Scients. Vivement la suite !
 1
mardi 9 février à 12h02
Ouiiii, vivement la suite ! Merci Amaëlle ! Je trouve ça super chouette que la situation t'intrigue déjà :))
 0
vendredi 9 avril à 16h08
Boum. Fin du chapitre. Les fumées du monde dans lequel tu nous conduis se dissipent pour laisser place à la réalité du quotidien. Le choix des mots, le rythme, les dialogues et les images composent une musique que je ne veux pas voir s'arrêter. S'il était édité, j'appellerais immédiatement mon libraire pour le commander. Je m'attendais à ce que ce soit bien, mais je ne m'attendais pas à ça. Bravo et merci pour cette précieuse expérience de lecture :)
 0
mardi 13 avril à 18h26
Merci Milan ! Je suis vraiment touchée par ton commentaire. J'espère continuer à écrire des chapitres qui te plaisent ! Dans tous les cas, merci de m'avoir lu et de m'avoir écrit, c'est une véritable source de motivation pour moi !
 0
dimanche 30 mai à 15h39